Un an après la mort de à Nîmes : le point sur la situation avec le préfet du Gard Jérôme Bonet


Le 21 août 2023, Fayed, 10 ans, perdait la vie en marge d’une fusillade sur fond de trafic de stupéfiants. Un an plus tard, le préfet Jérôme Bonet revient sur ce drame et sur une situation complexe

Quels souvenirs gardez-vous du moment où vous recevez un coup de fil vous prévenant du drame, quelques heures après votre arrivée en poste, à Nîmes, comme préfet du Gard ?

Je suis arrivé à Nîmes pour exercer un métier que je n’avais encore jamais fait. Je pose mes affaires le dimanche après-midi, vers 18 h. Le lundi, on m’embarque à la cérémonie d’installation, pour une journée classique d’arrivée d’un préfet. Je n’ignore pas tout de la situation nîmoise de par mon passé (Jérôme Bonet a été directeur central de la police judiciaire et président du conseil d’administration d’Europol, NDLR), mais nous sommes le 21 août, il fait 40 °C… Dans la soirée, on m’appelle. L’événement m’apparaît grave. Pas plus. Peut-être parce que j’ai cette déformation professionnelle où, quelques semaines avant, j’étais réveillé pour tous les règlements de compte qu’il y avait en France. Je n’ai pas d’affolement.

Sauf que ce fait dramatique va prendre une très grande ampleur.

Cela devient rapidement “l’évènement du mois d’août”. On se retrouve embarqué dans un “buzz” médiatique – justifié par la gravité des faits, il n’y a pas de débat là-dessus – et très vite, je sens qu’on a une tempête qui démarre. Qui nécessite d’aller au contact, d’expliquer ce que l’on fait. J’entre en lien avec la procureure de la République, Cécile Gensac, que je ne connaissais pas encore, et lui propose qu’on aille tous les deux sur le terrain. Cette gestion de crise nous fera d’ailleurs développer une relation de confiance qui perdure toujours. Nous allons sur place dès le lendemain pour répondre aux habitants et aux médias. Puis l’homicide qui intervient 48 heures après déclenche la venue du ministre de l’Intérieur.

Quand on demande à des gamins où ils aimeraient partir en excursion et qu’on vous répond “dans les quartiers nord de Marseille”, il faut l’entendre

Comment analysez-vous les faits à ce moment-là ?

On comprend bien qu’on a un enfant qui n’était pas forcément visé, que ça s’inscrit dans un contentieux lié au narcobanditisme. Et qu’un meurtre est quelque chose qui s’inscrit dans du temps long. Alors qu’on nous demande des réponses immédiates. J’étais convaincu qu’on interpellerait les suspects, mais que cela n’allait pas se faire dans l’instant. Mais tout cela m’a tout de suite poussé à mettre en œuvre, un peu plus vite que prévu peut-être, des choses que j’avais en tête sur la manière de travailler avec ce type de quartiers.

De manière tragique, la mort de ce jeune Fayed a-t-elle enclenché une accélération du travail autour de la situation des quartiers gangrenés par le trafic ?

Hélas. De facto. On a eu les annonces – suivies des faits – de la part du ministre de l’Intérieur.Qui, là aussi, ont pu prendre du temps à se mettre en place par rapport aux besoins des habitants.Il y a eu des faits immédiats avec la présence de l’unité de force mobile qui devait rester jusqu’à la fin d’année dernière. Et qui est restée plus longtemps encore. Le GIR (Groupe interministériel de recherche. Leur objectif est l’identification et la saisie du patrimoine acquis avec le bénéfice de trafics, NDLR) a été créé dans les temps. Même s’il n’est pas au complet. Un bémol qu’on espère réparé à la rentrée.

Le seul vrai retard, pour des raisons multiples et administratives, c’est celui du bureau de police commun qui est entré en fonction ce mardi 20 août. Ce n’est pas l’alpha et l’oméga, mais un des éléments d’action. Comme le GIR, qui fait beaucoup de mal en utilisant des leviers que l’on n’employait pas jusqu’alors : financiers, économie souterraine, travail avec le Fisc sur des commerces en lien avec les trafiquants, allocations indues, etc. Après, sur la centaine de personnes placées en détention provisoire depuis un an, certaines vont ressortir, d’autres le sont déjà. C’est à nous d’agir assez tôt pour que les réseaux ne reprennent pas de l’ampleur. La bonne surprise pour moi, ça a été la maîtrise du terrain par les policiers locaux. J’avais des craintes. Mais ils bossent très bien.

D’Europol à Pissevin, comment empêcher le narcotrafic de tourner rond

« J’ai la conviction que, sur la question du trafic de stups, on doit beaucoup plus travailler en se fixant des objectifs. Pas chiffré, mais d’identifications de cibles, estime Jérôme Bonet, qui s’appuie sur son expérience passée. Ce sont des choses que j’avais pu voir quand j’étais à Europol, avec les high-value targets européennes : qui sont les cinquante plus gros trafiquants de stups en Europe et comment les combattre. Pourquoi ne ferait-on pas la même chose dans nos quartiers ? Pourquoi, sur la base d’un travail de repérage et identification de ceux qui sont à la manœuvre, ne bâtirait-on pas les choses comme ça plutôt que de se dire qu’on va remonter à eux. Cela prend du temps. Mais la réalité, c’est qu’autour d’un trafiquant de stups, on a peut-être des liens avec des commerces, des complices qu’on peut embêter… Je ne pense pas que l’on éradique le trafic de stupéfiants parce qu’on a, basiquement, une offre et une demande avec un produit à forte valeur ajouté. Mais l’idée, c’est de l’empêcher de tourner rond et de le rendre compliqué… »

On parle de sécurité, mais il y a aussi une notion plus abstraite, qui est le sentiment d’insécurité.

Effectivement. On a l’insécurité réelle, qui s’ajoute à l’insécurité ressentie. Et qu’il faut absolument gérer. Le coup de feu à 7h30 du matin, un dimanche de début septembre, dans la série des événements de l’an dernier, a, par exemple, eu un impact très fort sur la population. Beaucoup plus que s’il s’était déroulé en pleine nuit. Et l’impact de ce que les gens ressentent est très important sur la confiance qu’ils ont dans les pouvoirs publics.Ce stress sécuritaire grippe totalement le système : on a eu des services publics qui ont pensé à partir, des chauffeurs qui ont exercé leur droit de retrait, des entreprises qui refusaient d’intervenir… Je me souviens du combat que cela a été pour faire reprendre la circulation des bus. La Poste s’est aussi posée la question de fermer. Des professeurs ont voulu changer d’établissement après la fusillade en début d’année tout près de l’école Bruguier. On n’a pas lâché. Si on perd ces gens, qui sont en plus très attachés à leur métier, le quartier est mort…Quand vous arrivez à rétablir un petit bout de cette confiance, vous réamorcez le système. Il faut prendre en compte chacun des problèmes et voir les solutions qu’on peut y apporter, individuellement. Après, on ne règle évidemment pas toujours tout.

Nous ne sommes pas face à une cité qui nous submerge

Vous pensez à des problématiques plus profondes?

On a un problème d’état de santé psychiatrique d’une certaine partie de la jeunesse qui ne va clairement pas bien. Des grosses problématiques d’emplois aussi, alors que certaines entreprises ne trouvent pas de main-d’œuvre. Il faut y travailler. Tout comme sur la déconstruction du mythe du narcotrafic : quand on demande à des gamins où ils aimeraient partir en excursion et qu’on vous répond “dans les quartiers nord” (de Marseille, haut lieu du narcobanditisme), il faut l’entendre. On a des enfants qui n’ont pas peur de mourir…Le besoin d’autorité est réel. Avec une autorité juste, équitable. On travaille également sur les sujets du communautarisme. Quand on a autant d’enfants dans les écoles coraniques que dans les clubs sportifs ou culturels, cela mérite qu’on s’y attarde et qu’on vérifie que les discours qui sont dispensés soient conformes à la loi et aux valeurs de la République. C’est pour ça que j’ai aussi beaucoup d’admiration pour les enseignants, qui sont extrêmement soucieux que l’enceinte de leur établissement soit une “bulle”. Je trouve ça assez sain. À nous de nous occuper des extérieurs, de mettre des crédits comme on l’a fait sur l’école Bruguier pour adapter les flux et sécuriser les parents.

On sent finalement beaucoup de désespoir. La perte de foi en l’avenir de ces jeunes qui n’ont pas conscience de la valeur de leur vie. Mais aussi un désespoir de se dire : cela va-t-il s’arrêter un jour ?

Je suis convaincu d’une chose. C’est qu’un premier enjeu est international : comment est-ce qu’on peut lutter contre ces réseaux qui alimentent autant les pays européens ? Car la France n’est pas moins bien placée que l’Espagne, la Belgique ou les Pays-Bas. Mais on est sur cette façade atlantique et méditerranéenne qui reçoit beaucoup de produits. Deuxième élément, indispensable, c’est le partage du renseignement, qui doit encore être amélioré.Ensuite, il faut une logique territoriale, avec une stratégie sur le terrain assez permanente. Le harcèlement des points de deal, des facteurs d’environnement en mobilisant les bailleurs sociaux lorsque vous avez, par exemple, un trafiquant qui bénéficie d’un logement social ou qui n’est pas à jour de ses loyers. Il faut aussi s’intéresser aux bénéficiaires de ces trafics. Que les commerces aux alentours respectent la loi.

C’est tout ce travail au quotidien qui permet d’avancer. Les quartiers nîmois sont à taille humaine, on peut un peu plus durablement y obtenir un apaisement. On a des policiers qui connaissent tous les gamins, on a un tissu associatif très riche. Nous ne sommes pas face à une cité qui nous submerge. Ce n’est pas une zone de non-droit. Ces quartiers sont totalement reprenables, j’en suis convaincu.