Cinq pièces maîtresses tout droit sorties de la marmite d’Uderzo


C’était il y a tout juste un an. En plein confinement, plus de quarante ans après son fidèle complice René Goscinny, disparaissait un géant du 9e art. Très, trop longtemps resté dans l’ombre de son scénariste polygraphe, Albert Uderzo a aujourd’hui les honneurs des cimaises du Musée Maillol, lui, le modeste autodidacte devenu une légende de la bande dessinée et l’égal des Franquin et Hergé. Sylvie Uderzo, la fille d’Albert, a réuni pour l’occasion des chefs-d’œuvre connus et inconnus, qui ne se limitent pas aux aventures d’un certain petit Gaulois, quand bien même, comme chez Picasso, les experts débattent sans fin sur la meilleure période du maître (êtes-vous plutôt Astérix et Cléopâtre ou Le Bouclier arverne  ?). De ses débuts comme imitateur disneyen à la création de Oumpah-Pah l’Indien, en passant par des illustrations inattendues et très réalistes de faits divers, Uderzo déploie une palette irrésistible où se croisent, selon les mots du critique d’art Thomas Schlesser, « l’équilibre du savant et du sérieux, la virtuosité de la courbe et le sens de l’apesanteur ». La preuve en images, avec une petite sélection commentée et (très) subjective de cinq pièces incontournables de cette exposition phare.Pièce 1 : Paysage féerique nocturne, 1945Comme nous le déclarait il y a quelques années Uderzo, à l’occasion d’un hors-série du Point consacré à Astérix : « Un jour, avec le dessinateur Martial, on cherchait du travail et on est allés voir Paul Grimault, le réalisateur du Roi et l’oiseau. Le dessin animé, c’était ça mon rêve. Nous avons été reçus par un monsieur en blouse blanche très hautain qui nous a pris de haut : Comment, vous n’avez pas fait l’académie ? Alors j’ai fréquenté un soir une académie place des Vosges et puis c’était fini. » Uderzo, comme tous les dessinateurs de sa génération, aspire à rejoindre les États-Unis pour faire du Disney (« J’avais l’habitude de dire que je deviendrais le Walt Disney de Bobigny ! »). Au même moment, il rencontre Ada, sa future femme, et demande sa main au père de cette dernière, tout en lui indiquant qu’il compte partir tenter sa chance pendant trois ans en Californie. « Mon grand-père lui a répondu : « Revenez dans trois ans et on en reparlera ! » se souvient, amusée, Sylvie Uderzo. « Du coup, mon père a vite renoncé à son rêve américain pour épouser ma mère ! » Cette merveilleuse gouache, qui témoigne du talent précoce d’Uderzo (il a tout juste 18 ans), en même temps que de ses appétences pour la peinture (qu’il ne pratiquera pourtant que fort peu), évoque à la fois l’univers de Disney (Pinocchio date de 1940) et celui des Fables animalières de La Fontaine. Surtout, il annonce les dispositions inouïes du dessinateur pour la perspective, à la manière d’un Leon Battista Alberti, ainsi que pour la représentation de la nature, visible, entre autres, dans la restitution des fabuleux paysages armoricains d’Astérix.Pièce 2 : Illustration pour Sud-Ouest, 1950Au début des années 1950, Uderzo se fait la main dans le monde de la presse, qui cherche des dessinateurs pour illustrer les faits divers, dans la grande tradition du Petit Journal. Il se plie donc à ce qu’il n’affectionne que modérément, le dessin réaliste, dans lequel est toutefois déjà perceptible l’influence des grands maîtres américains de la bande dessinée comme Milton Caniff (l’auteur de Terry et les pirates) ou Alex Raymond (Flash Gordon). Sur cette illustration pour le journal Sud-Ouest, signée « Al Uderzo » (car Al faisait plus américain et « gros dur à la Al Capone »), on voit un homme de la bonne société, manifestement tourmenté par un esprit féminin maléfique (une Lorelei ?). Le dessin est extraordinairement vivant, avec cette table en déséquilibre dont les objets sont sur le point de tomber – l’un d’entre eux est un journal où s’affiche le mot « Diable ». Une séance de spiritisme qui aurait mal tourné ?Pièce 3 : Oumpah-Pah sur le sentier de la guerre, 1958Pour certains amateurs de Goscinny et Uderzo, elle est plus que la série séminale qui a ouvert la voie à la création d’Astérix. Elle est LE sommet de la collaboration entre les Montaigne et La Boétie de la bande dessinée. Le Oumpah-Pah primitif, toute première collaboration entre les deux artistiques, a été imaginé en 1952 dans le but de conquérir le marché américain. Les quelques planches d’essai mettaient en scène un Indien confronté à la modernité dans l’Amérique des années 1950, et bénéficiaient d’une traduction en anglais par Harvey Kurtzman, le futur créateur de Mad Magazine devenu un ami de Goscinny lors de la période new-yorkaise de ce dernier. Le projet n’aboutit pas mais, quelques années plus tard, lorsqu’André Fernez, le rédacteur en chef du journal Tintin, propose à Goscinny une collaboration avec le journal d’Hergé, il réinvente la série en la transposant cette fois au XVIIIe siècle. Cette parodie historique, à la fois très sérieuse et complètement anachronique (on croise des Prussiens dans les territoires américains !), permet surtout à Goscinny et Uderzo de créer, pour la première fois, un duo comique irrésistible, composé du sculptural Oumpah-Pah, de la tribu des Shavashavah, et du frêle Hubert de la Pâte Feuilletée, un jeune noble au service du roi de France. De ce contraste civilisationnel naît une amitié inaltérable, qui permettra à Goscinny et Uderzo d’affirmer une vis comica fondée sur la bienveillance, la tolérance et l’équilibre des contraires. Il y a du Montesquieu ou du Voltaire dans ce Oumpah-Pah là. Sur cette planche, on note un découpage nerveux et dynamique, où la tension finit par éclater de façon comique à travers l’exclamation de Hubert : « PARS VITE ET EN SILENCE OUMPAH-PAH ! » Dans la chute de la planche, Hubert le gaffeur se reproche son manque de discrétion et sa maladresse – running gag imparable de la série.À LIRE AUSSIMais que cache « Astérix et le Griffon » ?Pièce 4 : Le Bouclier arverne, 1967Sur un plan graphique, Uderzo est au somment de son art en cette fin des années 1960. Son trait est aérien, vif et d’une précision faramineuse. La proportion de ses personnages, leur expression, leur rondeur, tout est maîtrisé à la perfection. Le Bouclier arverne revisite la mauvaise conscience française de la Collaboration, avec son intrigue centrée autour du bouclier de Vercingétorix, symbole de la résistance à l’envahisseur romain. Loin d’Alésia, Astérix chante le souvenir de Gergovie en rejouant la scène du triomphe gaulois, sous les yeux d’un César médusé. L’équilibre de la case principale est parfait, avec ses quatre éléments (César sur son cheval, le cortège des Arvernes, les soldats romains couverts de suie et Astérix ouvrant la marche) dont les regards convergent vers le centre : Obélix portant sur le fameux bouclier le chef du village gaulois Abraracourcix, vétéran de la Guerre des Gaules. Ce dernier a beaucoup maigri, et pour cause : il sort d’une cure du côté… de Vichy !Pièce 5 : Parodie intitulée « Amicales coopérations », 1969Cette incroyable planche ne peut se comprendre sans le contexte qui l’accompagne. Nous sommes quelques mois après Mai 1968. La déflagration a gagné les rangs du journal Pilote, dont Goscinny est le rédacteur en chef et Astérix un pilier. Certains jeunes petits malins entendent contester l’autorité du chef et ringardiser la « bande dessinée à papa », dont Uderzo est l’un des représentants. Ces rebelles rejouent d’une certaine façon la révolte des cinéastes critiques des Cahiers du cinéma contre « la qualité française », et Goscinny et Uderzo sortent blessés de cet épisode, comme ce dernier le racontera plus tard : « Lors de cette fameuse réunion de mai 1968 où les dessinateurs voulaient refaire le monde, on m’a placé de l’autre côté de la barrière et on m’a ignoré… Ce n’est peut-être pas de la jalousie, mais une sorte de réticence devant le succès d’un confrère que je ressens même chez les jeunes dessinateurs de Pilote. Il y a une distance, c’est incontestable, bien que je n’aie jamais pontifié, que je n’aie jamais joué les grands maîtres. Dans les réunions de dessinateurs auxquelles j’assistais, je la bouclais, je ne voulais pas m’imposer. » Cette planche rarissime réalisée pour Pilote en 1969 est sans aucun doute une réponse ironique apportée par Uderzo aux aspirations supposées d’une partie du lectorat de Pilote, comme l’indiquent les questions qui surplombent la planche : « Je souhaiterais voir un Astérix un peu plus dans le vent, un Astérix psychédélique par exemple. Et puis pourquoi les femmes n’ont-elles pas un rôle plus important dans vos histoires » ? Uderzo se fait alors pasticheur de génie, avec un style qui emprunte au Guy Peelaert de Pravda la Survireuse, paru un an auparavant. Cette parenthèse méta est surtout l’occasion pour Uderzo de montrer qu’il n’a rien à envier à la génération des Druillet, Giraud et autre Gotlib, qui confesseront plus tard leurs dettes à l’endroit de leur brillant aîné.Uderzo. Comme une potion magique, au Musée Maillol, du 27 mai au 30 septembre 2021