Première réalisation de Simon Moutaïrou, « Ni chaînes ni maîtres » est un projet ambitieux autour de l’esclavage en France. Qui ne s’est pas fait sans quelques obstacles à surmonter.
Co-scénariste de Boîte noire ou Goliath, Simon Moutaïrou n’a pas choisi la facilité au moment de signer sa première réalisation. Avec Ni chaînes ni maîtres, cet amoureux du cinéma de genre qui cite Spike Lee et Denzel Washington comme modèles, nous offre en effet un survival situé au temps de l’esclavage en France.Du sujet lui-même, rare dans le cinéma français, aux questions de mise en scène, en passant par les aléas climatiques sur le plateau, il revient avec nous sur les obstacles qu’il a surmontés pour pouvoir nous présenter ce long métrage, en salles depuis le 18 septembre.
L’esclavage dans le cinéma français : sujet tabou ?
Comme la Guerre d’Algérie à une époque, le cinéma français aurait-il un problème avec les aspects les plus sombres de son Histoire ? Dont l’esclavage, très peu abordé sur grand écran « Oui ! », nous répond sans hésiter Simon Moutaïrou. « Si on m’avait posé la question avant de faire ce film, j’aurais répondu que c’était peut-être compliqué. » »Mais maintenant je peux dire que oui, même si ce n’est pas un tabou conscient. Il est davantage inconscient. Dans le cinéma français, on n’a pas forcément le réflexe de se tourner vers nos mythes fondateurs, contrairement aux Américains. Et je trouve que c’est dommage parce qu’on ne gagne rien à laisser les choses sous le tapis. »
J’adore le cinéma, je trouve qu’il a un rôle politique important
« Je me rappelle d’un tweet pendant les Jeux de Paris 2024, où tu avais l’Équipe de France de Judo : Teddy Riner, Clarisse Agbegnenou… Homme noir, femme noire, tous français. Puis ce commentaire d’un gars qui disait ‘Comment faire comprendre à ma fille que c’est l’Équipe de France de Judo qui est championne olympique sur cette photo ?’ Et cette réponse, ultra partagée : ‘Explique-lui la colonisation et le commerce des esclaves.' » »L’éducation nationale, la politique et le cinéma ont un rôle à jouer face à cette ignorance collective. J’adore le cinéma, je trouve qu’il a un rôle politique important. Il travaille sur nos imaginaires, donc c’est aussi à lui de faire cette pédagogie, de raconter cette page d’Histoire. Pour réparer, pas pour nous monter les uns contre les autres. » »Aujourd’hui, il n’y a pas de repentance à avoir. Il n’y a pas de victime et de bourreau. Mais il faut qu’on ait le courage, tous ensemble, quel que soit notre âge ou notre couleur, de regarder notre passé et de l’assumer. C’est important, surtout pour la jeune génération. Dans une famille, dans une nation, il faut dire la vérité aux enfants, sinon c’est dysfonctionnel. »
Représenter la violence à l’écran
Cela se voyait dans les films qu’il a écrits, et sa première réalisation le confirme : Simon Moutaïrou est un amoureux du genre. Il fait partie de ces metteurs en scène qui ne sacrifient pas la forme au profit du fond et savent que l’un peut amplifier l’autre. Alors qu’il nous disait se sentir plus proche de 12 Years a Slave que du plus pop Django Unchained, se pose forcément la question de la représentation de la violence, entre l’esthétisation et la complaisance.Surtout que Ni chaînes ni maîtres comporte une séquence impressionnante de punition à coups de fouets. « Découpage technique », nous dit-il lorsque nous lui demandons comment il a trouvé la bonne distance et l’équilibre entre ce qu’il pouvait montrer ou non. « C’était l’un des plus gros défis que j’avais, que j’ai le plus préparés grâce au découpage technique. On n’a pas entendu le code noir, le travail forcé, les châtiments, le fonctionnement d’une plantation dans un film français depuis très très longtemps. Donc il fallait le montrer. »
Studiocanal
« Dans le même temps, il faut que j’en montre suffisamment, que je n’édulcore pas. Sur ce plan, le film Harriet m’a mis un peu mal à l’aise : comme la violence y est édulcorée, il y a quelque chose qui ne va pas. Si tu fais un film sur ce sujet, il faut en montrer un minimum. Sinon il y a une forme d’irresponsabilité. » »Mais de l’autre côté, à travers cette envie de témoigner de ce qu’a été l’époque, on peut vite sombrer dans ne forme de choc, même sans s’en rendre compte. Le film que vous avez vu représente ma vérité. Mais j’ai essayé de naviguer entre les deux et d’être frontal, mais de ne pas être complaisant. »
Affronter les éléments
« Moi je m’attendais à ‘Candide’ de Voltaire, en termes de type de récit. Un conte philosophique très lent, et en fait c’est The Revenant », nous disait Simon Moutaïrou en évoquant les récits sur le marronnage (« ceux qui brisent leurs chaînes, qui s’enfuient des plantations, qui résistent ») qu’il a découverts et qui ont eu un impact majeur sur la genèse de sa première réalisation. Qui partage, avec le film oscarisé d’Alejandro Gonzalez Inarritu, la forme du survival et un tournage majoritairement en extérieur.Ce qui n’a pas été sans difficulté. « Une galère absolue ! On a tourné en mai-juin 2023 et les Mauriciens nous disaient qu’il faisait beau à cette époque, que c’est à cette période de l’année qu’ils se marient, qu’il y a le réchauffement climatique… Mais il faut dire qu’un phoque était arrivé sur l’Île Maurice pendant l’hiver. Car le réchauffement climatique avait même détourné les routes sous-marines, on était dans Lost quoi ! »
Je me dis qu’il fallait que ce soit dur, car ça nous a soudés
« On s’est pris des ouragans, des cyclones, des coulées de boue, la Jeep qui se retourne, la grue qui s’enlise, mes acteurs qui se font des entorses… Mais c’est un film sur le marronnage. Que l’on a tourné sur les routes du marronnage. Maintenant, quelque part, je me dis qu’il fallait que ce soit dur, car ça nous a soudés. Je suis très fier du tournage, très fier de ce que mon équipe a donné. On était tous un peu en mission. »Des difficultés hors-caméra qui s’accordent avec les obstacles que doivent surmonter les personnages principaux à l’écran. Et rendent Ni chaînes ni maîtres d’autant plus important.Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 10 septembre 2024