Comment les dérives sectaires naissent sur les réseaux sociaux


Dans son livre Dieu est un voleur qui marche dans la nuit, Quentin Bruet-Ferréol raconte l’histoire de la première secte de l’ère Internet. Un avant-goût des mouvances du type Antivax et QAnon que nous avons vu émerger récemment ?

39 personnes appartenant à la secte Heaven’s Gate se sont donnés la mort en buvant un cocktail empoisonné. Ils étaient persuadés que ce rituel leur permettait d’échapper à leur enveloppe corporelle pour rejoindre un vaisseau extraterrestre caché derrière la comète Hale-Bopp qui passait, à ce moment-là, non loin de la Terre.

Comment les dérives sectaires naissent sur les réseaux sociaux

18 ans plus tard, Quentin Bruet-Ferréol, spécialiste des recoins obscurs de l’Internet qu’il chronique dans son blog Tryangle, tombe sur le site Internet de la secte qui est resté actif tout ce temps. Il va fouiller parmi la centaine de pages de documents mis en ligne et contacter les survivants d’Heaven’s Gate pour reconstituer, sous la forme d’un roman qui se lit d’une traite. Dieu est un voleur qui marche dans la nuit (aux éditions Bouquins) relate l’histoire incroyable de cette secte qui fut la première à investir Internet pour recruter. Cette dernière annonce par bien des aspects, les innombrables dérives sectaires auxquelles nous assistons sur les réseaux depuis le mouvement QAnon jusqu’aux mouvements antivax.

Comment avez-vous découvert cette histoire liée à Heaven’s Gate et comment vous est venue l’idée d’écrire dessus ?

Quentin Bruet-Ferréol  : C’était en 2015. Comme d’habitude, j’étais en train de surfer sur des sites louches puisque c’est ma passion et je tombe sur le site de la secte, heavengates.com, qui était resté dans son jus. Rien n’avait bougé et on voyait toujours le signe « Alerte Rouge » qui clignotait comme si la comète Hale-Bopp arrivait sur la Terre. Je me suis dit que c’était un passionné qui l’avait maintenu à flot, car à ma connaissance, tous les membres étaient morts en 1997. Après quelques recherches je suis tombé sur une adresse mail et finalement, c’est un ancien membre de la secte m’a répondu. Je me suis rendu compte que 20 ans après, des personnes n’avaient toujours pas tourné la page. Ce qui ne devait être qu’un article s’est alors transformé en une enquête de 5 ans sur cette histoire profondément mystérieuse.

Votre livre se présente comme un roman inspiré de faits réels. Qu’est-ce qui est vrai ou faux dans cette histoire ?

mais tout est vrai. J’ai collecté des centaines de documents, j’ai fait des liens, j’ai discuté avec les membres de la secte. Il y a bien quelques éléments de fictions, mais ils ne changent jamais le sens de la réalité de ce qui s’est passé. Au contraire  ! Si j’ai parfois mixé deux personnages en un seul par exemple, c’est justement pour rendre les évènements plus lisibles. 

Qu’est-ce qui est si mystérieux et attirant à propos de cette secte ?

Mais au-delà de leur fin, c’est aussi la manière dont le groupe fonctionnait et recrutait qui m’a interpellé. Heaven’s Gate est la première secte de l’ère Internet qui avait mis en ligne toute leur idéologie et qui parcourait des forums de geeks pour trouver de nouveaux membres. C’était aussi une agence digitale qui concevait des sites web pour des entreprises. Enfin, ils sont les créateurs et diffuseurs de nombreuses théories du complot et de fausses informations à l’époque, notamment sur tout ce qui touchait aux OVNIS et aux extraterrestres. Tous ces éléments font de Heaven’s Gates une espèce de pierre de Rosette qui permet de mieux décrypter ce qui se passe en ce moment sur les réseaux.

Au moment des faits, on est au milieu des années 1990, Internet restait un truc de niche, pourquoi cette secte s’est autant investie sur le web ?

Q. B.-F.  : Heaven’s Gate était porteuse de croyances très radicales, et c’est peu dire  : ils considéraient leur corps comme des « véhicules » qu’il fallait dompter pour que leur esprit puisse rejoindre des extraterrestres dans l’espace… Pour convaincre de ce genre d’idée, ils se sont rendu compte que la solution, c’était de trouver des gens qui leur ressemblaient Des gens qui étaient déjà enclins à accepter leur façon de penser. Dans les années 70 et 80, ils faisaient des conférences devant des centaines de personnes et, après quelques coups d’éclat historiques, ils ont vite peiné à recruter…. Mais bien que nous étions dans les années 90, ils ont imaginé qu’Internet leur permettrait de trouver beaucoup plus facilement des profils similaires aux leurs. C’est du marketing digital avant l’heure. Heaven’s gate est précurseur en matière de dérives sectaires sur les réseaux.

Ils ont d’abord écumé les forums Usenet consacrés à la religion ou à la contre-culture anti-gouvernementale mais ça n’a pas fonctionné. Alors, aussi incroyable que cela puisse paraître, ils se sont mis à poster des forums de fans de Star Trek. Heaven’s Gate s’est transformée en une sorte de « secte geek ». Elle a adapté sa parole à cette subculture pour essayer de recruter, notamment en mêlant sa théologie au lore (à l’univers frictionnel) de Star Trek, en se présentant comme des « vrais Q ». le Q n’a rien de commun avec le Q de QAnon même si l’usage de cette même lettre est troublant, mais une référence à un peuple omnipotent et omniscient de la série de science-fiction. Se connecter avec cette communauté via Internet, c’était une façon de toucher les gens qui leur ressemblaient le plus, et de les amener dans un monde où la frontière entre réalité et fiction se brouillent. Ce brouillage est très fréquente dans la culture web, notamment le monde des fanfictions qui a aussi connu des dérives sectaires méconnues. En fin de compte, ils n’ont réussi à recruter qu’un seul couple de cette manière, et la femme a fait partie de ceux qui se sont tragiquement donné la mort en mars 1997. Elle a laissé trois enfants derrière elle.

Quelles sont les méthodes imaginée par la secte et qui sont encore utilisées aujourd’hui ?

Q. B.-F.  : Le concept le plus utilisé, c’est celui qui consiste à se cacher derrière de grandes causes, des sites d’associations ou de comptes bien-être. Heaven’s Gate a par exemple fait la promotion massive du régime Master Cleanser à base de jus de citron, de sirop d’érable et de poivre de Cayenne qui est censé détoxifier le corps. C’est assez amusant de voir que ce même régime est promu par Beyoncé aujourd’hui. Selon la même logique, Instagram ou TikTok pullulent de comptes qui mélangent bien être, ésotérisme, santé et finance, et qui cachent en réalité des dérives sectaires.

Est-ce que cette montée des mouvances sectaires est entièrement de la faute d’Internet ?

Q. B.-F.  : On a tendance à penser que le web permet de manipuler facilement les gens, de les convaincre ou de les radicaliser plus facilement. Je pense que c’est plus complexe que ça. Comme l’explique en substance le sociologue Arnaud Esquerre, la manipulation mentale traditionnelle nécessite la présence physique des individus. Sur internet, c’est différent, les gens font ce travail eux-même parce qu’il on en vie de le faire. Le gourou d’Heaven’s Gate résume très bien la situation à mon sens. Un jour, il dit lui-même à ses adeptes  : « Nous ne vous lavons pas le cerveau, nous vous aidons à le laver par vous-même… et vous ne frottez pas assez fort  !  ».

Ce que permet le web en fin de compte c’est d’aller chercher les gens prêts à croire, là où ils sont. Google est un moteur de recherche, mais aussi un moteur de rencontre entre des idées folles et des gens qui les cherchent  ! C’est une sorte de confessionnal magique auquel on confie nos pensées et nos envies les plus intimes, et qui va nous aider à trouver le récit qui nous convient le mieux. Les bulles filtrantes sont aussi des bulles de croyances. A partir de là, l’émergence des technologies complexes comme les algorithmes favorise paradoxalement l’apparition de nouvelles croyances  : sur TikTok par exemple on voit apparaître un mouvement religieux lié au manifesting, un corpus de croyance lié aux lois de l’attraction selon lesquelles, toutes nos pensées modifient la réalité. Le tiktokeur William Knight est en l’exemple le plus connu. Il démarre toutes ses vidéos en disant qu’il n’y a pas de hasard et que ce sont les lois de l’attraction, via l’algorithme de recommandation de TikTok qui a emmené les viewers jusqu’à lui. En somme, les algorithmes deviennent les alliés de la pensée magique  !

Dans votre roman, plusieurs personnages finissent par sortir de la secte. On a envie de vous demander ce qu’on peut faire pour aider des gens qui ont plongé dans des dérives sectaires sur les réseaux ?

Q. B.-F.  : Il y a une idée tenace sur le profil des victimes de dérives sectaires  : les adeptes seraient forcément des « simples d’esprits » et des « gens vulnérables ». Si c’était le cas, pourquoi le phénomène serait-il si persistant, y compris aujourd’hui à l’ère des technologies ? Ce que j’ai vu en me plongeant dans l’histoire d’Heaven’s Gate, c’est qu’il s’agit avant tout de personnes idéalistes et résilientes qui rêvent de se dévouer à une cause. Ils s’enferment dans des fictions qui paraissent invraisemblables ou complotistes parce qu’ils sont persuadés que ce combat ou cette nouvelle manière de vivre est la chose la plus positive qu’ils auront fait dans leur vie. Mais alors comment fait-on pour sortir ces gens-là d’une fiction comme celle-ci, alors même qu’ils s’engagent dans une lutte qu’ils voient comme nécessaires et salutaires ?

Dans les décennies d’existence d’Heaven’s Gate, il y a une personne qui s’appelle Frank qui est sortie grâce à une main tendue. Concrètement, la secte le faisait travailler pour financer le groupe, et sa patronne est venue le voir  : elle lui a confié un projet en lui disant qu’elle croyait en lui et qu’elle le trouvait très créatif. Cette confiance a fissuré le récit mis en place par la secte qui lui avait bien fait comprendre qu’en dehors du groupe, la société le rejetait et le détestait. La plupart des rescapés de Heaven’s Gates sont des gens qui ont trouvé ces mains tendues pour revenir dans la réalité. En fin de compte, ce que cela nous montre, c’est qu’une société ne tient pas uniquement parce que nous avons tous la même conception du monde, mais aussi parce que nous voulons vivre ensemble. Face à la fragmentation du croire, accélérée par des milliers de bulles filtrantes sur les réseaux, il faut répondre par une utopie comme celle-là, je pense que nous en avons besoin.