Les journalistes du "Monde" nous racontent les coulisses de leur enquête sur la Principauté de Monaco et Claude Palmer...


Déjà sur le coup dans l’affaire Rybolovlev en 2017, puis sur celle émergente des Dossiers du Rocher en 2022, le binôme d’enquêteurs du Monde, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, était resté sur sa faim en Principauté. « On savait qu’il y avait un contexte local assez lourd au niveau de la politique et de la police-justice, mais on avait une sorte de frustration, le sentiment qu’on avait que la partie émergée de l’iceberg. Ils nous manquaient des choses qui se passaient sous couvert ou dans l’ombre. On s’est dit qu’il fallait persévérer et retourner sur le terrain voir des gens. »

Quand le prince Albert II décide de se séparer de son administrateur des Biens, Claude Palmero, au printemps 2023 – après avoir écarté son chef de cabinet, Laurent Anselmi, et pris ses distances avec son avocat et ami d’enfance, Me Thierry Lacoste, notamment –, Davet et Lhomme flairent le malaise. « Quand le prince Albert décide de se séparer de son entourage, il dit dans des entretiens notamment à Monaco-Matin et au Monde, qu’on parle trop de Monaco en mal. Comme il l’a dit à Palmero  : ‘‘Que vous soyez innocent ou coupable M. Palmero, on me met sur le devant de la scène et on parle de la Principauté de façon négative’’. On pense que le Prince était sincère en disant cela, mais le paradoxe, c’est qu’en virant Palmero il renforce encore un peu plus ce qu’il entendait combattre. L’impact négatif est multiplié par 1 000 avec nos révélations. »

Les journalistes du

Après avoir mis la main sur cinq carnets secrets de Claude Palmero, les journalistes les ont ainsi confrontés à l’ex-comptable de la famille princière et dégoupillé une grenade médiatique. « Cela a été très compliqué de lui faire dire des choses parce que c’est quelqu’un qui n’a pas vocation à se retrouver dans la lumière. Il déteste cela », assurent Davet et Lhomme, qui livrent leur analyse de celui qu’ils comparent à Richelieu.

Claude Palmero a été renvoyé de son poste d’Administrateur des Biens du Palais princier, en juin dernier à Monaco. Quelques jours auparavant il témoignait dans l’émission Complément d’enquête. Capture d’écran FranceTV.

Cette nouvelle enquête aurait-elle été possible sans les cinq carnets de Claude Palmero ?

Gérard Davet  : Oui et non. Les cahiers de Palmero ne suffisent pas comme valeur probante, il nous fallait les vérifier auprès de lui et de sources ouvertes, pour confirmer que les inscriptions correspondaient bien à ce qui s’était passé à l’époque. Les échanges de documents entre avocats ont aussi permis de mettre au jour tout cela. C’est Palmero qui apparaît mais le contexte nous est raconté par pas mal d’acteurs. Cela donne une enquête qui tient la route parce qu’elle repose sur des éléments factuels et pas uniquement sur ce que peut raconter Palmero. On a réussi à crédibiliser ce récit sans lui donner un blanc-seing total.

Claude Palmero s’est donc imposé comme fil rouge…

Fabrice Lhomme  : Pour une raison simple  : Palmero, c’est l’homme qui en savait trop. Le détenteur de tous les secrets. Lui-même devient un sujet dès lors. Sa personnalité, son parcours, et évidemment les informations qu’il détient dans son cahier ou son cerveau. C’est la définition du journalisme d’enquête, de révéler ce qui est caché mais que les citoyens devraient connaître. Les révélations du Monde doivent être portées à la connaissance des citoyens monégasques mais aussi de ceux qui s’intéressent à la Principauté, particulièrement en France qui est « garante » de l’intégrité du territoire monégasque. En contrepartie, la Principauté ne doit d’ailleurs pas engager d’actions qui lui nuisent. Or, il y a des choses qui sont discutables si l’on en croit nos informations.

G.D.  : Il faut aussi garder en tête que Palmero ne nous a pas tout dit. Il a gardé par-devers lui de nombreuses informations et documents, n’a pas souhaité répondre à de nombreuses questions.

« Palmero a peut-être été un peu grisé par ce rôle qui lui était dévolu »

Il n’a pas souhaité répondre parce qu’il en garde sous la pédale ou parce qu’il y a des sujets qu’il ne veut pas aborder ?

G.D.  :  Il essaye de ne pas trop en dire parce qu’il a un conflit de loyauté vis-à-vis du Prince. Il sait aussi qu’il est rentré dans un conflit juridique très important et que c’est bien d’avoir des munitions. Et puis c’est quelqu’un, même si cela peut paraître paradoxal, qui est d’une parfaite loyauté avec son pays. Il vit un conflit personnel important. Il est obligé de dire des choses pour se défendre et faire valoir sa bonne foi. Nous, on ne se prononce pas là-dessus.

Avez-vous totalement cerné la nature de son combat ? Est-ce Monte-Cristo comme le dit son avocat, Me Pierre-Olivier Sur ?

G.D.  : à l’avoir beaucoup vu et eu au téléphone, c’est quelqu’un qui est très pénétré de sa propre compétence. Il commence comme un comptable « classique », même si le poste était important, et peu à peu se sent investi d’une haute mission. Il s’est retrouvé au cœur de missions importantes parce que le Prince l’a bien voulu et que ça l’arrangeait bien. Palmero a peut-être été un peu grisé par ce rôle qui lui était dévolu. Atteindre le firmament de sa puissance et tout d’un coup tombé aussi bas, avec une telle violence et des accusations de corruption et autres, cela a déclenché chez lui un phénomène de survie et de combat pour son honneur. Je crois que c’est conforme à ce qu’il est quand on le rencontre. Il est dans un combat à la vie à la mort pour sa propre dignité. Cela ne veut pas dire qu’il est exempt de reproches sous bien des aspects. Il nous l’a d’ailleurs dit assez clairement, il ne prétend pas être irréprochable.

« Cela reste assez frappant à quel point le Prince a sous-estimé le pouvoir de nuisance d’un homme qui le connaît par cœur »

Avez-vous eu l’impression qu’à un moment une conciliation aurait été possible ?

F.L.  : On n’a pas eu d’informations en ce sens. On connaît quelques secrets et on en révèle, mais on ne les a pas tous. [rires] En revanche, à un moment on s’est mis à la place du prince Albert et on s’est demandé s’il n’allait pas se dire qu’il avait été trop vite en besogne, et essayer de trouver un accord. Il venait de se mettre à dos son principal collaborateur depuis 22 ans, l’homme qui détient tous ses secrets, y compris ceux qu’il ne voudrait jamais voir révéler. Il l’éconduit très durement, le critique en public dans ses interviews, Palmero devient une grenade dégoupillée. On a pensé qu’il pourrait lui rendre son honneur, faire une déclaration publique et lui trouver une sinécure à Monaco. Je ne sais pas si des approches ont été faites, mais aujourd’hui cela reste assez frappant à quel point le Prince a sous-estimé le pouvoir de nuisance d’un homme qui le connaît par cœur.

G.D.  : C’est assez paradoxal, y compris dans la défense et les accusations du Palais. D’après ce que l’on sait, le Palais a remboursé une bonne partie des millions d’euros qu’exigeait Palmero pour tous les services qu’il avait rendus, notamment les avances consenties pour la famille princière. Cela montre que le Palais considère que Palmero n’était pas ce fieffé gredin qu’ils accusent aujourd’hui.

« La révélation de ses cahiers n’est pas forcément du goût de Palmero »

Photo Michael Alesi / Palais princier.

À la lecture de votre enquête, on découvre un administrateur des Biens qui semble, avec le temps, donner plus de leçons que de conseils sur des dépenses qui relèvent de la famille princière. Des dépenses privées donc…

F.L.  : C’est une lente évolution mais, sur 20 ans, cela progresse beaucoup. Sous Rainier, un homme autoritaire à laquelle on ne la faisait pas, son père [André Palmero, ndlr] n’avait pas un énorme pouvoir, si ce n’est de gérer au mieux la fortune princière. Là, c’est devenu le collaborateur n°1, une sorte de Premier ministre ou de vice-Prince. Il s’est rendu compte qu’Albert n’avait pas du tout la personnalité de son père, qu’il était plus effacé et lui laissait le champ de prendre des initiatives, alors il en a pris de plus en plus et a largement dépassé son rôle d’administrateur des Biens. Mais on l’a laissé faire aussi…

Il dit avoir toujours travaillé « au vu et au su de (s)es mandataires » avec une confiance évidente. Mais l’agenda du Prince n’offre pas le temps de superviser chacun de ses actes. Claude Palmero a-t-il pris des libertés ?

On voit bien en les feuilletant que ce n’est pas quelque chose qui a été monté au dernier moment. Leur contenu vient crédibiliser le fait que Palmero tenait au courant le Prince. Est-ce qu’il lui a précisé tous les placements sur des comptes offshore ? Évidemment que non. Mais sur les informations les plus importantes, et aussi les plus discutables, par exemple les fonds secrets pour suivre ou espionner des gens, on voit bien que le Prince est informé. C’est la justice sûrement qui tranchera. Je ne sais pas laquelle des deux versions est la bonne, mais que le Prince soutienne que tout était à son insu paraît un peu gros. Il ne pouvait pas tout ignorer. Ou alors c’est un problème de gouvernance de tout déléguer à une personne qui n’a pas de légitimité politique.

« Palmero l’a fait sans état d’âme. C’est un personnage à multiples facettes. »

Ces cahiers étaient complets, sans pages manquantes ou incohérences dans le récit ?

G.D.  : On ne dit pas qu’on les a eus entre les mains mais qu’on y a eu accès. On savait qu’ils existaient et avaient transité par pas mal de mains au sein de la justice et la police monégasque. L’objectif était de consulter ces cinq cahiers où tout est scrupuleusement et parfaitement répertorié. Et nous n’en avons pas utilisé le centième  ! Il y a beaucoup de choses que l’on n’a pas écrites parce que c’était non vérifiable ou que c’était du domaine de la vie privée. On a choisi ce qui nous paraissait d’intérêt général.

F.L.  : Au fil des années, Palmero se voit de plus en plus important et fait des remarques dans la marge où il se demande pourquoi le Prince ne l’écoute pas, alors qu’au début il est beaucoup plus sur la réserve. Par ailleurs, quelques opérations délicates dont on connaît l’existence n’apparaissent pas dans ces cahiers. Si les cahiers avaient été faits pour détruire le Prince, il aurait eu intérêt à mentionner d’autres choses embarrassantes. Et inversement, Palmero s’autoaccuse puisqu’il y reporte ses propositions qui, aujourd’hui, peuvent lui causer des soucis lorsqu’il parle d’emplois de personnes au black, de placements offshore, d’astuces pour tromper le Fisc français sur des appartements à Paris. Ses cahiers n’avaient aucune vocation à devenir public, encore maintenant. Et leur révélation n’est pas forcément du goût de Palmero.

Il dit s’être inscrit dans la continuité de la gestion de son père, André, mais n’a pas rompu avec certaines pratiques comme les placements offshore. Pourquoi ? On lui a demandé ?

Et je ne suis pas certain que pour M.Palmero ce soit un problème. Pour lui, tant que ce n’est pas illégal, on y va  ! Ce qui explique qu’il prêtait son concours et sa compétence qui, vues de France, peuvent paraître suspectes. Comme par exemple « l’optimisation fiscale ». Il sert de prête-nom sur l’achat d’appartements pour que la famille princière ne paye pas d’impôts en France. C’est un montage extrêmement limite sur le point de vue au moins moral, et il l’a fait sans état d’âme. C’est un personnage à multiples facettes.

« Dans ses cahiers, il y a beaucoup de noms connus, au moins à Monaco. Et des gens très connus et respectables sont cités. »

Claude Palmero Capture d’écran France TV.

Il « prend plaisir à dépasser son rôle de comptable » pour espionner et gérer les ressources humaines, cela fait beaucoup de pouvoirs pour une personne…

F.L.  : Oui. On a été surpris car il n’avait pas la légitimité pour le faire. Et cela nous a surpris sur le plan humain, parce que le Claude Palmero qu’on avait rencontré au Palais dans son bureau nous paraissait la caricature du très bon comptable. Très sérieux, mais qui n’avait pas une envergure énorme à part savoir faire fructifier de l’argent. Là, on a découvert un homme à qui on avait confié des missions tous azimuts et un pouvoir exorbitant.

G.D.  : Dans ses cahiers, il y a beaucoup de noms connus, au moins à Monaco. Et des gens très connus et respectables qui sont cités avec des annotations ou des actes pas forcément en leur faveur. M. Palmero était probablement l’homme le mieux renseigné de Monaco. Et de très, très loin.

M. Palmero a saisi la Cour européenne des droits de l’Homme pour contester l’absence de séparation des pouvoirs à Monaco, dans l’espoir de voir la Constitution modifiée. Pour autant, il a espionné juges et journalistes et semble avoir joué de cette Constitution…

F.L.  : Tout à fait. Cela fait partie des paradoxes et c’est sans doute ce que certains reprocheront à Palmero. De dénoncer un système auquel il a pris plus que sa part durant vingt ans. Mais avec Gérard on a eu, dans beaucoup d’affaires, accès à des éléments qui étaient cachés justement parce que des gens qui en avaient connaissance se taisaient, avant d’accepter de les rendre public et les crédibiliser.

« Nous n’avons pas eu de pression folle de la Principauté »

Cette affaire, comme les précédentes à Monaco, met en lumière la solitude du Prince…

G.D.  : Ses sœurs d’un côté, Charlène de l’autre, les mères de ses enfants illégitimes, ses amis, les businessmen, le Prince est constamment au milieu de luttes d’influence et il doit arbitrer. Or, je n’ai pas le sentiment qu’arbitrer et décider est ce qu’il préfère faire.

F.L.  : On a le sentiment d’une personnalité vulnérable. C’est un paradoxe par rapport au pouvoir qu’il détient et son image prestigieuse, mais en réalité il a des failles. Ce n’est pas quelqu’un d’autoritaire et de violent, ce qui le rend attachant aussi. Sans doute qu’il a sous-estimé qu’il faut se faire respecter pour exercer le pouvoir. Et quand il a renvoyé Palmero du jour au lendemain, pour le coup, il a peut-être eu un excès d’autorité sur la forme. Il s’est fait un ennemi d’une puissance insoupçonnée.

Avez-vous subi des pressions durant cette enquête ?

G.D.  : Tout ce qui touche à Monaco déclenche une sorte de fureur médiatique. On a eu vent qu’environ 150 médias étrangers ont repris nos informations. Cela oblige à être encore plus précautionneux dans l’écriture. Être pointilleux et inattaquable. Mais la pression, c’est d’abord celle qu’on se met à nous-mêmes. Nous n’avons pas eu de pression folle de la Principauté. On a eu des rapports extrêmement courtois et professionnels avec l’avocat du Palais, Me Jean-Michel Darrois.

« Il ne faut pas fantasmer sur l’existence de nombreux réseaux occultes qui tireraient les ficelles »

Vous ressentez plus de pression sur les dossiers français ?

F.L.  : La pression est parfois plus grande sur les dossiers hexagonaux, alors qu’ils ont moins d’impact au niveau international. Mais peuvent mettre en cause des intérêts puissants, des réseaux. On n’a pas cela à Monaco, qui est un micro-état où il ne faut pas fantasmer sur l’existence de nombreux réseaux occultes qui tireraient les ficelles.

Les portes se sont ouvertes facilement ? La parole se libère ?

G.D.  : Les choses bougent. Je pense que cette enquête va modifier les choses en interne. L’affaire du maire de Monaco crée aussi quelques remous. Le fait que Le Monde décide de consacrer beaucoup d’espace à cet État pour essayer de raconter certains travers intéresse, mais on n’est pas naïfs et on sait que tout un système n’a pas envie que cela change. Bien malin qui peut prévoir la suite.

Le regard de Lhomme sur Monaco

« C’est une préoccupation des autorités monégasques de gérer le regard que l’on porte sur la Principauté à l’extérieur, alors que pendant des décennies Monaco c’était exotique. La façon de fonctionner est un peu surannée, mais cela faisait partie du charme. Depuis quelque temps, c’est différent. Tout le monde observe les obligations en termes de législation, de lutte contre le blanchiment, etc. Et il faut être honnête, la Principauté a fait des progrès. Mais on a toujours le sentiment qu’ils courent après la réalité avec un temps de retard. »