Afghanistan : dix questions sur une tragédie


1. Sous quelle forme de gouvernement le pays va-t-il être dirigé ?

Les talibans ont commencé à s’emparer des principaux lieux de pouvoir dans Kaboul, dont le palais présidentiel déserté la veille par Ashraf Ghani. Le gouvernement de coalition annoncé dimanche midi par le ministre de l’Intérieur est une pure fiction. De fait, tout ce qui se prévaut en Afghanistan est désormais taliban. L’un de leurs chefs a déclaré lundi qu’il était trop tôt pour indiquer la façon dont serait gouverné le pays. « Nous voulons que toutes les puissances étrangères partent avant que nous ne commencions à restructurer la gouvernance ». Hameed Hakimi, analyste à Chatham House, souligne que le principal défi, pour eux, sera de transformer l’insurrection en force gouvernementale, dans un pays finalement assez différent de celui qu’ils ont gouverné entre 1996 et 2001.

2. Comment expliquer l’écroulement de l’armée afghane ?

Formée et financée par les Etats-Unis à hauteur de 89 milliards de dollars sur les vingt dernières années, l’armée afghane a subi une véritable débandade. Officiellement estimés à plus de 300.000 soldats, ses effectifs étaient largement gonflés, selon de nombreux pour bénéficier d’une aide internationale plus importante. Dans un rapport daté de janvier, le « Combating Terrorism Center » faisait état d’une armée d’un peu moins de 100.000 hommes , face à 70.000 talibans. Cette force de frappe était par ailleurs exclusivement déployée à terre, puisqu’une grande partie de l’aviation afghane, privée de maintenance et d’assistance américaine, s’est retrouvée clouée au sol. La corruption a également conduit à une attrition considérable des armements, bien souvent vendus aux talibans par des militaires.Le différentiel d’effectif s’est encore plus réduit suite aux désertions et aux changements d’allégeance. Plusieurs policiers et officiers de l’armée afghane n’étant plus payés depuis des mois , les talibans ont profité de cette donne – ainsi que du soutien de plusieurs chefs pachtounes qui ont fait office d’intermédiaire – pour renforcer leurs effectifs et conquérir des villes sans coup férir. Les capitulations se sont par ailleurs accélérées après les annonces du président américain Joe Biden en avril, stipulant que toutes les forces armées américaines quitteraient l’Afghanistan « sans conditions » d’ici le 11 septembre.

3. Quels sont les risques d’un pouvoir taliban pour la population afghane ?

Si les talibans tentent d’afficher une image plus modérée, promettant de respecter les droits humains en accord avec les « valeurs islamiques », il n’y a aucune raison de penser que le régime qu’ils vont imposer soit différent d’il y a vingt ans. De 1996 à 2001, ils ont fait régner la terreur pour imposer leur vision d’un islam rigoriste. Les femmes ne pouvaient ni travailler ni étudier. Contraintes de porter la burka, elles n’étaient autorisées à quitter leur domicile qu’accompagnées d’un homme de leur famille. Les châtiments macabres mis en scène par le régime se faisaient sur la place publique : femmes et hommes accusés d’adultère lapidés à mort, homosexuels exécutés, voleurs se faisant couper la main… Tout ce qui pouvait distraire de la loi islamique aux yeux des talibans était, de plus, interdit : télévision, sports, jeux, musique, photographies, ou encore cerfs-volants.Aujourd’hui, les talibans sont déjà accusés de nombreuses exactions dans les régions conquises ces dernières semaines : meurtres de civils, décapitations, ou encore enlèvements d’adolescentes pour les marier de force à leurs combattants. Des assassinats de femmes travaillant dans la politique, le droit, les médias ou même les soins ont été rapportés. A Kandahar, des employées de banque ont été contraintes de quitter leur bureau et remplacées par des hommes. Si un porte-parole des talibans a assuré dimanche à la BBC que les jeunes filles pourraient continuer à étudier, certaines se sont déjà vues interdire l’entrée de leur université à Herat.

4. Quels sont les pays alliés ou amis des talibans ?

Le Pakistan est, depuis toujours, un allié des talibans via ses services de renseignements, véritable Etat dans l’Etat. Le plus grand pays musulman du sous-continent indien considère son voisin comme son arrière-pays, par solidarité instinctive avec l’ethnie pachtoune, la principale d’Afghanistan mais aussi parce que contrôler l’Afghanistan permettrait de faire pièce à l’ennemi de toujours, l’Inde. « C’est difficile de comprendre en quoi ça profite vraiment au Pakistan mais le fait est que cette conviction est la base de leur pensée stratégique », souligne François Heisbourg, de la Fondation pour la recherche stratégique. Du coup, l’Inde a une vision miroir de l’Afghanistan et ne peut que vivre très mal l’arrivée au pouvoir des talibans, ce qui par conséquent plairait à Pékin. Sans avoir pour autant soutenu les talibans, la Chine peut voir en eux un facteur de stabilisation sur son flanc sud ouest. Hormis le Pakistan, les talibans ne disposent donc pas d’appuis internationaux mais « ils n’ont pas besoin d’un grand espace arrière à partir duquel opérer, ni d’armes ou de financements », ajoute François Heisbourg, car ils se sont fournis directement en armements auprès de militaires corrompus de l’armée afghane. Avec quel argent ? Une partie des dizaines de milliards de dollars que les Américains ont déversés sur le pays s’est retrouvée dans leurs poches via divers détournements opérés par des sympathisants, en sus du trafic de pavot.

5. Quelles sont les ressources du pays ?

Avec un maigre PIB de 500 dollars par habitant selon la Banque mondiale, l’Afghanistan figure parmi les pays les plus pauvres au monde. Son économie repose essentiellement sur l’agriculture, qui représente un quart de son PIB, hors production de pavot, et emploie 44 % de la main-d’oeuvre du pays. Le pays reste surtout le principal producteur d’opium au monde, avec des champs de pavot de plus en plus étendus. Une économie illégale qui pourrait représenter jusqu’à un tiers du PIB du pays. Celui-ci dispose aussi de nombreuses réserves de matières premières (cuivre, fer, mercure, cobalt, lithium et « terres rares » utiles pour les hautes technologies) mais à peu près aucune mine n’est exploitée en raison de l’insécurité et de l’absence d’investissements.

6. Pourquoi les Etats-Unis ont-ils décidé soudainement de quitter le pays ? Est-ce la responsabilité de Biden ou de ses prédécesseurs ?

Quitter l’Afghanistan, après vingt ans d’intervention militaire, un record, était une promesse de campagne de Donald Trump. C’était le sens des accords signés entre les Etats-Unis et les Talibans en février 2020 à Doha . Ce document, considéré à tort comme un « accord de paix », consacre la victoire diplomatique des Talibans. Négocié par l’administration Trump sans consulter ses partenaires de l’OTAN ni le désormais ex-gouvernement afghan, il entérine le retrait des troupes occidentales avant mai 2021, et ce, sans véritables contreparties pour les insurgés.A son arrivée en janvier dernier, Joe Biden se rend compte qu’il a les mains et les pieds liés par un accord caduc. Refusant de le renégocier, les Talibans ne transigent que sur un seul point : la date de sortie des forces américaines, retardée au 11 septembre . Si elle n’est pas directement responsable du « deal » avec les Talibans, l’administration de Joe Biden a toutefois brillé par son manque d’anticipation.L’actuel locataire de la Maison-Blanche estimait encore le 8 juillet que le gouvernement afghan était capable de répondre au défi des insurgés et affirmait qu’il n’y avait « aucun parallèle » entre l’évacuation à venir et celle survenue au Vietnam, en 1975 . Les évènements d’hier – notamment la fuite du président afghan Ashraf Ghani et l’évacuation en hélicoptère du personnel de l’ambassade américaine à Kaboul – tendent à prouver le contraire.

7. Quel a été le bilan humain et financier de cette guerre pour les parties prenantes ?

Le coût financier a incombé essentiellement aux Etats-Unis, où le Pentagone l’évalue à 800 milliards de dollars environ, dont une centaine de milliards pour reconstruire l’Afghanistan et une somme équivalente pour former l’armée afghane qui s’est écroulée comme un château de cartes. Le coût réel serait double, compte tenu des indemnités pour invalides de guerre et vétérans. Le coût budgétaire de l’intervention française a été évalué à 500 millions d’euros par an. Quant au coût politique il est inestimable. Joe Biden a beau estimer que les buts de guerre ont été remplis, avec la « punition » du régime abritant Ben Laden, et l’élimination en 2011 de ce dernier, force est de constater que ledit régime a repris le pays. Et que les engagements de protection de Washington auprès de ses alliés asiatiques (Japon, Corée du Sud, Taïwan) s’en trouveront affaiblis, pour le plus grand plaisir de la Chine.

8. Quel rôle a joué la France dans ce conflit ?

La France est restée présente treize ans, de 2001 à 2014, en Afghanistan, d’abord à Kaboul puis dans les vallées de la Surobi et de la Kapisa, dans l’Est du pays. Elle s’engage dans la coalition menée par les Etats-Unis après l’activation, pour la première fois, de l’article 5 de la charte de l’Alliance atlantique requérant une riposte commune suite aux attentats du 11 septembre 2001 pour renverser le régime taliban et déloger le mouvement terroriste d’Al-Qaïda. Elle participe ensuite à la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS), sous l’égide de l’OTAN, mise sur pied après la chute du régime taliban fin 2001 pour aider les nouvelles forces de sécurité afghanes.L’opération dite « Pamir » aura vu 70.000 soldats français se succéder sur le sol afghan. Mise à l’épreuve par la guérilla menée par les talibans, l’armée française expérimente une série de tactiques et de nouveaux équipements. Le bilan humain est le plus lourd des deux dernières décennies : en plus de 700 blessés, 89 soldats français y perdent la vie, dont dix lors d’une embuscade à Uzbin en 2008, qui provoque un choc dans l’opinion publique. Nicolas Sarkozy, puis François Hollande, se montrent déterminés à organiser dès que possible le retrait des forces françaises. La France a fait « plus que son devoir », juge François Hollande peu après son arrivée à l’Elysée. La majorité des troupes est retirée fin 2012 et les derniers soldats quitteront le pays le 31 décembre 2014.

9. L’Afghanistan peut-il devenir un nouveau sanctuaire de terrorisme international ?

En théorie, oui, en pratique les talibans auront sans doute d’autres chats à fouetter le temps de consolider leur emprise sur le pays. Ensuite ? Ensuite, le deal signé avec Washington en février 2020 à Doha prévoyait qu’en échange du retrait américain les talibans n’organiseraient pas d’attentats aux Etats-Unis depuis leur sol. Il n’est pas clair si cet engagement vaut aussi pour les autres pays occidentaux et à vrai dire cela importe peu puisque la parole des talibans ne vaut sans doute pas une cartouche de kalachnikov. Le terrorisme fait partie de l’ADN des talibans, qui ont gardé des liens amicaux, voire familiaux avec Al Qaïda, notamment via leur numéro deux, Sirajuddin Haqqani, du puissant clan Haqqani présent des deux côtés de la frontière pakistanaise. Près de 600 combattants d’Al QaÏda seraient encore hébergés par les talibans. Il est donc tout à fait envisageable qu’Al QaÏda profite du sanctuaire afghan pour reprendre ses activités, mais dans une relative discrétion. Les talibans se souviennent sans doute que les initiatives d’Al Qaïda en 2001 avaient abouti à leur chute. Même si les Etats-Unis ne revenaient plus, un tir de missile de croisière en représailles à un attentat est si vite arrivé.« Ce qui se passe en Afghanistan est une victoire claire et retentissante pour Al-Qaïda », affirme Colin Clarke, directeur de recherche du Soufan Center, basé à New York. « C’est un événement qu’il pourrait utiliser pour attirer de nouvelles recrues et créer une dynamique dont il n’a pas bénéficié depuis la mort de Ben Laden ».

10. Comment vont être évacués les ressortissants étrangers qui se trouvent encore à Kaboul ?

Une cohue de naufragés sous une noria d’hélicoptères, des grappes humaines prenant d’assaut les passerelles d’embarquement… L’aéroport de Kaboul est le théâtre depuis dimanche de scènes dramatiques et confuses avec l’évacuation de milliers de diplomates, travailleurs d’organisations humanitaires, collaborateurs afghans des armées et ambassades occidentales, ou simples quidam caressant l’espoir, vain, d’une place dans un avion. Une bousculade aurait fait cinq morts et les soldats américains ont dû tirer en l’air devant une foule paniquée. Les déboutés n’osent retourner en ville à cause des checkpoints talibans.Washington, qui a pris le contrôle de l’aéroport, y a déployé 5.000 soldats et Londres 600, alors que des tirs ont visé le périmètre dans la nuit. L’aéroport, qui a suspendu tous les vols commerciaux, doit aussi, véritable casse-tête, improviser les rotations d’avions de types et de missions très divers. Washington pense pouvoir évacuer 5.000 personnes par jour à partir de mardi ou mercredi. Les compagnies aériennes ont été invitées à éviter l’espace aérien afghan.Paris, qui a demandé à tous ses ressortissants de partir dès juillet, a entamé lundi soir depuis sa base aux Emirats arabes unis sa première rotation, qui devrait permettre l’évacuation d’une centaine de personnes à chaque fois. Six cents Afghans employés dans des organisations françaises dans le pays sont arrivés en France avec leurs familles vendredi. Si les ambassades russe et chinoise vont rester ouvertes, celles de la quasi-totalité des pays occidentaux ont fermé (Etats-Unis, Royaume-Uni, Italie, Danemark, Norvège, Suède, Canada, Espagne, ou n’opèrent plus que depuis le tarmac (Allemagne, France et Pays-Bas). Les vols ont été suspendus lundi soir suite à des tirs.