Un an après le tremblement de terre, la vie suspendue dans les “bidonvilles” du Haut Atlas


“Ce n’est pas un village dans lequel nous vivons, mais un kariane (‘bidonville’, NDLR) !” nous lance cet habitant de Talat N’Yaaqoub quand on lui fait remarquer qu’une toute nouvelle cité a été bricolée entre les différentes tentes, cabanes et préfabriqués de la principale place de cette commune rurale d’une dizaine de milliers d’habitants. À Talat N’Yaaqoub, un bidonville est né en quelques mois. L’ancien marché a laissé place à un quartier informel fait de bric et de broc, composé d’un souk improvisé et d’habitations de fortune.

Pendant un an, loin de s’en douter, les habitants ont constitué leur propre “ghetto”. Leurs conditions de vie et situation sont misérables. Eux, ce sont les victimes d’Al-Haouz.

Rembobinons. Le 8 septembre 2023 au soir, la terre tremble dans cette province. Quelques heures plus tard, deux noms de localités font la une des médias nationaux et internationaux : Ighil et Talat N’Yaaqoub.

La première, d’une poignée d’âmes et nichée dans les montagnes de l’Atlas, est officiellement l’épicentre du séisme. La seconde, à une dizaine de kilomètres de là, était devenue, après près d’une journée de désenclavement, l’avant-poste des secouristes et militaires. Le Desk s’était rendu dans les deux localités pour des reportages sur le terrain.

L’urgence humanitaire passée, la question s’était vite posée : le Maroc serait-il à la hauteur pour reloger convenablement les rescapés et leur garantir un retour à une vie à peu près normale ? Un an après, le 30 août, notre équipe est retournée sur place pour s’enquérir de la situation. Talat N’Yaaquoub, dans la province d’Al-Haouz, fait partie des localités les plus touchées par le séisme du 8 septembre 2023. Courrier international d’après USGS et “The New York Times”

“On ne peut faire qu’attendre”

Pour le moment, les habitants de Talat N’Yaaqoub comme ceux d’Ighil semblent bien loin de tout projet de reconstruction.

Les familles s’entassent dans des préfabriqués blancs. Des noms sont inscrits sur les portes de certains bungalows. Ceux des résidents ? Du tout.

Il s’agit plutôt de ceux des anciens occupants, nous explique-t-on : des médecins et infirmiers. Il faut dire que ces équipements sont recyclés de la pandémie du Covid-19. “Salle de déchocage”, lit-on même sur certaines cahutes.

Les intérieurs sont en général composés de deux petites pièces, le tout sur une douzaine de mètres carrés accueillant entre deux et cinq personnes, nous raconte Abdelkrim, père de famille de quatre enfants. Leurs occupants tentent de gagner un peu d’espace. Alors, devant la plupart des maisonnettes, des terrasses de roseaux ont été improvisées.

Une simple petite fenêtre sert à faire rentrer l’air frais durant l’été, ce qui pousse plusieurs de leurs locataires à les éventrer avec de nouvelles ouvertures, comme des portes supplémentaires. Abdelkrim, qui s’est improvisé guide lors de notre passage, insiste pour nous présenter le nouveau centre du “village” : une vingtaine de mètres carrés de terre battue au milieu desquels trône un four à pain traditionnel. Au sein de ce kariane, les familles se sont arrangées pour mettre sur pied un semblant de vie postséisme.

“Le caïd [agent d’autorité représentant le ministère de l’Intérieur] m’a dit il y a quelques jours qu’il fallait attendre un ou deux ans pour espérer que tout soit reconstruit. On ne comprend plus rien”, nous glisse Abdelkrim. Il ajoute : “Quel autre choix avons-nous ? Même si on nous dit cinq ans demain, on ne peut faire qu’attendre.

Des portes sur des bâches

Mais dans le bidonville, il y a encore pire que ces dizaines de préfabriqués. Quelques mètres plus loin, de petites cabanes de bois et de bâches plus ou moins déchirées s’entassent. Quid des tentes bleues mises à disposition par la protection civile ? “Peu de gens [en] ont encore.

Leur état s’est détérioré. Sans oublier que ces tentes servent essentiellement pour l’hiver. C’était impossible d’y vivre dès le début de l’été”, nous précise un autre habitant.

Et même sous les tentes, la chaleur est si suffocante que certains résidents ont finalement rejoint d’autres familles pour s’entasser dans les préfabriqués, histoire de jouir de quelques degrés de moins durant les mois de canicule. Sur ces cabanes en bâche, d’anciennes portes fermées avec un cadenas, récupérées dans les décombres. Ces portes se transforment en mascottes de notre périple.

On en retrouve sur les bas-côtés des routes ou entassées dans les villages, tels des trésors sauvegardés de la catastrophe. Aussi, certains sinistrés choisissent de les poser entre deux grillages pour délimiter le lopin de terre vide qu’il leur reste. Vendeurs de poules, bouchers, arracheurs de dents, coiffeurs, restaurateurs… À côté du bidonville et de part et d’autre de la seule route qui traverse Talat N’Yaaqoub, des commerçants ont installé leurs échoppes.

Parmi eux, on observe même un vaillant patron d’auto-école en train de faire passer un test à un de ses clients. Il faut dire qu’autour des quelques chantiers de reconstruction en cours, tout un écosystème s’est mis en place pour servir les ouvriers qui s’attellent à entasser des briques et se retrouvent dans les boutiques pour palabrer. “Je viens d’Ijoukak (quelques kilomètres avant Talat N’Yaaqoub, NDLR) et j’ai ouvert ce café il y a à peine deux mois”, nous glisse un des propriétaires des nouveaux commerces.

Sa petite cabane, équipée de trois réfrigérateurs d’occasion, a été construite à même le pavé et le trottoir. “Je me suis dit qu’avec tous ces nouveaux changements il [valait] mieux venir essayer de gagner un peu d’argent ici”, raconte notre interlocuteur.

Résilience ou méthode Coué

Dans une localité entre Ouirgane et Talat N’Yaaqoub, une poignée de bungalows bleu et blanc flambant neufs et tout propres ont même été installés le long de la route.

Ils contrastent tant avec les tentes de l’autre côté de la voie. Avec leurs enseignes respectives Café du Bonheur, Épicerie du Bonheur, Restaurant du Bonheur, ou encore Happiness Barber, ils renseignent sur une volonté de résilience, voire [sont utilisés] comme méthode Coué ? Business is business, donc. Mais pour les sanitaires, il faudra repasser.

Le campement de Talat N’Yaaqoub accueille environ 150 foyers. Tous se partagent un seul cabanon de deux douches, installé par une association caritative allemande, Tuisa Hilft. Quelques toilettes parsèment le camp.

La promiscuité augmente les risques. L’une des “maisons” préfabriquées a pris feu il y a quelques mois, à cause d’un court-circuit qui a surpris la famille qui y logeait, nous raconte-t-on sur place. Aucune victime n’est à déplorer, mais les concernés se sont empressés de quitter Talat N’Yaaqoub pour se réfugier ailleurs, complète notre interlocuteur.

Histoire de tourner définitivement la page de cette commune qui [leur] a réservé deux drames en moins d’un an. Aujourd’hui, la cahute disloquée recouverte de suie achève de donner un air de fin du monde à ce paysage de désolation. Les stigmates de départs de feu, eux volontaires, parsèment les petits quartiers.

Ils servent à brûler les déchets, de plus en plus pesants, nous signale un habitant. Du reste, rien n’a véritablement changé à Talat N’Yaaqoub. Symbolique, le bureau de Barid Al-Maghrib, la poste, est toujours à moitié écroulé.

Pas une pierre n’a été déplacée depuis le passage du Desk, l’an dernier. Même chose pour la commune ou encore le siège du caïdat. En revanche, le collège local a pu compter sur la bonne volonté d’une association pour réaliser les travaux de réfection rapidement.

À quelques jours de la rentrée, les ouvriers s’affairent aux dernières finitions, alors que le terrain de sport semble flambant neuf. Les jeunes pourront enfin poursuivre leur scolarité sur place et ainsi être dispensés d’internat à Marrakech. Quant aux élèves du primaire et du lycée, ils étudieront dans des conteneurs rouges installés à l’entrée de la commune.

Des airs de camp de réfugiés

“Il faut que tout change pour que rien ne change”, dit le dicton. Il est 13 h 17 ce même 30 août. Les hommes du douar principal d’Ighil s’empressent de répondre à l’appel de la prière comme à leur habitude, comme si de rien n’était.

Sauf que, désormais, le haut-parleur trône sur un préfabriqué installé en bordure du campement de fortune. Certaines tentes n’ont pas bougé depuis l’année dernière. Seules différences : elles sont couvertes de poussières et d’autres se sont rajoutées, dans une anarchie qui dénote.

À l’épicentre du séisme, accessible par une route sinueuse dont le mauvais état date d’avant la catastrophe, on remarque qu’un petit dispensaire est sorti de terre. Mais hormis cette construction, peu de travaux ont déjà commencé. Ighil, dont les quelques douars accueillent environ 200 familles, se résume désormais à un bidonville de baraquements, aux airs de camp de réfugiés.

Le douar d’Ighil, épicentre du séisme qui a eu lieu au Maroc dans la nuit du 8 au 9 septembre 2023. COURRIER INTERNATIONAL Par exemple, dans le premier douar avant Ighil, qui comptait une cinquantaine d’habitations, à peine trois dalles ont été coulées, nous indique le cheikh. Même l’école, plus loin du centre de la commune, qui avait servi de cuisine dans les jours qui ont suivi le séisme, a été rasée.

Ici, en plus des tentes, une variante : de petites baraques en bois clair, livrées par une association. L’État peine visiblement à loger les sinistrés de manière décente en attendant qu’ils retrouvent un habitat pérenne. De cet échec est née la “ghettoïsation” de Talat N’Yaaqoub et Ighil.

Que la reconstruction prenne du temps, tous les experts le prédisaient. Cela dit, le fait que de nombreux terrains ne soient pas encore déblayés et que peu de maisons commencent à sortir de terre interpelle. Les sources associatives mais aussi professionnelles sondées par Le Desk s’accordent sur un point : une bureaucratie exacerbée et le manque de coordination, laissant résidents comme autorités locales dans le flou.

Quitter sa tente

“Je ne comprends pas pourquoi on ne m’explique pas ce qu’il se passe”, fond en larmes Tider, 82 ans. La vieille dame vit à Ouirgane, à une heure et demie de route au sud de Marrakech, sur la route empruntée pour atteindre l’épicentre du séisme. Elle insiste pour nous montrer la maison qu’elle est en train de bâtir.

Les fondations et les murs sont déjà montés. Mais c’est un contre-exemple : “C’est la plus avancée d’ici”, fait remarquer l’octogénaire avec fierté. Et malgré sa situation quasi privilégiée, Tider ne comprend pas ce qui bloque, alors qu’elle veut presser sa sortie de tente et celle de son mari en fauteuil roulant.

Pour le moment, elle a reçu 40 000 dirhams [environ 3 700 euros], mais attend désespérément la seconde tranche de l’aide à la reconstruction pour faire les derniers travaux. “Je veux juste un peu d’argent pour pouvoir mettre le mertoub (dressage de ciment) et m’installer. Ce n’est pas grave si je n’ai pas de fenêtres, d’électricité et le reste”, insiste-t-elle.

Au total, la nouvelle construction accueillera huit personnes. “Ce n’est pas un problème, on peut se faire une place entre nous. Nous voulons juste une maison, construite sur notre terre, et où on n’aura ni chaud ni froid.

Nous sommes fatigués, surtout avec notre âge”, ajoute-t-elle. Devant son chantier, un amas d’affaires entouré de draps et de cordes. “C’est ce que nous avons pu récupérer de notre maison.

On ne va pas abandonner nos affaires”, dit-elle de ce qui est installé à même le sol. Son cas est confirmé par des témoignages concordants : à Ighil, le moqadem [auxiliaire de l’administration, au contact direct de la population] nous glisse aussi avoir décelé une anomalie au sein de la répartition des montants, pour finir par invoquer “la faute aux gens qui n’ont pas été motivés dès les premiers mois pour suivre leur dossier”.

“Nous n’avions que cette terre”

Il semble y avoir eu des couacs lors du recensement.

Aussi, plusieurs témoins dans d’autres localités affirment n’avoir toujours pas reçu leur première enveloppe contrairement à leur voisin, dans une situation identique. “Mais avant la reconstruction, j’ai un autre problème : où ?” se demande un habitant de Talat N’Yaaqoub. Avant le séisme, Abdelkrim et sa famille vivaient à flanc de falaise.

Les autorités lui ont notifié qu’il ne pouvait pas reconstruire sur le même emplacement. Cette zone qualifiée de rouge est désormais interdite, en prévention des éboulements. D’autres habitants nous expliquent aussi que quoi qu’il en soit, la falaise est vouée à être rabotée pour élargir la route nationale 7.

Une expropriation, donc… Ailleurs, comme à Ouirgane, le bidonville, parsemé de paraboles et de petites citernes d’eau autour desquelles se retrouvent les femmes ce vendredi matin, accueille essentiellement des rescapés d’autres villages alentour, qui n’ont toujours pas pu, même chichement, rentrer chez eux. “Nous n’avions que cette terre. On nous a promis qu’une autre nous serait attribuée, mais j’attends”, explique Abdelkrim à Talat N’Yaaqoub.

Une salle d’attente devenue irrespirable et sans rendez-vous. Jusqu’à quand ?