« C’est aux Africains de s’approprier leur destin »


La France est-elle en partie responsable de cette survivance des relations de domination héritées de l’époque coloniale ?Intellectuellement, nous ne cessons de répéter dans nos mots, dans les discours du président, la nécessaire émancipation de l’Afrique. Mais culturellement, presque inconsciemment, nous avons un blocage sur l’idée impérieuse de laisser les Africains eux-mêmes s’approprier leur destin. Cela passe par de profonds changements  : avant même de parler d’État de droit, parlons d’État tout court. Dans certains pays d’Afrique, l’État en tant que tel n’existe pas, il est incapable de remplir ses missions au plus près des populations, notamment dans les zones rurales. Il faut ensuite en finir avec la corruption à grande échelle. Les Africains s’aperçoivent qu’ils n’en sont pas sortis et que ça ne peut pas continuer. Parallèlement, il faut amplifier les politiques de développement. Mais tout cela prend du temps, et ce n’est pas à nous d’imposer nos solutions. Ne leur donnons pas de leçon  !

Les sénateurs s’inquiètent de voir la Chine et la Russie étendre leur influence sur le continent, alors que la France recule fortement. Cela vous inquiète ?Lorsque j’étais aux affaires, on ne parlait déjà que de la Chine  ! Aujourd’hui elle est toujours présente, mais le jugement des Africains a changé et ils rééquilibrent peu à peu leur relation avec ce géant. Par ailleurs, on parle de la Chine, mais la Turquie, le Brésil, l’Inde sont aussi de plus en plus présents. La Chine n’exerce pas de monopole. Aucun pays ne s’appropriera le marché africain. Quant à l’influence russe à travers le groupe Wagner, ce n’est certes pas un épiphénomène, mais ne cédons pas au catastrophisme  ! La Russie ne va pas prendre le contrôle de l’Afrique. La plupart des Africains sont lucides et ont parfaitement conscience des enjeux de la guerre d’influence qui se joue sur leur sol.Emmanuel Macron a-t-il délaissé la politique étrangère de la France à l’égard de l’Afrique ?Il en a souvent parlé, et avec pertinence. Mais ça ne suffit pas. Il faut remettre à plat l’ensemble de notre politique africaine. Pour cela il faut se réorganiser au plus haut sommet de l’État. À l’initiative du président de la République, « un pôle Afrique » unique devrait coordonner les missions diplomatiques, militaires, et de développement.En janvier 2013, la France était accueillie en sauveur au Mali après avoir repoussé les islamistes d’al-Qaida au Maghreb islamique. S’en sont suivies les opérations Serval et Barkhane. Diriez-vous quela France a bien rempli sa mission ?Avant toute chose, je tiens à rendre hommage à nos soldats, tous ceux qui y ont combattu, ceux qui y sont encore et ceux qui continueront à se battre pour nous. Ceux qui y ont laissé leur vie, ce qui y ont été blessés. Ce que j’affirme, c’est que sans eux nous ne serions pas en train de polémiquer sur la politique de la France, les risques de coups d’État ou la concurrence de la Chine et de la Russie. Sans le sacrifice de ces soldats, l’histoire aurait été différente  ! Jusqu’où les islamistes auraient étendu leur territoire ? Certains prétendent que la France aurait dû se retirer fin 2013. Fallait-il partir ? Je ne sais pas répondre à cette question. C’est toujours plus facile de refaire l’Histoire.Votre fils Pierre-Emmanuel, lieutenant au 5e régiment d’hélicoptères de combat, a été tué en opération au Mali le 25 novembre 2019. Douze de ses frères d’armes ont péri avec lui. Qu’avez-vous ressenti en tant que père, mais aussi en tant que responsable politique ?Lorsque je parle en tant que père, je pense « il », mais aussi « ils », car 13 familles ont perdu leur fils. On reste liés pour toujours. Quand on m’a annoncé sa mort, à la douleur et à la tristesse du père était reliée la conscience du sens de la mission. Ce sont deux sentiments contradictoires avec lesquels je vis.Certaines familles endeuillées ont parlé de « gâchis » lorsque la France a retiré les troupes de l’opération Barkhane, c’est aussi votre avis ?J’ai employé le terme de « gâchis » à l’époque, mais je tiens à préciser les choses  : mon fils laisse une veuve et un orphelin, mais il n’est pas mort pour rien. Ils ne sont pas morts pour rien  ! L’Histoire retiendra qu’ils sont l’honneur de la France. Les Africains eux-mêmes les considèrent déjà comme faisant partie de leur histoire.Est-ce que les Français expriment une reconnaissance à la hauteur du sacrifice de ces hommes ?Là encore, je rejette l’idée selon laquelle le lien entre les Français et leur armée s’est altéré. Les Français n’ont jamais été aussi conscients des menaces qui pèsent sur eux et de l’importance du rôle de ceux qui les protègent. Mais c’est un lien qu’il faut nourrir, entretenir. C’est une des actions que nous menons au sein de l’association Solidarité Défense que je préside. Chaque année à Noël, nous organisons une opération Colis de Noël pour nos 15 000 soldats en mission sur le sol français ou à l’étranger. Chaque petit cadeau est accompagné d’un dessin d’enfant d’une école de France, et de quelques mots. Souvent ce lien se poursuit dans le temps avec une correspondance suivie. La reconnaissance de la nation est solide, mais il faut l’entretenir, elle ne doit à aucun prix s’affaiblir.