75% des Français estiment que le pays a perdu sa boussole morale. Mais comment (ou qui pour) la retrouver ?


Emmanuel Macron parle devant un écran montrant une manifestation de « Gilets jaunes » lors d’une interview au palais de l’Élysée à Paris. 15 décembre 2021

Atlantico : Un des indicateurs du baromètre de la confiance publié par le Cevipof montre que 75% des Français estiment que le pays a perdu sa boussole morale. Comment comprendre cette donnée ? Surtout, comment comprendre qu’autant de Français soient concernés ?

On remarque ce qui ne va pas dans la vie quotidienne. On note les travers de ses contemporains.

75% des Français estiment que le pays a perdu sa boussole morale. Mais comment (ou qui pour) la retrouver ?

On recense les malfaçons, les malversations, les divers détournements de l’honnêteté et de la vérité. Et on crie au scandale en endossant la toge du lanceur d’alerte. Comme on a très vite de l’audience, on en remet.

Comme on en remet, l’audience s’élargit. Résultat  : on n’est pas dans la morale. On est dans le spectacle moral.

 Les medias en raffolent. De quoi vivent ils ? Des scandales et de l’indignation. On en a eu un exemple flagrant dernièrement.

On ne sait pas quoi dire. On manque de sujets parce qu’il n’y a pas eu un scandale affriolant depuis quelques jours. On va en dénicher un.

Un ministre passe ses vacances à Ibiza durant les congés de Noël. On crie au scandale en réclamant la démission du ministre. Quelle est sa faute ? Quand on est un ministre, on passe ses vacances Marne la Coquette en étant un français moyen, pas à Ibiza, symbole de la décadence chic pour bobos friqués.

 Tout le monde parle de morale à tout bout de champ en jugeant et en condamnant sans cesse. Personne ne s’occupe de vivre moralement en cultivant une véritable expérience de la conscience morale. Dans les années soixante dix Sartre s’est employé à fonder une morale sur la responsabilité Inventer ses valeurs.

Être responsable et authentique. Admirable programme  !  Qu’a fait Sartre ? Il n’a pas résisté à la tentation de juger, de condamner, de dénoncer, en s’adonnant à une morale vengeresse contre la bourgeoisie et le capitalisme. Dans les années quatre-vingt Foucault, même chose.

Invitant au souci de soi et au recul à l’égard de la morale qui surveille et qui punit, il ne résiste pas à la tentation ‘aller lui aussi dénoncer et condamner. Avec les mouvements qui luttent aujourd’hui pour toutes sortes de droits, on ne sort pas de cette logique. Beaucoup de colère, de cris, de dénonciations.

 Ô combien de marins, combien de capitaines sont partis un jour pour des courses lointaines et n’en sont jamais revenus. Ô combien de nos sages censés nous éclaire sont partis un jour pour être des Caton vertueux avant de devenir des Fouquier-Tinville de la morale déguisés en procureur  général siégeant au tribunal permanent de l’humanité. Très peu de morale voire aucune morale.

Une fois de plus, on n’est pas moral. On attend que les autres et le monde  le deviennent.  On s’étonne que 75% des Français pensent que la France a perdu sa boussole.

Comment ne pas être déboussolé quand le moralisme vengeur est partout et la vraie morale nulle part ? 

La boussole morale peut être un terme très vaste, qu’est ce que les Français signifient derrière cela ? Quelles réalités cela regroupe-t-il pour eux ? Est-ce la même pour tout le monde ? 

Dans quelle mesure ce résultat est-il la conséquence de 40 ans de déconstruction de l’autorité et d’affaiblissement de toutes les structures traditionnelles (la famille, la religion, l’éducation nationale, les partis politiques, les appartenances culturelles, etc.

) ? 

des idéologies s’imposent puis d’idéologie.

Qu’en est-il de la morale elle-même ? Dans le judéo-christianisme, depuis l’époque mosaïque, la morale dépend de la religion (Dieu donne à Moïse les Tables de la loi). Quand cette religion s’efface, elle laisse sa morale. Ensuite, quand l’idéologie marxiste s’effondre à la fin du XX° siècle, la morale autrefois religieuse puis communiste se redéploie sous les formes de ce qu’on peut appeler l’humanitarisme, lequel a été analysé par maints auteurs depuis cinquante ans.

La nouveauté avec cette morale, forme dénaturée des héritages successifs, c’est que dans l’absence désormais des religions et idéologies, elle devient elle-même une religion. Regardez les cérémonies d’auto-accusation du wokisme aux EU, vous y retrouverez les formes religieuses. Les idéaux d’égalité, de solidarité et de fraternité, qui dominent notre époque, sont des principes évangéliques repris et maquillés.

 

Quelle est la gravité de ce phénomène ? En quoi est-il grave de vivre sans boussole morale ? 

ce qui est aujourd’hui l’un des pires crimes ? Pourquoi un homme ne peut-il plus faire passer une femme devant sans être accusé de machisme – ce qui est aujourd’hui un délit terrible ? Au nom de quelle boussole ? On se le demande. Ainsi, il ne faut pas croire que nous ne savons plus que faire ni où aller. Les instances supérieures (l’Etat, les élites ?) nous disent comment se comporter, mais nous ignorons pourquoi, au nom de quoi.

Il reste que l’effondrement du christianisme a provoqué l’effondrement de la conscience personnelle, déjà fortement ébranlée par les totalitarismes qui avaient mis en service le positivisme juridique (est bien ce que l’Etat dit être bien, et inversement). Aujourd’hui notre contemporain ne sent plus bouger en lui quelque chose comme la conscience personnelle, l’instance d’Antigone  : il réclame que les lois posent les barrières partout, afin de ne pas avoir lui-même à prendre des décisions en cas tragiques (d’où par exemple l’appeler aux lois sur l’euthanasie). Cet effondrement de la conscience personnelle laisse notre contemporain dans un état d’hébétude quant à la direction du bien  : il attend que l’Etat lui désigne la voie, comme les Chinois (partout sauf chez les judéo-chrétiens, c’est l’Etat qui dicte la morale).

Nous n’allons certainement pas devoir nous passer de morale, cela n’existe pas et n’en prend pas le chemin. En revanche, nous aurons de plus en plus un Etat prescripteur de la loi morale.

Est-il aujourd’hui possible de restaurer une boussole morale au pays ? Quels seraient le ou les chemins à prendre pour tenter de le faire ?

Personne n’en sachant rien, il est impossible de répondre à une telle question, Il se peut qu’il y ait une pensée qui redonne envie de vivre moralement en faisant l’expérience de la droiture que donne la morale pensée comme sérieux absolu. Il y a bien eu un De Gaulle de la politique appelant à résister à la domination nazie. Depuis la Révolution Française, le terrain de la morale est occupé par un nihilisme libertin, libéral, libertaire, relativiste et individualiste.

  Peut être y aura-t-il un jour un De Gaulle de la morale invitant à se libérer de cette domination.  En tout cas, si cela se fait, ce ne sera nullement sur le mode d’un ordre moral autoritaire mais d’une morale inspirée. La vie morale est une vie extraordinaire.

Les Anciens en ont eu conscience. Tout au long de l’histoire, rien n’a jamais autant marqué les esprits que certaines grandes figures morales. La culture retrouvera sa boussole morale quand elle redécouvrira come bien la morale est passionnante.

 

De qui peut venir cette reconstitution de la boussole morale de la France ? L’expérience historique semble montrant que cela ne peut pas émaner de l’Etat, alors d’où cela pourrait-il venir ? 

Bertrand Vergely : Nous avons pris une mauvaise habitude. Nous regardons trop le politique. Nous attendons trop de la politique et des politiques.

Nous ne cessons de scruter l’État en attendant que celui-ci fasse régner le Bien sur la terre. Nous attendons de lui qu’il soit une Église et que cette Église soit celle des saints. La politique et les politiques sont comme la plus belle femme du monde  : ils ne peuvent donner que ce qu’ils ont.

L’État est une machine à administrer. C’est une grande administration. Quand nous allons à la mairie chercher un document administratif, nous n’attendons pas autre chose qu’un document administratif.

Depuis la Révolution Française, nous attendons du politique qu’il fasse le bonheur du monde. En prétendant qu’ils vont le faire, les politiques ne nous aident pas. Ils nous font davantage plonger dans nos illusions.

On ne veut pas que la morale s’occupe de politique. Que le politique ne se mêle pas de morale. Et que l’on revienne sur terre.

 On se lamente à propos de la perte de la morale dans notre pays. On aimerait que celle-ci soit de nouveau pratiquée ? Fort bien. Qu’attend on  pour montrer l’exemple ?  Au lieu d’être moral, on attend que le monde et les autres le deviennent.

  La vraie morale se moque de la morale, comme le dit Pascal. La vraie morale qui vit la morale n’a que faire du bavardage moral. Nous sommes dans le bavardage moral.

Arrêtons de bavarder et vivons, la morale redevenant passionnante le monde commencera à redevenir moral. .