La bascule de l’armée française vers le golfe de Guinée
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Date : 29 mars 2024 à 12:54
Pour se substituer à une présence militaire au Sahel désormais contestée, la France et l’Union Européenne songent à concentrer leurs efforts vers les pays côtiers de l’Afrique de l’Ouest: Côte d’Ivoire, Bénin, Togo, Ghana.
Après le départ prochain de la force Barkhane du Sahel, la France et l’Union européenne, se trouvent devant un vide stratégique inquiétant face à la progression djihadiste. Un nouveau plan viserait à renforcer ses bases sur le Golfe de Guinée « utile », en faisant l’impasse sur la fragilité de régimes à bout de souffle.
Le journal allemand Die Welt am Sontag a fait état, le 27 août dernier, de confidences de hauts fonctionnaires européens sur un déploiement important « très bientôt » d’une mission militaire de l’Union Européenne dans quatre pays du Golfe de Guinée. Ce projet a fait l’effet d’une bombe, du moins pour le petit groupe des stratèges et des politologues qui s’intéressent à la sécurité en Afrique.
Le Golfe de Guinée est la zone maritime mondiale la plus infestée par la piraterie
En quête d’un corps expéditionnaire
L’envoi de troupes concernerait la Côte d’Ivoire, un pays où est installée une base militaire française permanente depuis 1960, mais aussi le Togo, le Bénin, et le Ghana. Ces deux derniers pays ont déjà demandé officiellement le déploiement d’une telle mission.
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Officiellement, il s’agirait d’ « aider les pays à redéployer les services de l’État dans leur région septentrionale », selon la porte parole des affaires étrangères de l’UE, Nabila Massrali. Au delà de la logomachie européenne, il s’agit bel et bien de la lutte contre le djihadisme menaçant. Soit, dans le langage européen convenu,
d’« améliorer la sécurité humaine ainsi que les conditions sociales de la population locale », a ajouté Madame Massrali.
Cette nouvelle mission, au nombre de soldats et de policiers encore indéterminés, devrait débuter cet automne et durer deux ans. Elle devrait être officiellement finalisée dans ses détails très bientôt et approuvée lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères de l’UE en octobre, au Luxembourg.
La bascule vers le Golfe de Guinée
Du point de vue géopolitique, ce déploiement militaire en principe européen, peut, comme pour la force Takuba au Mali, être en fait d’inspiration française, et s’analyser comme une « bascule » du Sahel vers les pays côtiers d’Afrique de l’Ouest.
On sait que ce terme, forgé par les spécialistes, sécurocrates et géopolitiques américains, devant les tensions croissantes entre les USA et la Chine, désignait la zone Asie pacifique comme le nouveau centre de gravité de la planète, et impliquer la réorganisation des forces américaines au détriment de l’Europe – avant que la guerre en Ukraine y mette provisoirement fin.
Au delà des objectifs annoncés la « bascule » ouest africaine s’inscrit dans trois priorités plus discrètement affichées : compenser le fiasco sahélien, lutter contre les djihadistes combattants et contrer l’ influence russe croissante- via la compagnie Wagner ou pas…
La série de coups d’État en Afrique n’a au début pas trop inquiété les militaires français, ni les stratèges . Après tout, il s’agissait peut être d’un cycle historique, d’un retour aux régimes autoritaires : les putsch ont bien suivi les années des « Pères fondateurs » des Indépendances, et l’Afrique subsaharienne a connu dans les années 70 et 8O, une série de prises de pouvoir par l’armée, rarement progressistes malgré leur discours, mais toujours à l’affût de prébendes et de détournements des deniers de l’État ou de l’Aide internationale- ce que les politologues ont dénommé « néopatrimonialisme ». La période d’ouverture des années 90, au moment des « Conférences nationales » avait semblé mettre fin au pouvoir personnel, à l’ère des Mobutu, Kérékou et autres Amin Dada pour le monde anglophone.
Le laboratoire centrafricain
La « série » des coups d’État en Centrafrique, Guinée, Mali Burkina, Niger et Gabon(ce dernier atypique ) a changé l’appréhension de ces nouveaux régimes.
A partir de la Centrafrique, on a de fait assisté à deux mouvements concomitants : immixtion des forces russes(Wagner ou l’armée régulière russe), idéologie anti coloniale et de fait anti française( quant à la politique, non envers les ressortissants), et poursuivant un protocole bien réglé : attaques verbales contre le système néo colonial français, dénonciation des accords de Défense et retrait des corps expéditionnaires français. A l’exception du Niger, où le soutien français au président légitimement élu Mohamed Bazoun, tourne à l’épreuve de force, en particulier devant l’exigence par le gouvernement du général Tchani du départ de l’ambassadeur de France et des 1500 soldats français du Niger.
Où donc envoyer les troupes chassées d’Afrique de l’Ouest, se demandent les cercles de réflexion du Ministre des Armées et de l’Élysée ? Au Tchad ? Mais il est hors de la CEDEAO, et gouverné par avec le jeune général Deby lui même issu d’un putsch organisé par Paris :ce serait sans doute le plus mauvais choix et le prochain domino à tomber…
Du coup le Golfe de Guinée s’impose, autour du « porte-avion » qu’est la Cote d’Ivoire pour les intérêts français et l’implantation militaire. De fait Abidjan a servi de base arrière aux forces Serval, puis à Barkhane et aux forces spéciales Sabre du Sahel.
Baptisées curieusement « Forces françaises en Cote d’Ivoire »- au symbole douteux d’un écusson formé d’un glaive vertical sur fond de carte du pays, le corps expéditionnaire a été réduit à 900 hommes, mais comme on l’a vu durant la crise de 2011 il sert de « hub » régional et peut accueillir très vite plusieurs milliers de militaires venus de France ou d’autre bases, lourdement armés (navires, aéronefs, tanks…)
Mêmes causes, mêmes effets
Le nouveau dispositif européen,avec l’armée française vraisemblablement au cœur de l’opération, privilégie la Cote d’ivoire, dont on sait qu’elle domine économiquement les petits pays en quelque sorte satellites de l’Afrique de l’Ouest- représentant par exemple 45% du Pib de la zone UEMOA.
En apparence le régime d’Alassane Ouattara est solide, appuyé par la base française pendant et après le renversement de régime de 2011.
Mais pas plus que celui de Alpha Conde, Roch Marc Kaboré, Ibrahim Boubacar Keita et surtout de Mohamed Bazoun…Et les migrants de ces pays représentent environ 30% de la population ivoirienne, ce qui implicitement fragilise le régime en cas de guerre sahélienne.
Sociologiquement et politiquement, les deux tiers de la population environ se reconnaissent dans le PDCI de Henri Konan Bédié( récemment décédé) et dans le PPCi de Laurent Gbagbo ; sur le 30% restant qui soutient Ouattara une partie a basculé du coté de Guillaume Soro, autrefois son chef de guerre et aujourd’hui en fuite entre Europe et Turquie.
Les récentes élections municipales et régionales de doivent pas faire illusion, pas plus qu’au Gabon par exemple : absence observateurs nationaux et internationaux, carte électorale dévoyée, listing électoraux peu fiables, CEI aux ordres,, trucages et corruption en tout genre, Conseil constitutionnel soutien du régime…
Devant l’appauvrissement généralisé et l’isolement du régime, le « camp Ouattara » ne tient justement que par l’appui massif de l’armée et de l’État français. Comment ne pas concevoir que les mêmes causes risquent de produire les mêmes effets ?
A part le Sénégal en grand danger de déstabilisation à cause du sort de l’opposant Ousmane Sanko, comment ne pas voir que le Bénin et le Togo sont les prochains « canards boiteux » de la Francafrique ? Le premier, parce que le président Talon a déconstruit l’autrefois exemplaire démocratie béninoise ; le second parce que la dynastie Eyadéma ressemble fort au système gabonais, en bien plus sanglant.
Les réseaux sociaux au coeur
Et ce qui est neuf, c’est l’influence croissante des réseaux sociaux sur la jeunesse africaine: la vulgate anti coloniale est désormais à portée de tous, mais aussi les fake news et les théories complottistes les plus délirantes. Combien de divisions pour lutter contre les nouveaux médias ? La réponse est dans la question : la « politique de puissance » française risque d’avoir fait son temps.
Or les militaires qui ont pris le pas désormais sur les diplomates depuis les années Le Drian/Hollande auront du mal à gérer ces enjeux de communication et à diminuer la voilure sur le plan des forces engagées. Ce n’est pas leur faire injure de rappeler qu’un militaire en OPEX touche trois fois sa solde.
Alors, le Golfe de Guinée pour compenser le Sahel ? Devant la croissance des effectifs envisagés, peut être faudrait il plutôt parler d’un ultime sursaut dans ce jeu de poker géopolitique perdu d’avance.
Pourquoi ne pas prendre conscience qu’en agissant sur le plan strictement militaire, les Français connaitront le même sort que les Américains en Afghanistan…
………..Mondafrique