Destinées à assurer l’effectivité du droit de recours individuel consacré par l’article 34 de la Convention en demandant, dès le début de la procédure européenne, à l’État défendeur de s’abstenir de prendre des décisions graves et irréversibles qui rendraient purement virtuelle une éventuelle victoire du requérant, les mesures provisoires ont été déployées par les instances strasbourgeoises sans le moindre support conventionnel. Aussi la Cour a-t-elle attendu son arrêt de grande chambre Mamatkulov et Askarov c/ Turquie du 4 février 2005 pour affirmer qu’elles avaient un caractère obligatoire et que leur non-respect exposait l’État qui en est le destinataire à un constat de violation de l’article 34. À partir de ce moment là, on a pu observer un risque de dérive vers une utilisation des mesures provisoires pour conférer au recours individuel un caractère suspensif de substitution.
La Cour, par l’intermédiaire de son président Jean-Paul Costa avait donc dû alerter sur l’impérieuse nécessité de ne pas l’encombrer de demandes de mesures provisoires pour tout et n’importe quoi. Le rappel à l’ordre semble avoir porté ses fruits et les mesures provisoires pourraient avoir trouvé leur place pour aider à répondre aux situations dont la gravité et l’urgence sont mises en évidence, spécialement par la presse. Toujours est-il que dans le communiqué de presse de l’actuelle greffière Marialena Tsirli, les décisions de la Cour en matière de mesures provisoires sont de plus en plus souvent signalées.
Ainsi, pour la période allant du 1er septembre au 31 octobre 2021, apprend-on que la crise afghane survenue au cœur du mois d’août 2021 a conduit la Cour à tenter d’en maîtriser les dramatiques prolongements européens, d’une part, en demandant à la Lituanie et à la Lettonie de ne pas renvoyer vers le Belarus des réfugiés afghans qui auraient réussi à s’introduire sur leurs territoires, puis à décider de ne pas prolonger cette mesure provisoire après avoir reçu l’assurance qu’aucune expulsion n’interviendrait sans examen préalable de la demande d’asile et, d’autre part, à indiquer puis à proroger une mesure provisoire demandant à la Pologne de fournir de la nourriture, de l’eau , des vêtements et des soins médicaux adéquats à trente-deux ressortissants afghans immobilisés depuis sept semaines dans un campement de fortune situé à la frontière avec le Bélarus.
On relèvera aussi que, comme elle l’avait fait quelques semaines plus tôt dans une affaire française, la Cour a repoussé des demandes de mesures provisoires tendant à suspendre l’application de la loi grecque imposant une obligation vaccinale au personnel de santé pour lutter contre la covid-19. Cette solution contribue à illustrer une autre tendance remarquable de la période septembre-octobre.
Le contentieux covid-19 entre vitesse et précipitation
Consciente, comme son président Robert Spano dès le début de la crise sanitaire, de ce qu’il ne serait pas acceptable qu’elle traîna en longueur sur un sujet aussi grave, la Cour ne manque pas une occasion de faire savoir qu’elle va aussi vite qu’elle peut pour trancher les graves questions d’atteintes aux droits de l’homme que les exigences de la lutte contre la covid-19 soulèvent. Ainsi a-t-on appris le 7 octobre que la déjà célèbre affaire Thevenon (n° 46061/21) relative à l’obligation vaccinale des sapeurs pompiers avait été communiquée au gouvernement français qui devra répondre avant le 27 janvier 2022 à cinq questions qui devraient préparer une prochaine décision sur la recevabilité. Il arrive cependant que d’intrépides requérants tentent de l’entraîner dans une logique de précipitation.
On l’a déjà observé à travers les demandes de mesures provisoires. On l’a surtout remarqué dans la curieuse affaire Zambrano c/ France (n° 41994/21) relative au passe sanitaire, où la requête a été déclarée irrecevable pour non épuisement des voies de recours internes et aussi parce qu’elle était abusive, son objectif crânement affirmé étant de saturer la Cour pour obtenir un rapport de force favorable afin d’obliger les États abasourdis à abandonner leur politique vaccinale…
La lutte contre les abus sexuels exercés sur des mineurs entre audace et résignation
Pendant l’été 2021, la Cour européenne des droits de l’homme a poursuivi ses efforts pour lutter, sur le fondement de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme qui prohibe les traitements inhumains et dégradants, contre les abus sexuels exercés sur des mineurs. Ainsi, par un arrêt A.
P c/ République de Moldova du 26 octobre (n° 41086/12) a-t-elle constaté une violation du volet procédural de cet article parce que les autorités n’avaient pas mené une enquête effective et approfondie sur les allégations de viol et d’agression sexuelle subis par un enfant de cinq ans. Cette solution est remarquable et, à certains égards, discutable, parce que l’auteur des faits invoqués était lui même un enfant de douze ans qui n’avait pas atteint l’âge de la responsabilité pénale.
Cette solution favorable à une mère qui n’avait aucunement contribué à étouffer le scandale des pratiques sexuelles des représentants de l’Église catholique ne traduit pas une volonté de baisser les bras face à la gravité de la question
Les juridictions belges ayant considéré que, compte tenu de l’immunité de juridiction dont jouissait le Saint-Siège, elles n’avaient pas compétence pour statuer, les 24 déboutés se sont plaints à Strasbourg d’une violation de leur droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6, § 1er, de la Convention européenne. Or la Cour, appelée pour la première fois à se prononcer sur l’immunité du Saint-Siège, a estimé qu’il n’y avait pas lieu de constater une violation de ce texte dans la mesure où la solution retenue par les juges belges ne s’était pas écartée des principes de droit international généralement reconnus en la matière. Eu égard à la gravité des enjeux, il n’eût peut-être pas été tout à fait déplacé de s’écarter un peu des principes dont relève l’immunité d’un État qui, avec le Bélarus est d’ailleurs le seul État d’Europe à n’être pas partie à la Convention.
n° 8663/08 et Khabirov c/ Russie, n° 69450/10, où seul un manquement au volet procédural de cet article a été relevé) ou de malades internés dans un hôpital psychiatrique public (Raznatovic c/ Monténégro du 2 septembre, n° 14742/18).
Encadrement conventionnel des moyens sécuritaires coercitifs
la Cour de Strasbourg est très compréhensive à l’égard des techniques déployées par les agents de la force publique pour faire face à des menaces d’atteintes à la sécurité publique toujours plus radicales, elle n’est pas prête à tout admettre en matière sécuritaire. Ainsi, par l’arrêt Kuchta et Metel c/ Pologne du 2 septembre (n° 76813/16) a-t-elle considéré qu’une arrestation musclée avec usage de gaz lacrymogènes avait constitué une violation des volets substantiel et procédural de l’article 3 qui prohibe les traitements inhumains et dégradants. En outre, dans son arrêt Syrianos c/ Grèce du 7 octobre (n° 49529/12) elle a jugé qu’infliger des sanctions disciplinaires à un détenu parce qu’il avait refusé de subir des fouilles corporelles ne répondait pas à un besoin social impérieux et constituait donc une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée reconnu par l’article 8 de la Convention.
L’adaptation du droit à la liberté d’expression aux réalités de l’ère numérique
Il est devenu de la dernière des banalités de dénoncer les atteintes inédites aux autres droits de l’homme et aux valeurs des sociétés démocratiques que propage le droit à la liberté d’expression lorsqu’il mobilise internet et l’outil numérique. La Cour de Strasbourg, quant à elle, s’efforce de trouver le point d’équilibre entre ces données contradictoires et fortement évolutives. Ainsi dans un arrêt Sanchez c/ France d 2 septembre (n° 45581/15), a-t-elle considéré que l’État défendeur n’avait pas violé l’article 10 en condamnant un homme politique à 3 000 € d’amende parce qu’il n’avait pas supprimé assez vite de son site public Facebook des commentaires appelant à la haine.
En outre, par un arrêt Volodina du 14 septembre (n° 40419/19) elle a condamné la Russie pour violation de l’article 8 parce qu’elle n’avait pas protégé la victime de violences domestiques contre la cyberviolence de son partenaire. En revanche, l’arrêt M.P.
c/ Portugal du 7 septembre (n° 27516/14, AJ fam. 2021. 565, obs.
M. Saulier ) a cru devoir estimer que, au cours d’une procédure de divorce et de partage de l’autorité parentale, un mari avait pu produire des messages électroniques échangés par son épouse sur un site de rencontres occasionnelles sans que le droit au respect de la vie privée et du secret des correspondances de l’intéressée ait été atteint de manière disproportionnée. Il n’est pas tout à fait certain que cet encouragement à l’espionnage électronique familial soit de bon aloi.
Extension du droit à la liberté d’expression et limites du droit à l’humour
stigmatisant une condamnation pour diffamation consécutive à la publication d’un article dénonçant le financement d’une campagne présidentielle) même s’il se conclut par un constat de violation de l’article 11 l’arrêt Barseghyan c/ Arménie du 21 septembre (n° 17804/09) relatif à l’interdiction de tenir une réunion politique au lendemain de l’instauration de l’état d’urgence.
atteinte au droit au respect de la vie privée des riverains. La période a plutôt été marquée, au contraire, par des arrêts qui ont énergiquement protégés les propriétaires fonciers contre des mesures destinées à protéger l’environnement. Ainsi un arrêt Berzins c/ Lettonie du 21 septembre (n° 73105/12) a-t-il jugé que trois requérants empêchés d’accéder à leur parcelle de terrain parce que des décisions administratives avaient désigné leur propriété comme une zone d’eau protégée avaient été victimes d’une violation du droit au respect des biens. Surtout , par un arrêt Saksoburggotski et Chrobok c/ Bulgarie du 7 septembre (n° 38948/10), la Cour, poursuivant son œuvre de soutien aux familles royales déchues engagée dans l’affaire Ex-Roi de Grèce c/ Grèce du 23 novembre 2000, a jugé que le moratoire sur l’utilisation commerciale des terres forestières de l’Ex-Roi de Bulgarie Simeon II avait violé ses droits conventionnels. Droit de vote Lutte contre le formalisme excessif Il importe surtout de relever une forte concentration de solutions qui dénoncent le formalisme excessif des procédures internes. Ainsi l’arrêt Willems et Gorjon c/ Belgique du 21 septembre (n° 73105/12) a-t-il dénoncé le caractère disproportionné de la déclaration d’irrecevabilité de pourvois en cassation pour la seule raison que l’attestation de formation en cassation du représentant des demandeurs n’apparaissait pas dans les pièces du dossier. Quant à l’arrêt Foyer Assurances S. A c/ Luxembourg du 12 octobre (n° 32245/18), il stigmatise l’approche trop formaliste qui a conduit à prononcer l’irrecevabilité d’un moyen unique de cassation parce que le pourvoi n’avait pas précisé lequel des trois articles du code civil visés avait été violé par la cour d’appel. Dans le même esprit, l’arrêt Laçi c/ Albanie du 19 octobre (n° 28142/17) a jugé qu’était constitutif d’une restriction injustifié au droit d’accès à un tribunal découlant de l’article 6, § 1er, le refus d’examiner le bien-fondé d’une demande parce que le droit de timbre n’avait pas été payé et l’arrêt Dylus c/ Pologne du 23 septembre (n° 46075/16) a constaté une violation du droit d’accès à un tribunal en raison du rejet d’un pourvoi en cassation que le demandeur, avocat de profession, avait rédigé lui-même alors qu’il aurait dû l’être par son propre avocat. .