« Aucune immunité, pas même pour les chefs d’État »


21h45
, le 14 mai 2022
Devant le photographe, il essaie de montrer son meilleur profil, ajuste sa cravate et rentre le ventre. L’homme est corpulent et certains malfrats ne seraient pas ravis de le rencontrer au coin d’un bois. Avec son crâne chauve et sa barbe finement taillée, il en impose. Mais son regard clair et quelques esquisses de sourire laissent deviner une empathie évidente. Comment aurait-il pu supporter les horreurs qu’on lui a rapportées lors de ses deux premiers déplacements en Ukraine, les témoignages d’atrocités des victimes de Daech ou les plaintes des réfugiés rohingyas sans cette capacité à se mettre à la place des persécutés ? Fils d’un dermatologue pakistanais et d’une infirmière britannique, il appartient à la communauté Ahmadiyya, considérée comme hérétique par les islamistes, et il a admis par le passé que cela l’avait rapproché des autres minorités. Élu procureur de la Cour pénale internationale l’an dernier, le troisième depuis l’entrée en fonction de la CPI en 2002, il avait promis d’être à la hauteur des défis.Le 25 février, quelques heures après l’invasion de l’Ukraine par la Russie
, il se trouvait à Cox’s Bazar, au Bangladesh, et c’est de là, comme pour prévenir du pire, qu’il avait mis en garde : « Toute personne responsable d’atrocités sera amenée à rendre des comptes. » Au pied des dunes de ­Scheveningen, dans son bureau du 6e étage ultra-sécurisé de la CPI, les livres de droit pénal international sont bien rangés sur une étagère et voisinent avec une patère sur laquelle il a accroché sa jaquette et sa robe noire de procureur.

« Nous étudions sur place l’activité militaire des deux parties, y compris celle de l’armée ukrainienne »

Où en est-il alors que trois mois de guerre ont ravagé l’est de l’Ukraine et que Vladimir ­Poutine
n’entend pas, apparemment, y mettre un terme ? « Cette semaine, j’ai décidé l’envoi sur le terrain de 40 enquêteurs supplémentaires dont une trentaine d’experts, en médecine légale comme en balistique, fournis par les Pays-Bas, signale le procureur, qui se réjouit de la mobilisation des Européens. La France a également dépêché de son côté une équipe de spécialistes en Ukraine, ce que j’apprécie à sa juste valeur, et elle s’est engagée à partager avec mon bureau les résultats de ses investigations. »Lire aussi – EXCLUSIF. La métamorphose de Zelensky : les extraits de la première biographie sur le président ukrainienAllusion à ces centaines de prélèvements d’ADN effectués par 18 gendarmes français lors d’une mission qui vient de s’achever dans la région de Boutcha. « Tous ces efforts doivent nous conduire à la vérité de ce qui s’est passé, indique Karim Khan. Ce à quoi nous avons assisté depuis le 24 février en Ukraine fait de ce pays une scène de crime. Notamment en raison des bombardements sur les zones civiles à Kharkiv ou à Marioupol. » Mais attention, prévient le procureur de la CPI : « Nous étudions sur place l’activité militaire des deux parties, y compris celle de l’armée ukrainienne, afin de déterminer quels crimes précis ont été commis et quand. Le résultat sera communiqué aux juges indépendants de la CPI. » Autrement dit, pas question pour Karim Khan de s’embarquer dans un dossier à charge qui ne viserait que la seule Russie et ses troupes en Ukraine. C’est une question d’impartialité et d’objectivité politique.

Il lui faut « davantage de monde » pour être « plus rapide et plus efficace »

Sur le terrain, l’urgence reste celle des moyens. L’homme veut aller vite, mais comment y parvenir sans coordonner toutes les bonnes volontés et éviter les redondances qui ralentissent la mission ? « Il nous faut davantage de monde au travail sur les scènes de crime si l’on veut être plus rapide et plus efficace, insiste Karim Khan. La haut-­commissaire des Nations unies pour les droits humains, Michelle Bachelet, est venue me voir la semaine dernière et nous nous concertons régulièrement. Je suis en contact également avec le juge Mose, chef de la ­Commission d’enquête internationale sur l’Ukraine, avec qui nous partageons nos informations. Je peux travailler collectivement avec les autres acteurs impliqués, que ce soit avec le Conseil de ­l’Europe ou Eurojust. On peut se coordonner sans mettre en péril notre indépendance. Mais il faut faire attention à la redondance, comme on le voit souvent sur le plan humanitaire avec de multiples agences et ONG dont les missions s’enchevêtrent parfois sur le terrain avec des conséquences dommageables. »

« Mon but est de combler au maximum le fossé de l’impunité »

En admettant que la coordination se passe au mieux, et au vu des premiers résultats obtenus par la justice ukrainienne, qui vient d’inculper un premier soldat russe pour crimes de guerre, quel espoir a le procureur de la CPI de déférer à La Haye ceux qui ont ordonné les pires monstruosités ? « Mon but est de combler au maximum le fossé de l’impunité, nous confie-t‑il. Si j’ai des preuves, à quelque niveau de responsabilité que ce soit, permettant d’impliquer tout individu suspecté de crimes, je peux demander un mandat d’arrêt aux juges, à moins que l’individu en question soit prêt à coopérer à l’enquête. Auquel cas nous essaierons de remonter la chaîne de commandement. Car au fur et à mesure que nous collectons les preuves, peut-être que les potentiels coupables prendront conscience de ce qu’ils risquent s’ils maintiennent le cours de leurs opérations. Si un officier supérieur apprend que l’un de ses pairs ou de ses subalternes a été inculpé par la CPI ou qu’il a plaidé coupable, peut-être qu’il réfléchira à deux fois avant de continuer à donner l’ordre illégal de cibler des civils. »Lire aussi – Front de l’Est : « Pour l’armée ukrainienne, c’est une course contre la montre »

« L’histoire de cette cour montre qu’elle est capable d’aller très haut dans l’échelle des responsabilités »

Remonter la chaîne de commandement jusqu’au chef d’état-major de l’armée russe, au ministre russe de la Défense ? Karim Khan a déjà défendu par le passé des suspects inculpés de crimes de guerre. Il ne peut se permettre qu’un dossier mal étayé finisse par un acquittement. « Mon point de départ n’est pas tel ou tel chef d’inculpation, car ce n’est que la conclusion d’une enquête fondée sur des preuves, répond-il. Sur chaque scène de crime, surtout pour les plus complexes, il faut fragmenter le travail en commençant par le début : que s’est-il passé, pourquoi, qui a pris pour cible tel bâtiment, avec quel genre de munitions ? Les cadavres sont là, comme ceux que j’ai vus dans des sacs mortuaires au cœur de la chapelle Saint-André de ­Boutcha. Ce n’est qu’ensuite qu’il faut déterminer les responsabilités ou les écarter. »

« Aucune immunité » pour les chefs d’État

Inculper Vladimir Poutine ? Lorsque l’on prononce son nom en face du procureur de la CPI, ce dernier reste impassible et ne cherche pas à esquiver la question. « Je ne crois pas qu’il faille commencer par désigner les cibles de nos enquêtes. Mais l’histoire de cette cour montre qu’elle est capable d’aller très haut dans l’échelle des responsabilités, comme on l’a vu pour le Rwanda ou au Liberia avec l’ex-président Charles Taylor. Ou bien encore en ex-Yougoslavie avec les arrestations du général Mladic, de Radovan Karadzic ou du président Milosevic. » Karim Khan évoque là des criminels arrêtés après l’extinction du conflit dont ils étaient acteurs. Raison de plus, selon lui, pour croire en une justice qui ne se fige pas sur l’encre des armistices ou des traités.

« Sur ce qui s’est passé à ­Boutcha, nous agirons en fonction des preuves que je présenterai au juge de façon solide et dépassionnée »

« Que des forces régulières ou irrégulières – milices ou mercenaires – soient impliquées, toutes sont sujettes au respect du droit international, qui fait la différence entre civils et forces combattantes, précise le procureur. Ce droit n’est pas seulement celui auquel la CPI se réfère, mais c’est celui de toutes les conventions signées depuis l’établissement du tribunal de Nuremberg. L’article 27 du Statut de Rome est très clair. Il n’accorde aucune immunité à qui que ce soit, civil ou militaire, ni aux ministres ni aux élus, pas même aux chefs d’État. » Et lorsqu’on rappelle à Karim Khan que ­Vladimir Poutine lui-même a félicité et décoré l’unité de fusiliers russes impliquée dans les massacres de Boutcha, l’ex-avocat rappelle que ses « émotions » ne doivent pas interférer avec son « mandat » : « Sur ce qui s’est passé à ­Boutcha, nous agirons en fonction des preuves que je présenterai au juge de façon solide et dépassionnée, et ce sera au juge de déterminer s’il y a ou non responsabilité criminelle. Les preuves doivent être claires et ne provenir d’aucun travail de propagande ou de manipulation. »Karim Khan l’a annoncé récemment lors d’une réunion informelle au Conseil de sécurité à l’ONU : il a déjà envoyé trois courriers aux autorités de la Fédération de Russie pour obtenir sa coopération dans son enquête. Sans aucune réponse à ce stade. Il sait bien que la Russie n’est pas partie au Statut de Rome. Mais il a promis de continuer à frapper à la porte du ­Kremlin, sous-entendant que le silence russe sur les crimes de guerre en Ukraine serait très parlant.