8. Commerce international : « La France avant tout ! »


Publié le 28 juil. 2021 à 6:32Le 29 janvier 1802, une flotte imposante se présente devant le port de Cap-Français, dans la partie française de l’île de Saint-Domingue (actuel Haïti). A son bord, pas moins de 20.000 hommes commandés par le général Leclerc. Partis de Brest un mois et demi plus tôt, ils sont venus reconquérir ce joyau des colonies françaises dont, à la faveur des troubles révolutionnaires en métropole, s’est rendu maître un ancien esclave affranchi, François-Dominique Toussaint Louverture.Reçues à coups de canon, les troupes françaises parviennent néanmoins à prendre possession de la quasi-totalité de l’île. Acculé, Toussaint Louverture est capturé. Ramené en France, il mourra en captivité en avril 1803.

Les colonies, clés de la prospérité

C’est Napoléon Bonaparte qui a ordonné cette expédition. En homme du XVIIIe siècle imprégné d’idées mercantilistes, le Premier consul considère que les colonies sont l’une des clés de la prospérité des nations et de l’équilibre de la balance commerciale : elles consomment les productions de la métropole et lui apportent en retour les matières premières dont elle a besoin. Elles représentent en outre un important gisement d’emplois : un Français sur dix ne vivait-il pas du commerce colonial à la fin de l’Ancien Régime ? Parmi les territoires que la France possède outre-mer – aux Antilles, en Amérique du Sud et du Nord, sur les côtes africaines, dans l’Océan Indien et aux Indes -, l’île de Saint-Domingue tient une place un peu particulière.Depuis toujours, on la considère comme la colonie la plus riche du monde. En 1789, elle représentait à elle seule plus de la moitié de la production mondiale de sucre. Forte de 700.000 habitants – dont 600.000 esclaves originaires d’Afrique – elle comptait alors 793 sucreries, 3.151 indigoteries et 3.117 caféteries. Au commerce extérieur français, elle rapportait 137 millions de livres, soit davantage que toutes les îles environnantes, qu’elles soient françaises, anglaises ou espagnoles. Une véritable pépite…

Nouveaux droits vers l’indépendance

Mais la révolution française est passée par là… Elle a provoqué des troubles dans toutes les colonies, encourageant les velléités d’indépendance et réveillant de vieilles fractures. Aux révoltes d’esclaves se sont ajoutés les conflits opposant les colons au pouvoir central, les libéraux aux esclavagistes, les Blancs aux Noirs et les Noirs aux mulâtres… Après avoir beaucoup discuté, la Convention s’est enfin décidée, en février 1794, à abolir l’esclavage et la traite.Lorsque le décret parvient à Saint-Domingue, cela fait un certain temps déjà que François-Dominique Toussaint Louverture s’est imposé comme une figure incontournable de l’île. Né en 1743, sachant lire et écrire, cet ancien esclave affranchi a pris la tête de la révolte d’esclaves qui a éclaté en 1791. Partisan de l’indépendance, il a profité des atermoiements de la métropole – qui, pour tenter de l’amadouer, l’a nommé général de division en 1796 avant de lui confier le commandement des troupes sur place – pour affirmer son pouvoir sur l’île. Lorsque Bonaparte devient Premier consul en 1799, il est maître de la partie française de Saint-Domingue, dont il a expulsé les derniers représentants de la France et a commencé à distribuer les plantations abandonnées aux Noirs, donnant ainsi naissance à une nouvelle élite. Il ne fait désormais pas mystère de sa volonté de conquérir la partie espagnole de l’île.

«L’outre-mer », un enjeu commercial

A Paris, Bonaparte, lui, est bien décidé à ramener dans le giron de la France celles de ses colonies qui ont profité de la révolution pour s’émanciper. Son objectif est de recréer un empire outre-mer et, ce faisant, de restaurer les flux du grand commerce maritime qui, il y a peu encore, contribuaient puissamment à la richesse du pays. La tâche est d’autant plus urgente que les possessions françaises, si elles sont encore importantes, n’ont rien à voir avec celles, bien plus vastes, de l’Espagne, du Portugal ou de l’Angleterre. L’Angleterre précisément…Pour Bonaparte en réalité, la question coloniale n’est qu’un aspect de la « guerre mondiale » à laquelle se livrent depuis quelques années la France et la Grande-Bretagne sur toutes les mers du globe, guerre dans laquelle les enjeux économiques – en l’espèce le contrôle des grandes routes maritimes du commerce mondial – tiennent une place considérable. Profitant des troubles révolutionnaires et de la faiblesse de la marine française, Londres est parvenue à occuper les possessions françaises aux Antilles et en Amérique du Nord, à l’exception notable de Saint-Domingue, désormais contrôlée par Toussaint Louverture. En reprendre le contrôle est donc une priorité pour Bonaparte qui, au passage, entend récompenser les milieux d’affaires qui ont soutenu le coup d’Etat du 18 Brumaire.

« Lobby » colonial

Un « lobby » colonial est clairement à l’oeuvre autour du Premier consul… La conception du commerce international qui anime ce dernier n’a donc rien à voir avec celle que nous connaissons aujourd’hui et qui a émergé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. De libre-échange, d’ouverture des frontières ou d’abaissement des droits de douane, il ne saurait être question. Seul compte l’intérêt de la France qui doit tout faire pour prendre le contrôle des grandes zones du commerce colonial, à commencer par la première d’entre elles : l’Atlantique. « Mon principe est : la France avant tout », écrira Napoléon à Eugène de Beauharnais en 1810, résumant ses conceptions en la matière.Hautement stratégique, la reconquête de Saint-Domingue tourne cependant au fiasco. C’est qu’en mai 1802, quelques jours seulement après la capture de Toussaint Louverture par les troupes du général Leclerc, Bonaparte – qui avait pourtant confirmé son abolition deux ans plus tôt – a rétabli l’esclavage dans les colonies françaises. Une mesure prise sous la pression du « lobby » colonial et qui s’explique essentiellement pour des raisons économiques : pour le Premier consul, le rétablissement du travail servile doit permettre de relancer rapidement la production sucrière si indispensable à la balance commerciale de la France. Sitôt connue, la mesure suscite une explosion de colère aux Antilles : la Guadeloupe, qui s’était soulevée une première fois en 1801, s’enflamme, bientôt suivie de Saint-Domingue.

Politique de la terreur

Si la répression, féroce, permet de venir à bout de la révolte en Guadeloupe, les choses ne se passent pas comme prévu à Saint-Domingue. Menés par Jean-Jacques Dessalines, l’un des lieutenants de Toussaint Louverture, les esclaves révoltés tiennent tête aux troupes françaises, conduites par Donatien de Rochambeau. Tortures, dressage de chiens spécialisés dans la chasse aux Noirs – les dogues de Cuba -, noyades collectives et exécutions sommaires : pour mater les rebelles, Rochambeau applique une véritable politique de terreur. Vaincues par Dessalines et décimées par les fièvres, les troupes françaises finissent par se rendre aux Anglais qui ont bloqué les ports de l’île. Le joyau colonial français est perdu. Il proclame son indépendance en 1804.Le rêve d’un grand empire colonial caressé par Napoléon ne résistera finalement pas à la reprise de la guerre avec l’Angleterre, en 1803. Entre 1808 et 1811, la Désirade, Marie-Galante, la Martinique, la Guadeloupe, mais aussi La Réunion, Maurice, les Seychelles, Tamatave (Madagascar) et Saint-Louis du Sénégal tombent successivement dans l’escarcelle des Anglais. Conscient de la faiblesse de la Marine française et de l’impossibilité, pour la France, de reconquérir les territoires perdus, Napoléon Ier a entretemps élaboré une nouvelle stratégie : « la terre devrait vaincre la mer », a-t-il lancé à son entourage. Tel est l’objet du décret de Berlin signé le 21 novembre 1806 instituant le blocus continental. Tout commerce avec les îles britanniques est désormais interdit, ainsi que l’accueil de tout bateau ayant relâché dans un port anglais.

Les représailles de Londres

Du jour au lendemain ou presque, de la Baltique à la Méditerranée, les douanes sont autorisées à saisir et à détruire tous les navires concernés et leurs cargaisons. « Guerre sans relâche aux marchandises anglaises » : a ordonné l’empereur. Surveiller plusieurs milliers de kilomètres de côtes se révèle certes impossible : contrebandiers et trafiquants ont vite fait de s’engouffrer dans les brèches du blocus et de profiter des innombrables trous que comporte le filet. Il n’empêche : les Anglais, dont 40 % des exportations sont destinées à l’Europe continentale, sont bien conscients du danger mortel qui plane sur leurs économies. Londres ne tarde pas à réagir, instaurant un blocus naval contre les pays – y compris neutres – voulant commercer avec la France. L’arraisonnement de plusieurs de leurs navires provoquera ainsi de graves tensions avec les Etats-Unis d’Amérique. Le commerce international est devenu un champ de bataille…Si l’objectif de Napoléon était d’étouffer l’industrie britannique et de pousser Londres à faire la paix, c’est un échec. Au prix d’importants efforts d’adaptation et d’un coût social considérable, les manufactures anglaises parviennent à réduire leurs productions et trouvent dans les colonies sud-américaines, que l’invasion de l’Espagne par la France en 1808 a totalement désorganisées, de nouvelles sources d’approvisionnements. L’Angleterre allait durablement s’imposer comme un acteur économique majeur dans cette partie du monde. Côté français, en revanche, la situation est loin d’être satisfaisante.Le blocus a créé de multiples tensions entre les pays entrés, de gré ou de force, au sein du « grand empire » napoléonien. Et pour cause : en fermant le continent aux Anglais, Napoléon n’a jamais songé à créer ce qui aurait pu s’apparenter à une grande zone européenne de libre-échange. A ses yeux, le blocus doit d’abord servir la France et ses productions. Les industriels et les commerçants français se sont ainsi vu accorder, partout en Europe, des marchés réservés en compensation de la perte des marchés coloniaux.

Le blocus continental

Résultat : contraints de ne traiter qu’avec la France pour acheter la plupart de leurs produits manufacturés et soumis à des droits de douane très élevés lorsque leurs productions menacent celles de l’Hexagone, des pans entiers de l’industrie européenne périclitent. L’interdiction de commercer avec l’Angleterre affaiblit en outre les usines des régions côtières, ruine l’agriculture de plusieurs pays privés de débouchés – comme la Pologne – et provoque une hausse des prix générale. Destiné à faire plier l’Angleterre, le blocus continental – qui prendra fin en avril 1814 avec le départ de l’empereur pour l’île d’Elbe – ne fait qu’aviver le mécontentement des populations du Grand Empire. « Le blocus continental était assurément une idée de génie, une conception belle et gigantesque. Son seul défaut était d’être impossible », dira un mémorialiste royaliste après 1815. Avec le blocus en réalité, comme le souligne l’historien Thierry Lentz, Napoléon Ier se pose en héritier de ses prédécesseurs révolutionnaires, « passés maître dans l’exploitation économique des conquêtes, des républiques soeurs et des alliés ».Bilan de ce « commerce extérieur » aux allures martiales : après une brève période de renouveau rendue possible par la paix d’Amiens de 1802, le commerce colonial sort ruiné de l’Empire, affaiblissant les grands ports de la façade atlantique et tout le tissu industriel qui vivait des échanges maritimes. Quant au commerce intra-européen, il décline fortement après la chute de l’Empire : occupés à s’approprier les marchés continentaux, les négociants et les industriels français ont négligé de créer sur place les relais commerciaux qui leur auraient permis de repartir sur des bases nouvelles. Les guerres napoléoniennes, en un mot, accentuent le retard français amorcé en 1789. Le grand gagnant est bien sûr l’Angleterre : avec l’échec colonial français débute la domination britannique sur le commerce mondial. Elle devait durer jusqu’à la fin des années 1920…