"aujourd'hui, nous sommes comme anesthésiés…"


Jean-Claude Kaufmann était l’invité de l’émission « Une Semaine en France », à l’occasion de la sortie de son nouveau livre « C’est fatigant la liberté. Une leçon de la crise ». Le sociologue revient sur les enjeux de la crise du Covid-19 sur nos comportements, notre façon de vivre en société aujourd’hui et demain.

Le sociologue a analysé les enjeux que suscite actuellement la crise sanitaire. Alors qu’elle révèle, selon lui, « un glissement civilisationnel un moment exceptionnel de basculement de l’Histoire, un point de rupture simultané au niveau planétaire qui n’a jamais été vécu », le penseur explique, au micro de Pierre Weill, que nous vivons actuellement dans « un moment d’anesthésie » mais dont les colères refoulées peuvent exploser, demain, de multiples manières. Cet entre-deux suscite un grand point d’interrogation quant à l’issue de la crise, et dans une société où, d’après lui, « l’émotion l’emporte de plus en plus sur la raison ».

Un esprit de solidarité et de collectivité éphémère ?

Jean-Claude Kaufmann  : « Nous rencontrons un phénomène qui avait déjà commencé avant la crise, depuis un certain nombre d’années, à bas bruit. Un climat qui a davantage été visible avec la crise sanitaire qui a révélé l’existence de cet individu isolé, qui avait commencé à se retirer un peu du monde, appliquant le fameux dicton  : « Pour vivre heureux, vivons cachés ». 

Depuis, les différents confinements n’ont pas été vécus de la même manière. Le premier a d’abord été ressenti comme un choc énorme, une incompréhension qui nous a conduit à nous demander ce qui nous arrivait, avec l’angoisse de la maladie et de la mort. 

La crise a provoqué une angoisse collective dans notre société très individualiste, où chacun pense d’abord à lui-même et vit dans son petit monde.

On s’est soudainement retrouvé face à l’adversité et, fatalement, on s’est retrouvés ensemble. La crise a induit un esprit de communauté, certes éphémère, qui s’est vite défait, mais qui a laissé place pendant quelque temps à toute une série d’initiatives, de solidarité, pour crier ce sentiment d’une communauté d’humanité face à un ennemi commun bien défini. C’est quelque chose de rare aujourd’hui. Le sens de la vie était devenu clair ».

Mais ce choc de l’événement qui nous pousse à sortir de nous-mêmes ne peut pas durer éternellement… 

La lassitude est reine après un an de crise

Le sociologue explique que, après la période du choc, intervient la capacité de résiliation face à une crise qui s’installe sur le long terme. Ce qu’il pouvait y avoir de positif au début, pour motiver le monde d’après, s’est terminé aujourd’hui.

J-C K  : « Il y a une fatigue, un épuisement, une tristesse, une morosité, une léthargie, un effort qui font que l’on est un peu anesthésié… Au début, on rêvait d’un monde différent, aujourd’hui, c’est fini, chacun rêve simplement de retrouver le monde d’avant. 

Plus on s’approche de la fin du tunnel, plus psychologiquement, il semble s’allonger.

Les gens sont en attente d’une sortie qui n’arrive pas… On est sur le mode pause.

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Idées

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en partie, la lassitude suscitée par la crise  : 

J-C K  : « On ne se l’avoue pas complètement, mais la liberté a un prix. On vit aujourd’hui dans une société où l’individu a de plus en plus la possibilité et les moyens d’exercer son autonomie, ses choix dans tous les domaines. Face à une situation telle que celle qu’on est en train de vivre actuellement, l’élargissement des libertés fait que l’on peine à s’y relever. 

qui doit permettre une protection collective face au danger sanitaire ».

« Vers un horizon imprévisible qui nécessite une vraie réflexion anthropologique »

À la question, serons-nous demain, avec le déconfinement et après la crise, attiré par un nouveau monde ? Jean-Claude Kaufmann répond qu’il y a déjà aujourd’hui deux modèles d’individus contradictoires qui sont en train de se développer, et qui se formaliseront en plus du modèle d’individus courant  : 

  • Cet individu qui fait une pause pour un temps, qui se base sur l’essentiel et le sens de la vie, avec bien sûr plein de formes diverses qui peuvent venir accompagner cette mollesse et cette douceur. 

  • Une forme incontrôlable qui consiste en cet individu pour qui s’est tellement compliqué de gérer sa vie lui-même, de prendre des décisions qu’il aura deux manières de répondre à cette difficulté  : par le retrait ou bien d’éclater en affirmant une conviction, contre un ennemi désigné. Ce sont ceux qui s’adonnent aux éclats de colère. 

Pour l’instant, ces éclats de colère sont un peu anesthésiés, mais ils pourraient tout à fait renaître d’une manière ou d’une autre…

On est dans cette société où les individus, de plus en plus, élargissent, grâce à Internet et aux réseaux sociaux, la construction de leur propre vérité et morale. Un monde qui pousse beaucoup de monde à s’enfermer dans ses certitudes et nourrit le complotisme, renforcé par les conséquences de la crise.

4 min

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Info

Vivre avec un « complotiste »

4 min

Après le sursaut collectif en début de la crise, la passion généreuse et humaine semble s’estomper. Et s’il faut qu’il y ait un drame majeur à chaque fois pour y parvenir, on ne va pas aller très loin… On s’oriente certes vers une société exaltante, avec cette liberté toujours plus large de l’individu mais qui, en même temps, crée une société de plus en plus ingérable, qui risque de générer des scissions, des éclats de violence, des retraits du monde. Une réflexion anthropologique s’impose donc.

Aller plus loin

🎧  RÉÉCOUTER – Une Semaine en France : le sociologue Jean-Claude Kaufmann

📖 LIRE – Jean-Claude Kaufmann : C’est fatigant, la liberté. Une leçon de la crise (Éditions de L’Observatoire)Â