La tragique affaire Ihsane Jarfi, torturé et tué à Liège le 22 avril 2012, inspire à Nabil Ben Yadir un film-uppercut qui cherche le KO spectatoriel pour mieux dire la violence et la bêtise humaines.
» On s’est comportés comme des animals. » Cette phrase, embarrassante à tous points de vue, a été prononcée par l’un des quatre bourreaux d’Ihsane Jarfi au cours du procès de cet infâme crime homophobe qui a choqué Liège, et au-delà, il y a dix ans de ça. Elle donne aujourd’hui son titre au nouveau long métrage de Nabil Ben Yadir, le réalisateur belge des Barons (2009), de La Marche (2013) et de Dode Hoek (2017). Avec Animals, ce dernier signe une oeuvre d’une radicalité et d’une violence extrêmes, qui n’élude rien de la monstruosité des faits, mais a aussi l’intelligence d’encadrer l’insoutenable calvaire d’Ihsane -alias Brahim dans le film- de moments de vie qui en disent long sur la fin d’une certaine innocence et la capacité humaine à commettre l’innommable. Décryptage en compagnie d’un cinéaste au sommet de son art…
Presque instantanément Parce qu’un monstre Au début et à la fin, on est dans un format 4 :3 qui suggère l’enfermement, l’asphyxie. Oui, et au centre, on est dans quelque chose d’encore plus radical. Un format vertical et rectangulaire de téléphone portable qui resserre encore l’image et ne laisse aucune échappatoire. J’entends déjà certaines personnes qui me reprochent d’abandonner en quelque sorte la mise en scène, le cinéma, dans la partie centrale, puisque j’y confie des téléphones aux acteurs-bourreaux qui filment eux-mêmes le drame rejoué. Mais il y a un point de vue, un choix de réalisation conscient, réfléchi, derrière ce parti pris, qui refuse en bloc l’esthétisation de la violence. C’est très important pour moi. Il y a quelque chose de profondément déstabilisant là-dedans, parce que c’est un peu comme si j’abandonnais le spectateur au réalisme cru du fait divers et au point de vue des monstres. Moi, durant ces scènes, je suis à 50 mètres avec mon équipe. J’ai donné mes indications puis je m’éloigne et je laisse faire. C’est hyper frontal et dérangeant, mais je ne voyais pas comment procéder autrement. Parce que si je fais un film aimable ou supportable, le message ne passe pas. Et donc, en ce sens, la suggestion ne m’intéresse pas. J’ai besoin d’un spectateur-témoin. Mais, j’insiste : il n’y a rien de gratuit là-derrière, c’est la résultante d’un vrai questionnement sur la représentation de la violence. Comment vous situez-vous par rapport à la fidélité aux faits? Le film est très fidèle à ce qui s’est passé. Mais j’ai ramassé tous les événements pour qu’ils tiennent en 24 heures. Ce qui se passe dans la dernière partie, par exemple, s’est réellement déroulé quelques jours après le drame. Mais je ne voulais pas d’ellipses dans le film. Je voulais vraiment une unité de temps. Maintenant, s’agissant de la violence verbale, des insultes, de certaines humiliations, il y a des choses pour lesquelles on n’a pas de témoins. Et il y a chez les meurtriers une inconscience, une absence de remords, qui ne permet pas d’approcher certaines choses. Mais tu te rends très vite compte qu’il y a une vraie pauvreté du vocabulaire. La violence, en effet, elle commence par l’absence de mots. Et au-delà de la vulgarité, l’absence de mots amène une absence de nuance. Et l’absence de nuance, c’est la pire des choses. La déshumanisation du personnage de Brahim commence par les insultes. Par la vulgarité, la pauvreté du vocabulaire, la violence des mêmes mots assénés, il devient un simple bout de viande dont ses bourreaux vont pouvoir disposer à leur guise. On déshumanise pour n’avoir aucune conscience d’en finir. Au vu de vos précédents films, beaucoup plus classiques dans le propos et dans la forme, on n’attendait pas cette radicalité et cette exigence dans votre cinéma. Est-ce que vous-même vous vous êtes surpris en réalisant Animals? Oui, totalement. J’ai vraiment le sentiment d’avoir grandi en tant que réalisateur en menant ce projet à son terme. C’est le film de la maturité, je crois, pour moi. Je ne m’étais jamais autant posé la question de la nécessaire corrélation entre le fond et le forme. Dans Animals, à la banalité du mal répond notamment la non-esthétisation de la violence, sa représentation brute. Et ce choix radical est le fruit d’une profonde réflexion qui m’a aussi fait grandir en tant que personne. J’ai le sentiment, en effet, d’avoir énormément appris sur l’espèce humaine en faisant ce film. J’aimerais d’ailleurs beaucoup, à l’avenir, continuer dans cette voie à travers mes projets, et aller vraiment au bout de la violence. Explorer l’âme humaine dans ce qu’elle a de plus noir. Hassan Jarfi, le père d’Ihsane, qui est désormais très engagé dans la lutte contre l’homophobie, a toujours soutenu le projet et accompagne aujourd’hui le film avec vous. Oui, sans l’avoir vu, ce qui est tout à fait logique et légitime. Mais pour lui c’était important de raconter cette histoire de cette manière-là. C’est-à-dire que pour lui non plus on ne pouvait pas contourner la violence pour sensibiliser au drame. Je lui ai longuement expliqué mon projet en amont et s’il avait dit non, je ne l’aurais pas fait, c’est aussi simple que ça. C’est une question d’éducation, je n’aurais pas pu.