Le Pen, la torture, et la matrice colonialiste du RN


« Il peut y avoir des cas où il est utile de faire parler la personne. » Dans les pas de son père, Marine Le Pen justifiait ainsi, en 2014, l’usage de la torture. Depuis, le sujet est savamment évité au sein du Rassemblement national, comme lors des vœux de son président Jordan Bardella, ce lundi. « Vous revenez toujours avec les mêmes sujets qui n’intéressent pas les Français », balaie une députée lepéniste à propos des agissements de Jean-Marie Le Pen en Algérie entre janvier et mars 1957. Circulez, le RN n’aurait plus rien à voir.

Pourtant, si le passé du fondateur du FN en Algérie comme sa haine des juifs gênent autant – « Je ne crois pas que Jean-Marie Le Pen était antisémite », assurait sans vergogne Jordan Bardella en novembre 2023 –, c’est bien que cet héritage reste ancré dans les discours d’une extrême droite aujourd’hui aux portes du pouvoir.

Le Pen, la torture, et la matrice colonialiste du RN

Et c’est pour rappeler cette « matrice coloniale aujourd’hui trop souvent ignorée » que l’historien Fabrice Riceputi publie, ce vendredi 19 janvier, le livre Le Pen et la torture (le Passager clandestin). Un récit documenté des trois mois que le député poujadiste et lieutenant Jean-Marie Le Pen a passés à Alger, alimenté par les travaux d’historiens et de journalistes réalisés depuis plus de soixante ans, afin de répondre à cette question  : « Le Pen a-t-il torturé ? »

L’intéressé lui-même y répond positivement à son retour à Paris en 1957 puis en 1962  : « Je n’ai rien à cacher. J’ai torturé parce qu’il fallait le faire », expliquait-il au journal Combat. Pour le député, qui avait aussi traîné son treillis en Indochine en 1954, l’usage de la torture n’a rien de choquant en termes de sévices, et se révèle même nécessaire pour obtenir des informations.

Un argument battu en brèche par l’historienne Raphaëlle Branche, autrice de précieux travaux sur la torture en Algérie, pour qui « il faut sortir de l’idée que la torture a un objectif de renseignement. La vraie raison, le but ultime, c’est qu’elle est considérée comme efficace sur le plan de la terreur, dans le but de viser la population ».

« Un discours pro-Algérie française transformé en discours anti-Arabes »

au sein du 1er régiment étranger de parachutistes (Ier REP). « Pour Jean-Marie Le Pen, qui cherchait à monter au sein de l’extrême droite, c’était sans doute une manière de donner des gages à ceux qui le voyaient comme quelqu’un de trop prudent », explique le politologue Jean-Yves Camus. 

Car la défense de l’Algérie française et des colonies est fondamentale dans l’ascension de Jean-Marie Le Pen au sein de l’extrême droite. Encore cinquante ans après la création du FN, cet héritage colonial est assumé, lui permettant au passage de masquer une autre de ses racines, collaborationniste.

« Alors qu’elle était moribonde depuis la Libération, cette extrême droite s’est servie de la guerre d’Algérie et de sa mémoire pour prospérer, explique l’historien des idées Stéphane François. Avec un discours pro-Algérie française qui s’est transformé en un discours anti-Arabes. »

« La guerre d’Algérie, par sa violence, a apporté de l’eau au moulin de ceux qui insistaient sur la violence présentée parfois comme quasi génétique des Arabes, des Nord-Africains », abonde Emmanuel Blanchard, politiste à l’université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines.

Années 1980  : les récits des tortures de Le Pen affluent

C’est en mobilisant cette image de l’Algérien « terroriste » que Jean-Marie Le Pen justifie dans un premier temps l’usage de la torture. Mais, à mesure que son poids politique grandit, son propre récit de ses trois mois à Alger change. Dans les années 1980, chef d’un parti en pleine ascension, il nie désormais et attaque en diffamation tous ceux qui l’accusent d’avoir torturé.

Les travaux de l’historien Pierre Vidal-Naquet, citant un rapport du commissaire de police principal d’Alger, René Gilles, qui relate des faits de torture commis par Jean-Marie Le Pen, refont alors surface. Puis, en 1985, le journaliste de Libération Lionel Duroy publie cinq témoignages d’Algériens qui accusent nommément le président du FN d’avoir dirigé des séances de torture. À partir de 2000, pour le Monde, Florence Beaugé réalise un travail journalistique d’une extrême rigueur qui confirme certains témoignages déjà publiés et en restitue quatre nouveaux.

le dénude, avant que le lieutenant-député ne s’assoie sur lui, tout en commandant les décharges qui lui sont infligées aux pectoraux et aux testicules. Autre récit  : celui de Mohamed Moulay, qui relate la torture subie par son père avant son exécution.

« L’accusation permanente contre l’immigration est un fruit empoisonné de l’histoire coloniale »

Alain Ruscio, historien

Le fils a gardé en sa possession un objet retrouvé dans sa maison juste après les faits  : un poignard des Jeunesses hitlériennes gravé « JM Le Pen, Ier REP ». Une pièce à conviction brandie au tribunal par Florence Beaugé, en 2003, lors du procès en diffamation intenté par Jean-Marie Le Pen au quotidien le Monde, qui sera relaxé.

Ces témoignages n’empêchent pas plusieurs historiens d’émettre des réserves – faute de preuves irréfutables –, voire même de sérieux doutes. En mars 2023, Benjamin Stora, dans un podcast sur France Inter, avance  : « Jean-Marie Le Pen n’a sans doute pas pratiqué la torture en Algérie. » Face à une polémique déclenchée par ces propos, l’historien rectifie, estimant que cela ne peut être « prouvé ». Pour Fabrice Riceputi, cette sortie n’est « pas un simple accident »  : elle contribue à « effacer les activités criminelles coloniales du fondateur du FN/RN » dans « une sorte d’ultime dédiabolisation politique de ce courant ».

Car, pour l’auteur de Le Pen et la torture, cette question n’a pas seulement un intérêt historique, mais aussi politique. Le RN de Marine Le Pen n’a pas rompu avec son héritage pro-Algérie française. Comme à Perpignan (Pyrénées-Orientales), où le maire RN Louis Aliot a renommé une place au nom de Pierre Sergent, ancien chef de l’OAS, alors que se tiennent dans cette ville de multiples rassemblements nostalgériques.

L’histoire coloniale rejaillit sur le discours anti-immigration

Ses intentions sont clairement électoralistes, mais aussi politiques, dans un sud de la France où de nombreux pieds-noirs se sont installés après leur départ de l’Algérie en 1962. « C’est encore un signifiant politique pour leurs descendants, qui considèrent qu’il y a une flamme à conserver, analyse l’historien Pascal Blanchard. Une flamme qui est vivifiée en permanence par les discours contre les immigrés, spécifiquement maghrébins. » « L’accusation permanente contre l’immigration est un fruit empoisonné de l’histoire coloniale », abonde l’historien Alain Ruscio.

en particulier originaires des anciennes colonies. « Elle est une des matrices de ce sujet, comme du débat sur l’intégration, celui du ”grand remplacement”, avec l’utilisation de cette histoire pour dire que ce ”vivre-ensemble” n’a pas été possible là-bas, donc ne pourrait pas l’être davantage en France », observe Pascal Blanchard. Un discours particulièrement présent à l’extrême droite, même si les références à l’empire se raréfient. « Aujourd’hui, ils n’ont plus besoin de le dire au RN car c’est digéré par l’opinion, par les électeurs », estime l’historien.

Marine Le Pen n’hésite toutefois pas à réagir aux commémorations nationales, même très timides, en direction des victimes algériennes. Quand, en 2021, Emmanuel Macron reconnaît « au nom de la France » que l’avocat Ali Boumendjel a été « torturé et assassiné » par l’armée française, elle y voit une trahison  : « Alors que le communautarisme et l’islamisme progressent et se nourrissent de nos faiblesses, Macron continue d’envoyer des signaux désastreux de repentance, de division et de haine de soi. Il faut vite renouer, au sommet de l’État, avec la fierté d’être français  !  »

Elle a également salué, en juin 2022, le discours « très digne, très républicain », selon elle, du député RN José Gonzalez à l’Assemblée nationale. Le parlementaire, qui a grandi à Oran (Algérie), s’est livré depuis le perchoir à une réhabilitation de l’Algérie française et même de l’OAS, avant d’assurer devant les journalistes  : « Je ne pense pas qu’il y ait eu des crimes en Algérie dans l’armée française. » Un négationnisme qui, comme l’histoire du RN, en dit long sur sa vision de la France, de sa « grandeur », et de son rapport aux étrangers. Jusqu’à oublier ou légitimer les crimes et les oppressions.

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