« J’exige la constitution de stocks pour produire des munitions »


LA TRIBUNE DIMANCHE – L’attentat de Moscou par l’EI-K a fait resurgir le spectre de Daesh. Le retour du terrorisme projeté est-il une nouvelle menace pour l’Europe  ? SÉBASTIEN LECORNU – En réalité, elle n’a jamais disparu. Durant la discussion sur la loi de programmation militaire, j’ai alerté sur l’évolution rapide de la situation au Sahel, dans la région des « trois frontières », où opèrent différents groupuscules islamistes qui ont tendance à grossir. Projeté désormais essentiellement par l’État islamique, le terrorisme a toujours représenté une menace : du Sahel jusqu’à l’Afghanistan, en passant par le Levant. La France a perdu trois soldats à la fin du mois d’août 2023 en Irak – dans une forme d’indifférence générale -lors de l’opération Chammal de lutte contre l’État islamique. D’importantes cellules de l’EI sont en Irak, en Syrie, notamment dans les zones désertiques difficiles d’accès pour la coalition antiterroriste. Des cellules dormantes existent dans de nombreuses régions, notamment en Asie centrale et dans le Caucase. Il y a un environnement en partie russophone lié à l’Afghanistan d’où vient l’EI-K, l’État islamique au Khorasan, qui a revendiqué l’attentat de Moscou. On sait que cette organisation a aussi commis des attentats en Iran et vise le monde chiite. L’État islamique a muté depuis la disparition du califat qui s’était constitué en Syrie et en Irak. Son organisation s’est déconcentrée et décentralisée, en fonctionnant par plaque géographique, par relations interpersonnelles, voire communautaires. Ce qui est nouveau, c’est qu’elle repose quasi exclusivement sur les réseaux numériques. La « djihadosphère » utilise des messageries sécurisées pour communiquer, sans que ses membres ne se connaissent forcément. Face à ce nouveau phénomène, la stratégie de contre-terrorisme s’adapte en permanence et il faut rendre hommage à la qualité du travail de nos agents de renseignement en la matière, que ce soit la DGSI ou la DGSE. Moscou face à la guerre intérieure Les  attentats en Iran et à Moscou sont menés dans le cadre de conflits existants, la guerre à  Gaza et celle en Ukraine. N’y a-t-il pas une volonté de Daesh d’ajouter du chaos au chaos  ? Après la chute du mur de Berlin s’est ouverte une période faite de grandes crises régionales, comme la guerre du Golfe et celles des Balkans. À la suite des attentats de septembre 2001 aux États-Unis, nous avons vécu une période de lutte contre le terrorisme islamiste militarisé au Sahel, en Irak et en Syrie, en Afghanistan. L’armée française a toujours été engagée dans ce combat, où elle a essuyé des pertes humaines mais enregistré de nombreux succès tactiques. Avec l’invasion russe en Ukraine  est venue s’ajouter à la menace terroriste une nouvelle forme de guerre froide : une guerre conventionnelle aux portes de l’Europe qui s’appuie sur un nouveau trait, celui de l’hybridité (objets civils détournés à des fins militaires, cyberattaques, chantage énergétique et aux matières premières agricoles, militarisation du spatial et des fonds sous-marins…) Et depuis les attentats terroristes du 7 octobre dernier en Israël, un nouvel épisode de conflit au Proche-Orient avec un risque d’escalade dans toute la région. Je sais qu’avec une telle description, je ne rassure pas nos concitoyens. Depuis très longtemps, il n’y a pas eu une telle concomitance et simultanéité des défis de sécurité, qui emprunte des formes aussi différentes. Nous devons être prêts à y répondre, et c’est le sens du réarmement conduit depuis 2017. Puisque cette menace terroriste pèse sur les pays occidentaux, mais aussi de l’Afrique de l’Ouest à l’Afghanistan en passant par la Russie et l’Iran, elle nous oblige lucidement à garder un niveau de coopération antiterroriste aussi performant que par le passé, malgré la complexification du monde et le durcissement des relations entre États. Dans ce contexte de menace terroriste, est-il raisonnable de maintenir la cérémonie d’ouverture des JO sur les bords de  Seine  ? Concernant les questions de sécurité sur le territoire national, le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur sont compétents. Mais je peux vous dire que tout est examiné lucidement et pris très au sérieux par tous les services de l’État. Le ministère des Armées participera à la sécurité de cet événement : jusqu’à 18 000 militaires pourront être mobilisés pour assurer la sécurité des épreuves. La protection de l’espace aérien sera renforcée comprenant la lutte anti-drone. Et puis, évidemment, la mobilisation de nos services de renseignement. La France est régulièrement cyber-attaquée. En tant que ministre des Armées, avez-vous subi personnellement des cyberattaques  ? J’ai fait effectivement l’objet d’attaques diverses et variées, souvent informationnelles. Par exemple, l’Azerbaïdjan s’est manifesté pendant ma présence à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie au mois de décembre dernier, au cours d’une manifestation indépendantiste qui s’est déroulée pendant la tenue du sommet des ministres de la Défense du Pacifique Sud. Il y avait manifestement une volonté d’instrumentalisation azérie dans cette séquence. Et puis effectivement, j’ai parfois eu des tentatives d’intrusion sur mon téléphone portable. Pouvez-vous nous donner plus de précisions sur le nouveau paquet d’aides que vous êtes en train de préparer en faveur de l’Ukraine à la demande du président de la République ? Notamment sur le volet de la défense sol-air pour lequel les Ukrainiens ont un besoin crucial afin de neutraliser les missiles et les drones russes ? Le président de la République, à la suite de ses derniers échanges avec le président Zelensky, m’a demandé de travailler à un nouveau paquet d’aides, qui comprendra notamment du matériel ancien issu de nos armées, encore fonctionnel. Pour tenir une ligne de front aussi grande, l’armée ukrainienne a besoin par exemple de nos véhicules de l’avant blindé : c’est absolument clé pour la mobilité des troupes, et cela fait partie des demandes des Ukrainiens. Ensuite, l’on voit bien qu’il y a une urgence sur la défense sol-air. Dans la nuit de jeudi à vendredi, les Ukrainiens ont neutralisé 84 des 99 missiles et drones tirés par la Russie, qui est en train de durcir ses frappes et singulièrement sur les populations et infrastructures civiles. Je m’apprête donc à débloquer un nouveau lot de missiles Aster 30 pour le dispositif SAMP/T [système sol-air moyenne portée/terrestre] donné à Kiev. Nous développons aussi des munitions télé-opérées dans des délais très rapides, pour les livrer aux Ukrainiens dès cet été. Combien de vieux blindés allez-vous donner à l’Ukraine  ? Ce matériel ancien, encore opérationnel, va pouvoir directement profiter à l’Ukraine en quantité importante. On peut en parler en centaines pour 2024 et début 2025. Comment allez-vous financer cette aide, qui doit s’élever jusqu’à 3 milliards d’euros en 2024  ? Il faut rappeler aux Français que ce n’est pas un chèque que l’on fait aux Ukrainiens mais la valeur de notre aide en armement issu ou commandé à nos industriels français par le ministère des Armées. Une partie sera financée logiquement par le budget des Armées, car ce sont des cessions à l’Ukraine d’équipements anciens qui font ensuite l’objet d’acquisitions de matériels de nouvelle génération pour nos besoins. Sans guerre en Ukraine, nous aurions donc tôt ou tard procédé à ces changements de matériels. Ensuite, le ralentissement de l’inflation va nous donner des marges de manœuvre au sein du budget du ministère que nous utiliserons pour aider l’Ukraine en passant des commandes aux industriels français. Et il y a aussi les financements européens, comme la Facilité européenne pour la paix dont nous allons toucher bientôt quelques remboursements. Mais va-t-on déprogrammer des investissements prévus pour l’armée française, votés par le parlement, pour aider l’Ukraine ? La réponse est non, car nous ne devons pas ralentir notre réarmement national. Peut-on se servir de toutes les marges de manœuvre pour mieux aider l’Ukraine ? La réponse est oui. Sur l’économie de guerre, vous avez menacé lesindustriels de réquisition et de droit depriorisation pour accélérer les cadences deproduction. Est-ce des menaces en l’air  ? L’industrie de défense produit pour les besoins de la France, de l’Ukraine et de nos partenaires. Et des commandes, en particulier françaises, il y en a  ! Entre 2012 et 2016, leur montant était en moyenne de 9,5 milliards d’euros. Aujourd’hui, pour la seule année 2023, nous sommes à 20 milliards d’euros de commandes passées en attente de livraison  ! Prenons l’exemple des missiles sol-air Aster. Une première commande a déjà été réalisée en janvier 2023 de 200 Aster pour près de 900 millions d’euros, puis il y aura tout prochainement une deuxième commande de 200 Aster, tout cela destiné autant à l’armée française que pour aider l’Ukraine. Le missilier européen MBDA nous doit des livraisons rapides. Ce vendredi, les décrets ont été publiés sur le pouvoir de police du ministre des Armées en matière d’obligation de stocks, de priorisation des contrats, et même de réquisition. J’ai demandé à la Direction générale de l’armement [DGA] de me faire des propositions de mise en œuvre de ces mesures pour accélérer la production du missile Aster. À ce stade, je n’identifie pas de besoin de réquisition. Néanmoins, la DGA va faire une première injonction à MBDA afin qu’il constitue des stocks suffisants de composants. Pour être clair, j’exige la constitution de stocks pour produire des munitions. Pouvez-vous nous expliquer cette décision  ? MBDA a réussi l’augmentation et le doublement des cadences de production sur le Mistral, un missile défense sol-air de courte portée. Merci à leurs équipes. Or, il se trouve que sur le haut du spectre, la France a un besoin très urgent de missiles Aster, tirés à partir du système SAMP/T. Nous avons bien entendu des stocks, mais aujourd’hui nous en tirons en mer Rouge contre les attaques houthistes où les frégates de la Marine nationale sécurisent le trafic maritime, y compris de bateaux français. L’Ukraine, qui dispose du système SAMP/T pour protéger Kiev, a également un besoin urgent de missiles Aster. Par ailleurs, sur l’exportation, j’ai constaté que l’industrie française avait perdu quelques contrats dans des pays de l’Europe de l’Est. Or, pour vendre des armes à l’exportation, il faut être bon sur les technologies, sur les prix, dans la diplomatie, mais il faut désormais être bon aussi sur les délais de livraison  ! La question de la rapidité de production est critique pour la survie de notre modèle souverain de l’industrie française de l’armement. L’Arabie saoudite, qui voulait installer son village olympique aux Invalides, a été très agacée par la polémique lancée par Les Républicains sur cette présence. Estimez-vous qu’elle puisse parasiter les négociations de Dassault Aviation, qui souhaite vendre le Rafale à Riyad  ? J’espère que ce ne sera pas le cas. Le projet saoudien n’est plus d’actualité. Il y avait eu une prise de contact informelle et celle-ci a fuité et a fait l’objet d’une instrumentalisation politicienne. Je tiens à redire que le partenariat franco-saoudien de défense est important. L’Arabie saoudite fait partie de ces pays qui ne veulent pas dépendre complètement de Washington, sans pour autant se lier à Moscou ou à Pékin. Par ailleurs, ces pays sont clés dans la sécurité du Moyen-Orient, notamment par rapport aux défis que l’Iran peut faire peser sur nous tous. Au fond, on doit la vérité à nos concitoyens  : il n’y a pas de sécurité extérieure possible pour les intérêts français, pour la France et les Français, s’il n’y a pas un partenariat engagé avec des pays aussi importants que l’Arabie saoudite. J’en suis persuadé. Ce contexte va-t-il vous inciter à mettre encore davantage la question de l’Europe de la défense au cœur de la campagne des européennes  ? Oui, et je vais m’y employer. Cela doit être l’occasion de nous demander ce que nous voulons pour notre sécurité collective. Quel niveau de coordination souhaite-t-on entre l’Europe et l’Otan ? Que proposons-nous, nous Français, à l’ensemble de nos partenaires européens pour éviter que ce soit quelques grands électeurs aux États-Unis qui décident pour nous de notre architecture de sécurité ? Le sujet doit être au cœur du débat, car le Parlement européen a une influence certaine en la matière. Nous devons aussi en profiter pour nous projeter dans une vision entre partenaires européens. Je suis très attaché à notre souveraineté. Je crois aux États-nations. Je suis donc un Européen, au fond, pragmatique : cela s’appelle le gaullisme  ! Élu et originaire de Vernon dans l’Eure, je suis un enfant du programme Ariane : si plusieurs pays européens n’avaient pas assemblé leurs forces, nous n’aurions pas eu d’accès autonome à l’espace et serions aujourd’hui condamnés à dépendre de solutions américaines… Même si cela n’a pas toujours été facile, on voit bien qu’il faut continuer sur cette voie. Et donc, à quoi doit ressembler l’Europe de la défense selon vous  ? Il est urgent d’avoir une vision de court terme en raison du conflit en Ukraine et de l’appui militaire qu’il faut concrètement lui apporter dès aujourd’hui. C’est le sens des initiatives prises par Emmanuel Macron à Paris en février. Parallèlement, il faut développer une vision de long terme. C’est ce que nous avons commencé à faire avec les Espagnols sur l’avion du futur, avec les Allemands sur le char du futur… Tout cela, ce sont des vrais choix stratégiques pour les trente à quarante prochaines années. Cela implique d’avoir une meilleure coordination industrielle pour une bonne mutualisation de certaines dépenses. Les récents projets développés par Thierry Breton sur le financement de nos industries par la Commission européenne vont dans le bon sens. Trop de pays européens délèguent leur sécurité à Washington en achetant encore leurs matériels aux États-Unis pour des raisons qui tiennent à la protection apportée par le parapluie nucléaire américain. Ce n’est pas le modèle français, ni notre histoire, puisque nous avons notre propre dissuasion nucléaire. Nous avons déjà des discussions et des projets industriels de défense avec les Italiens, les Espagnols, les Allemands, les Belges ou les Néerlandais… Il faut aussi continuer d’y inclure nos amis britanniques, car le Brexit ne change rien à la géographie et parce que nous partagerons toujours la sécurisation de l’Atlantique et de la Manche. Interrogé par Politico, Jordan Bardella s’est prononcé jeudi contre la sortie de la France du commandement intégré de l’Otan, contrairement à ce que proposait jusqu’alors le RN. Comment jugez-vous ce revirement  ? Je serais malhonnête intellectuellement si je ne vous disais pas que c’est beaucoup plus raisonnable que la position précédente du RN   ! À condition bien entendu que cette fois-ci l’avis ne change pas encore… Mais les zigzags sur des questions stratégiques comme celle-ci sont quand même angoissants. Il y a un an, lors de l’examen de la loi de programmation militaire à l’Assemblée nationale, la sortie du commandement intégré de l’Otan était encore la priorité absolue des députés RN. Il n’y a pas de diplomatie française efficace sans clarté. Après leur volonté de sortir de l’euro, puis non. Après le Frexit, puis non ; il serait bon que le Rassemblement national sorte du brouillard stratégique en assumant des positions claires…

Son portable attaqué

Les cyberattaques sont l’un des nombreux motifs d’inquiétude et de vigilance de l’exécutif. Sébastien Lecornu nous a confié avoir personnellement été l’objet « d’attaques diverses et variées, souvent informationnelles ». Il explique que l’Azerbaïdjan s’est manifesté pendant sa présence à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie au mois de décembre dernier, au cours d’un rassemblement indépendantiste qui s’est déroulé pendant la tenue du sommet des ministres de la Défense du Pacifique Sud. « Il y avait manifestement une volonté d’instrumentalisation azérie dans cette séquence », observe-t-il avant de confier avoir « parfois eu des tentatives d’intrusion sur [s]on téléphone portable ».