Pour le philosophe, cette mise en scène de la mort est symptomatique d’une société qui refuse la douleur du deuil.
Damien Le Guay est philosophe. Il vient de publier Quand l’euthanasie sera là…, Ed Salvator, janvier 2022.
Quel regard portez-vous sur ce programme ?
que l’animateur en noir vient discuter avec la chanteuseintervenu le 3 mai 1987. Après Dalida, est envisagé un entretien, dans ce même hôtel, avec Coluche et Jean Gabin. Toute cette mise en scène doit être interrogée. La mort peut-elle être, un «spectacle» ? Il est peut-être des sujets qui doivent échapper à la grande machine à tout décolorer, à rire de tout.
Vous êtes un spécialiste des questions relatives au deuil, aux morts, aux funérailles et aux soins qu’il importe de leur donner. Comment analysez-vous ce «spectacle», loin des questions polémiques ?
À qui appartiennent les morts dite du «deepfake» qu’on peut traduire par «le faux profond» et qui nous introduit dans la profondeur du faux, le faux qui n’apparaît pas comme tel, qui s’efface au profit de l’illusion produite ?
et surtout le secret d’une femme trop seule pour vivre, et trop connue pour qu’on puisse penser que quoi que ce soit lui manquait pour être heureuse.
Le désir de retrouver ses morts, de parler avec eux, de savoir ce qu’ils deviennent est vieux comme le monde.Damien Le Guay
le malheur d’une femme désespérée Fallait-il choisir pour débuter une série de dialogues avec les morts par son geste même nous dit Victor Hugo, est celui qui «préfère la mort à la vie». Les pulsions de mort sont plus puissantes chez lui que celles de vie. N’avons-nous pas, même si nous cherchons à comprendre, à rester au bord du grand mystère d’une mort choisie, voulue, une mort que l’on se donne à soi-même pour ne pas trouver d’issue aux labyrinthes dans lesquels on s’est perdus ?
qu’avez-vous pensé de ce dialogue lui-même, comme si de rien était, entre un vivant et une morte ?
en France, sont dans un deuil profond. Et si vous posez des questions d’éthique, si vous dites «la mort est sérieuse, le chagrin un drame, respectez-les», on vous regarde comme si vous étiez un paysan venu en sabots à la cour de Versailles : «Mais vous ne comprenez rien, tout cela est un spectacle, un amusement, une manière de tromper son ennui !»
Mais après tout, il a raison : tout cela n’est qu’une émission de télévision, une illusion de plus parmi toutes les illusions cathodiques ?
On pourrait le croire. Mais, n’oublions ni le temps d’exposition des Français devant la télévision (au-delà de quatre heures par jour), ni l’affaiblissement aujourd’hui des «morales publiques» et des morales religieuses, ni le pouvoir de séduction et de conviction de ce que dit la télévision quant aux manières de se comporter les uns avec les autres. La morale cathodique a remplacé la morale catholique. Dès lors, ce que «dit» la télévision, à une valeur d’évidence, de prescription sociale, de nouvelles manières d’agir en société, d’opinion dominante.
Comparaison n’est pas raison. Toutefois, ce que vient de faire M. Ardisson me rappelle qu’en 2020, on a permis à une mère de famille de rencontrer, et même de parler, de revoir et de discuter avec l’hologramme de sa petite fille de sept ans, morte trois ans plus tôt d’une maladie incurable. Ceci grâce un casque de réalité virtuelle. Les processus du deuil, surtout s’il est impossible, doivent être respectés.
Une frontière existe entre les vivants et les morts que nous devons considérer et respecter.Damien Le Guay
Selon vous, cette émission est-elle symptomatique du nouveau rapport de notre société à la mort ?
La tentation est grande de vouloir édulcorer le travail du deuil. Il est éprouvant. Pénible au plus haut point. Ne revenons pas sur l’abandon actuel des signes de reconnaissance sociale, sur la pression sociale pour «passer à autre chose» au plus vite, et à l’absence de prise en charge par le collectif. Ne disons rien du monde psychiatrique qui, par l’entremise du DSM (NDLR, le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) vient de laisser apparaître une nouvelle maladie psychique « le trouble du deuil prolongé » dont la définition est large. Tout pousse à des «deuils mal faits» et à un repli des individus sur eux-mêmes face à leur deuil. Marie de Hennezel nous met en garde depuis des années contre toutes ces défaillances sociales. Évoquons à peine cette utopie du transhumanisme qui cherche à nous persuader que «la mort de la mort» est pour bientôt. Et voilà que l’animateur franchit une étape de plus: il va dans le pays des morts, en revient avec Dalida, et converse avec elle comme si tout allait bien, comme si tout cela était possiblement vrai, et vraisemblablement possible. Le tragique est éliminé. À la télévision comme ailleurs, the show must go on, comme si la vie était un spectacle comme les autres et qu’il fallait s’amuser de tout – y compris de la mort et des gens en deuil. Je le redis, pour ceux qui n’auraient pas compris : Dalida est morte à 54 ans alors qu’elle était en pleine gloire. Elle a trouvé dans la mort la paix. Elle repose au cimetière de Montmartre.
Que disent cet «hôtel du temps» et cette conversation tranquille, amusante, joyeuse, face à face, à tous ceux, et ils sont au moins cinq millions en France, qui sont dans une sévère épreuve du deuil ? Que la séparation n’en est pas une. Que ceux qui sont morts ne le sont pas. Que nous pouvons dialoguer avec nos «chers disparus» comme s’ils étaient là, avec nous. Or, l’épreuve de la mort est une épreuve de séparation forcée, à contrecœur. Une frontière existe entre les vivants et les morts que nous devons considérer et respecter. Nous sommes d’un côté, tout en larmes, en train de regarder s’éloigner ceux qui vont ailleurs, sont ailleurs, ou ne sont plus du tout – selon les convictions des uns et des autres. Tout ce qui nous fait croire (en dehors de convictions religieuses) que nous pouvons converser avec les morts et les retrouver un jour, nous empêche de faire cet impossible mais nécessaires travail de séparation.
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