Heidi.new – A quel point Bolsonaro se démarque-t-il dans sa gestion de la pandémie?
Bruno Meyerfeld – Il n’est pas le seul à avoir minimisé la pandémie, il y a eu aussi Trump, Boris Johnson, ou d’autres dirigeants hauts en couleur, comme le dictateur du Turkménistan ou encore Poutine. Mais Bolsonaro va toujours beaucoup plus loin. A une époque, il faisait presque deux ou trois déclarations par jour dans ce goût-là, il a qualifié le Covid de «petite grippe», ça a fait le tour du monde, a exhorté le Brésil à cesser d’être un «pays de pédé»… La phrase la plus marquante, c’est quand on a lui a posé la question sur les premiers 5000 morts du Covid au Brésil, il a répondu «Et alors?». Quelques jours plus tôt, il avait déclaré qu’il n’était pas «croque-mort» – ce qui a vraiment choqué beaucoup de Brésiliens. Même si la direction était souvent la même, il est toujours allé un cran plus loin que les autres (dirigeants populistes de droite, ndlr.), ce qui est sa marque de fabrique.
«C’est juste une petite grippe», clame Bolsonaro sur ce mur de l’avenue Paulista, à Sao Paulo (22 septembre 2020). | Keystone / EPA / Fernando Bizerra
Quels étaient les ressorts de ce choix politique?
Je me suis entretenu avec des personnes au cœur de la gestion épidémique, dans les institutions de santé et jusqu’au ministère de la Santé. Il y a un instinct Bolsonaro teinté de virilisme, du genre «on ne va pas chouiner pour un virus», mêlé d’un rapport à la mort un peu particulier: le virus ne tue qu’une personne sur cent, seulement des personnes âgées, on ne va pas sacrifier la société pour ça… Mais ma thèse, et celle de ses proches à l’époque, c’est qu’il y a aussi un calcul politique, conscientisé ou non.Le Brésil a un système de santé sous-financé depuis toujours, incapable d’affronter une crise sanitaire grave. Mais c’est aussi un pays en crise économique, avec 40% de travailleurs informels qui doivent aller travailler pour survivre. A défaut d’être le champion de la santé, il a décidé d’apparaître comme le champion de l’économie. Selon moi, Bolsonaro s’est dit: à court terme on m’attaquera pour avoir laissé tout ouvert, mais à moyen long terme les gens seront d’accord avec moi.
Ce calcul politique a-t-il été payant?
Au début, oui, plutôt. Fin 2020 sa courbe de popularité a remonté. Une partie des Brésiliens avaient davantage peur de mourir de faim que du Covid. Le Brésil est un pays où la mort et la violence sont quotidiennes – il y a plus de 40 000 homicides par an. Bolsonaro savait intuitivement que les Brésiliens pouvaient ajouter le drame du Covid aux autres drames du quotidien. Ce qu’on a pu analyser comme une folie au début de la pandémie s’est avéré finement mené. Il a joué le peuple contre les institutions en se posant comme le défenseur des petites gens qui voulaient travailler. Evidemment il s’est attiré la haine d’une partie des Brésiliens, mais il a trouvé un appui chez certains autres.
Quels ont été ses soutiens à ce moment-là?
Il y a eu beaucoup de travailleurs précaires et informels, qui avaient besoin de revenus et ne pouvaient plus aller travailler, ou ont perdu leur emploi. Contraint et forcé par le Congrès, le gouvernement a mis en place une aide d’urgence (modeste) dont Bolsonaro a tiré les fruits alors que ça n’a jamais été son idée – au contraire le ministre de l’économie Paulo Guedes, un ultralibéral, était contre. Il a aussi reçu des soutiens de la part des gros producteurs et exportateurs de matières premières, comme le soja, dont le prix s’est envolé. Certains fermiers dans le Mato Grosso disent avoir vécu les meilleures années de leur vie. Enfin, il a reçu l’appui de commerçants, petits ou grands, qui refusaient de baisser le rideau.
Le «Capitaine chloroquine»
Le Brésil est rapidement devenu LE pays de l’hydroxychloroquine. Pourquoi ce médicament, vite décrié et désormais considéré comme inefficace, est-il devenu un tel totem?
Pour Bolsonaro, la gestion de la pandémie devait reposer sur deux piliers: isoler les plus âgés – l’isolement «vertical», par contraste avec l’isolement «horizontal» à l’européenne – et le traitement à base de chloroquine et d’hydroxychloroquine. Bolsonaro avait besoin de dire aux gens: allez travailler car on a un traitement qui marche. Et puis Trump le disait aussi, de même qu’un certain «professeur français», qu’il citait parfois… Bolsonaro s’est aussi entouré de médecins qui y croyaient. Le plus notable est Osmar Terra, un député médecin, ancien communiste passé à droite, qui dans les années 2000 a dirigé l’une des trois entités qui gèrent le système de santé universel du Brésil. Il est allé voir le président en lui disant: la chloroquine ça marche, le Covid ne va durer que quelques mois, de toute façon il n’y a pas autant de morts qu’on le dit, etc. Bolsonaro n’a rien inventé, il a répété ce qu’on lui a dit.
Tombes récentes au cimetière de Vila Formosa à Sao Paulo, le 6 août 2020, au plus fort de la pandémie. | Keystone / AP / Eraldo Peres
Mais là encore Bolsonaro va plus loin: il dit que ça marche, et d’ailleurs il persiste à le dire aujourd’hui, mais surtout il en fait une politique d’Etat. La chloroquine est promue par le président et le ministère de la santé, produite en masse par des laboratoires et distribuée dans les municipalités du Brésil sous forme de «kit Covid» ou «kit préventif» (avec aussi de l’hydroxychloroquine, de l’ivermectine, des vitamines et du zinc, ndlr.)… Et ça va être utilisé un peu partout. Un grand réseau de santé privé Prevent Senior, est allé jusqu’à tester ce traitement sur des patients âgés sans leur consentement, et a ensuite caché certains décès. C’est un des gros scandales de la pandémie.Mais le vrai drame de la chloroquine c’est que des tas de gens se sont traités avec ça au lieu d’aller à l’hôpital chercher de vrais soins. J’ai assisté à quantité d’enterrements, dans un grand cimetière de Sao Paulo, «Vila Formosa», où nombre de personnes décédées s’étaient traitées à l’hydroxychloroquine. On disait qu’il suffisait de rester chez soi et se traiter comme ça. Bolsonaro lui-même, quand il a attrapé le Covid (en juillet 2020, ndlr.), s’affichait toujours en compagnie de son paquet de chloroquine. Il a même fait un discours lors d’un sommet à distance du G20 avec une boîte d’hydroxychloroquine sur sa table. C’est tout de même osé.
Le «Mito» des Tropiques
Donald Trump, quand il a eu le Covid, a eu droit aux meilleurs traitements en l’état de la science. On a alors pu mesurer à quel point il croyait à ses discours… Qu’en est-il pour Bolsonaro?
Vaste sujet ! Son surnom au Brésil, c’est «Mito», le mythe. Ca connote une espèce de personnalité divine et une histoire imaginaire pour donner un sens à la réalité… De ce qu’on en sait, il n’a pas développé une forme très grave de Covid. Durant sa convalescence, on l’a vu déambuler dans les jardins du palais présidentiel de l’Alvorada en donnant à manger aux émeus – il est allé jusqu’à présenter un paquet d’hydroxychloroquine à l’un d’eux ! (Rires.) On ne sait pas s’il est vacciné ou pas, son carnet est top secret. Certains disent qu’il se serait fait vacciner secrètement par son ministre de la santé, ni vu ni connu, mais on ne sait pas. En tout cas sa femme s’est fait vacciner à New York.Bolsonaro a une gestion de sa propre santé et de son corps qui est très intéressante. Il a un discours très macho et viriliste de type «rien ne m’atteint» et en même temps il est toujours dans l’exhibition de sa fragilité physique. Il s’est fait prendre en photo sur son lit d’hôpital après avoir été attaqué au couteau (en septembre 2018, ndlr.), il évoque sans se cacher ses occlusions intestinales, ses pets et ses rôts, ses matières fécales, il a lancé une rumeur sur le fait qu’il avait un cancer de la peau. On sait même combien de litres d’excréments on lui a retirés lors de sa dernière opération à l’estomac… C’est un peu le corps du roi, qui ne lui appartient plus tout à fait.
Bolsonaro et les émeus (nandous) de la résidence présidentielle, le palais de l’Aurore à Brasilia, lors de sa convalescence Covid (13 juillet 2020). | Keystone / EPA / Isac Nobrega
C’est quelqu’un de profondément irrationnel, non? Un exemple parmi mille: vous racontez qu’un des livres de chevet de son adolescence est Présence des extraterrestres, de l’ufologue suisse Erich von Däniken, ouvrage fondateur de la théorie des anciens astronautes…
Oui mais il faut toujours mettre la rationalité dans un contexte. Le Brésil est un pays immense, très isolé, avec une forêt infranchissable à l’ouest et un vaste océan à l’est, et qui entretient finalement assez peu de relations avec le reste du monde, à part des exportations de matière première. Le pays vit largement en vase clos et le système éducatif est déficient: un Brésilien sur trois est analphabète fonctionnel… C’est un pays capable de produire beaucoup d’irrationalité, parfois une créativité inquiétante. Bolsonaro en est l’illustration. Le maître à penser de l’extrême droite était jusqu’à récemment Olavo de Carvalho, un conspirationniste, antivax devant l’éternel, qui prétendait que Pepsi utilise des fœtus d’enfant avortés pour sucrer ses sodas… Il avait un accès direct au clan Bolsonaro.Les Brésiliens s’informent en très large majorité sur les réseaux sociaux en priorité, en particulier par Whatsapp. Quatre Brésiliens sur dix disent recevoir au moins une fake news par jour. C’est un pays très vulnérable à la désinformation: 7% de la population est convaincue que la terre est plate. Les réseaux évangéliques jouent aussi un rôle important. Dans ce contexte, les rumeurs les plus folles lancées par Bolsonaro et les siens sont souvent prises très au sérieux.
Le tournant de la vaccination
Vous estimez que son attitude vis-à-vis de la vaccination Covid a marqué un vrai tournant politique pour Bolsonaro. En quoi?
Bolsonaro a reçu un certain soutien dans sa position anti-confinement. Mais tout a changé lorsqu’il a commencé à avoir une position très antivax, incité par son entourage, certains de ses fils, ce fameux Olavo de Carvalho et les cercles les plus obscurantistes de l’extrême droite brésilienne. Et là, il n’a vraiment plus du tout compris son pays. Le Brésil était un des pays du monde où la population voulait le plus se vacciner, 80 ou 90% de la population. Encore aujourd’hui, beaucoup de gens me demandent pourquoi il y a eu des manifestations antivaccin en France. Ils trouvent ça hallucinant. Au Brésil on est très fier du système de santé universel, le SUS, et du programme national de vaccination.Le Brésil est un pays tropical où il y a toujours eu beaucoup d’épidémies. Des grands noms de la science formés à Pasteur comme Oswaldo Cruz ont permis de vaincre certaines d’entre elles, grâce à des politiques hygiénistes et à la vaccination en masse. Dans une ville comme Rio entourée de mornes et de lagunes, c’était assez prodigieux. Dans les années 70, la dictature a lancé un plan national de vaccination qui fait consensus absolu jusqu’aujourd’hui. Tout le monde est vacciné dès la naissance: tous les Brésiliens ont une cicatrice sur l’épaule, marque du vaccin BCG pour nourrissons. Aux grands médecins, on dédie jusqu’à des pièces de monnaie, des rues, des quartiers entiers ! On a Zé Gotinha («Joe la petite goutte»), une grosse goutte blanche souriante qui sert de mascotte pour la vaccination depuis les années 80, une figure populaire très aimée des enfants.
A l’occasion du lancement du plan de vaccination Covid-19 le 16 décembre 2020, Bolsonaro et Zé Gotinha («Joe la petite goutte») posent pour l’histoire. En réalité, la mascotte vient de refuser de serrer la main du président antivax, et celui-ci s’empare de son bras pour les photographes. | Keystone / AP / Eraldo Peres
Pourquoi Bolsonaro a-t-il pris cette culture de la vaccination à contrepied?
La plupart des maires et des gouverneurs ont entrepris de vacciner leur population pour rouvrir et retourner au travail. La vaccination a été notamment portée par le gouverneur de Sao Polo João Doria, multimillionnaire de droite, qui a pris le parti de développer le CoronaVac chinois au Brésil. Bolsonaro ne voulait pas donner le moindre début de victoire à cet ancien soutien devenu un concurrent, et il a pris le parti de faire campagne contre le vaccin. Le CEO de Pfizer lui a écrit à plusieurs reprises pour lui proposer des offres à bon prix et il n’a même pas daigné répondre ! Il a continué à défendre la chloroquine, à traiter le vaccin chinois de vaccin communiste, à dire que les gens allaient se transformer en crocodile, en femme à barbe ou même mourir. Tout ça pour ne pas donner une victoire politique à João Doria.A la suite de ça, la popularité de Bolsonaro, en hausse fin 2020, s’est effondrée en janvier-février 2021, au moment où les gens sont morts en masse lors de la deuxième vague, que les campagnes de vaccination commençaient à décoller un peu partout. Une bonne partie des Brésiliens, qui voyaient dans leur pays le champion mondial de la vaccination, lui en tiennent encore rigueur.
«La pandémie est sans doute ce qui peut lui coûter sa réélection»
Vous vivez au Brésil, à Rio de Janeiro, et avez couvert la pandémie sur place. A quoi cela ressemblait?
Le Brésil n’a pas vécu la même pandémie que la France ou la Suisse. En Europe, la population a énormément souffert du confinement, et les décès ont en majorité touché des personnes âgées ou atteintes de comorbidités. Au Brésil, il n’y a eu qu’un confinement résiduel, mais toutes les classes d’âge et tous les profils sociaux ont été touchés. Plus de 1400 enfants sont morts du covid-19. Au plus fort de l’épidémie, pendant la deuxième vague de mars-avril 2021, j’avais visité un hôpital plein à craquer de quarantenaires.
Des proches de personnes infectées par le Covid font la queue pour acheter des bouteilles d’oxygène à Manaus, le 19 janvier 2021, au plus fort de la résurgence provoquée par le variant P1. | Keystone / EPA EFE / Raphael Alves
Ici tout le monde a eu peur de mourir. Quasiment tous les Brésiliens ont perdu un proche. J’ai vu des hôpitaux remplis de jeunes adultes, des familles en deuil de leur bébé, des enterrements à la chaîne dans les cimetières de Sao Paulo où les gens cherchaient le cercueil de leur proche, et à Manaus des gens qui mourraient en masse par manque d’oxygène, avec des files de gens cherchant à acheter de l’oxygène à des prix hallucinants sur le marché noir. On a eu des jours à plus de 4000 morts. Officiellement il y a près de 700’000 décès du Covid, mais les spécialistes pensent que le vrai chiffre pourrait être bien plus élevé.
Le bilan de la pandémie, c’est le principal boulet aux pieds de Bolsonaro dans cette élection?
Il en a beaucoup ! Mais oui le Covid est un énorme boulet, ça a touché la vie de tous les Brésiliens. Il y a eu un rapport de la commission d’investigation du Sénat qui est allé jusqu’à l’accuser de crime contre l’humanité. Il y a aussi eu des soupçons d’enrichissement personnel de très proches de Bolsonaro au ministère de la santé, via la surfacturation du vaccin indien Covaxin – en gros le deal c’était 1 dollar supplémentaire par dose achetée, pour un contrat portant sur 400 millions de doses. Ca a fait un énorme scandale et le dossier contre Bolsonaro est accablant.Dans le dernier débat télévisé contre Lula, la question du Covid l’a mis en extrême difficulté: ce sujet a touché tout le monde et il ne peut pas mentir, les faits sont trop accablants. L’Amazonie est un sujet lointain, sur l’économie il peut dépenser de l’argent pour augmenter les aides sociales ou limiter l’inflation, sur la démocratie il peut accuser les juges et les autorités locales… Mais la pandémie c’est sans doute ce qui peut lui coûter sa réélection. D’ailleurs Lula fait beaucoup campagne dessus. Seulement la pandémie est déjà loin et, comme je l’ai dit, le Brésil est habitué aux violences et aux drames, il a déjà commencé à «digérer» ses morts. La peur d’un retour de la gauche est revenue sur le devant de la scène. Donc je ne sais pas qui va gagner dimanche, c’est dans un mouchoir de poche.
Une militante pro-Bolsonaro agite une affiche du \ »Mito\ » dans un rassemblement de soutien à Lula, son opposant de gauche pour l’élection présidentielle de 2022 (26 octobre 2022, Brasilia). | Keystone / AP / Eraldo Peres
Y a-t-il un risque personnel pour Bolsonaro en cas de défaite dans les urnes?
Je me pose la question. Le Brésil est un pays où la justice est très politique. Lula a été condamné et mis en prison sans preuve, puis libéré pour des raisons pas si claires non plus. Dans un système normal, Bolsonaro aurait été destitué depuis longtemps et il serait probablement menacé de prison pour ses crimes. Mais aujourd’hui il représente 45 à 50% de la population brésilienne, il a le soutien des militaires, de plusieurs gouverneurs de grands Etats, d’une partie de l’élite économique et agricole. Il peut mettra tout ça dans la balance pour éviter la prison. C’est très ouvert…Pour beaucoup, Bolsonaro est déjà un des plus grands criminels du 21e siècle. La commission d’investigation du Sénat estime qu’il serait responsable d’au moins 400’000 morts du Covid. Et je ne parle même pas des crimes environnementaux, des meurtres liés à ses discours contre les leaders indigènes, des paysans sans terre, des personnes LGBT+… Mais il dispose encore de forts appuis. Au pire de la pandémie, le ministre de la santé était le général Pazuello – surnommé Dr Pesadelo, le «cauchemar». Pour de nombreux Brésiliens, il incarne l’incompétence et la négligence, les morts de Manaus… et il vient d’être élu triomphalement député de Sao Paulo il y a quelques jours. Même si Bolsonaro perd, le bolsonarisme d’extrême droite a de beaux jours devant lui.