Tedi Papavrami est un habitué des salles de concerts. Mais à l’occasion des
39es Assises de la traduction littéraire à Arles, c’est son autre passion qu’il a racontée, celle de la traduction littéraire. En effet, depuis plus de 20 ans, ce virtuose du violon est aussi un virtuose de la plume : c’est lui qui traduit en français l’œuvre du grand auteur albanais Ismail Kadaré.
Pourtant sa première rencontre avec l’auteur, à Paris, ne lui a pas laissé une grande impression, a-t-il raconté. Il le connaissait de nom, son père lisait ses écrits, mais il le trouvait « lugubre et triste ». En même temps, le violoniste prodige fraîchement arrivé à Paris de son Albanie natale pour poursuivre ses études de violon au CNSM, n’avait à l’époque que 11 ans. Quelques années plus tard, ayant lu plusieurs de ses romans, le violoniste est tombé sur une nouvelle qu’il a essayé de traduire en français. « J’ai trouvé ça vraiment, vraiment ardu », a-t-il raconté. Mais le travail a plu aux Éditions Fayard, qui cherchaient justement un traducteur, et Tedi Papavrami s’est retrouvé engagé, un peu malgré lui et « un peu effrayé », à traduire Kadaré.
mais la traduction reste son violon d’Ingres. Comment ces deux activités se répondent-elles ? Nous l’avons rencontré aux 39e Assises de la traduction littéraire à Arles en novembre dernier.
France Musique : Vous racontez que la littérature a toujours été très présente dans votre vie. Très jeune, vous étiez fervent lecteur, même en faisant vos gammes.
Par conséquent, je ne conseille quand même pas du tout aux étudiants de le faire. Néanmoins, c’est la preuve que l’interprétation et la lecture se jouent sur deux plans différents. Je serais bien incapable en revanche de suivre deux lectures ou deux morceaux différents.
Vous avez d’ailleurs raconté que vous avez toujours eu plus de facilité à déchiffrer un texte qu’une partition ?
Je soupçonne que cela est dû au fait que j’ai une très bonne oreille, qui est très en avance sur mon cerveau, sur le mécanisme intellectuel. Tellement en avance – surtout pendant mon enfance – que j’ai très vite abdiqué. J’étais bien obligé de déchiffrer les partitions, mais c’est toujours resté très laborieux. Nous ne sommes pas du tout égaux à ce niveau-là.
Cela dépend. Contrairement à la musique où j’ai investi énormément de travail, je ne me sens vraiment traducteur que lorsque je suis en plein dans une œuvre. Ce n’est pas le cas en ce moment, j’ai l’impression qu’il serait donc usurpé de me prétendre traducteur. La musique est très identitaire, elle fait vraiment partie de moi. La traduction est un peu temporaire. Kadaré a un certain âge, et il écrit beaucoup moins aujourd’hui, je ne sais même pas s’il écrira de nouveau. Donc je suis devenu un traducteur sans auteur. J’ai eu d’autres propositions que j’ai déclinées parce que je ne pensais pas réussir à traduire plusieurs auteurs. Et comme c’est une activité de plaisir, il faut un déclic : je ne veux pas traduire pour traduire, sans qu’il y ait un vrai coup de foudre littéraire.
Vous avez traduit et fréquenté un immense auteur.
Pas du tout mélomane. Vraiment pas. Même si j’ai découvert – je m’en doutais en lisant ses textes – un excellent ouvrage par un musicologue sur les poèmes de Kadaré notamment, qui montre de manière très claire et très frappante à quel point cet auteur est sensible à la musicalité de la langue. Bien sûr, c’est aussi un grand poète qui a écrit beaucoup de poésie, surtout à ses débuts. Son œuvre est éminemment musicale, ce qu’il fait entre le sens et les sonorités est très subtil. Mais alors, il n’a pas du tout de culture musicale. Il n’est jamais venu m’écouter en concert !
Un jour alors qu’il était invité dans une émission radio, on lui avait demandé de choisir des œuvres de musique classique. Il ne savait absolument pas, alors il m’a appelé pour que je le conseille. Estimant qu’il y avait un parallèle vraiment intéressant entre sa position pendant le régime communiste et celle de Chostakovitch, je le lui ai suggéré. Mais il n’a pas du tout approfondi la question, il vit exclusivement dans la littérature. C’est curieux, car les gens de lettres, traducteurs ou écrivains, ont souvent un rapport assez profond avec la musique.
Vous avez traduit les poèmes de Kadaré. votre oreille, votre sens du phrasé et du rythme ont-ils été importants dans votre travail ?
on remâche le truc, et tout à coup on tombe sur la sensation juste et qui correspond à un mot juste. C’est sensoriel aussi.
?
Vu de l’extérieur, cela semble évident. De l’intérieur, je ne sais pas. Je n’ai pas l’impression que la traduction fasse appel aux mêmes mécanismes que l’interprétation, même si les exercices se ressemblent. Il s’agit toujours d’être un bon spectateur de l’œuvre, de la ressentir, de se laisser imprégner par le texte, littéraire ou musical, puis de le faire jaillir à travers l’instrument ou une autre langue. Il y a certainement aussi une même démarche de fond : le respect du texte, la volonté d’épouser l’original au plus près. Mais l’interprétation d’une œuvre musicale que l’on joue depuis longtemps évolue, et change parfois même radicalement, alors que les notes et le rythme restent les mêmes. Il y a moins de marge d’évolution en littérature. Et puis, la musique est tellement à part que je me sentirais un peu emprunté d’affirmer que ces deux activités sont jumelles.
La musique se distingue-t-elle par son côté abstrait ?
Oui, et puis, la musique provoque des sensations vraiment physiques car elle éveille des émotions immédiates, alors que la traduction fait davantage appel à l’intellect, même s’il y a parfois – dans le meilleur des cas – un aspect de sensations. Avec la musique, en deux accords, tout le monde est captivé. Avec la parole, il faut toucher au raisonnement afin de provoquer les émotions. Les dictateurs l’ont bien compris, ils ont mis en musique beaucoup de choses pour embrigader les foules. Et puis, on le voit très bien en Occident, dans la société de consommation. La musique est partout parce qu’elle entraîne les gens très vite.
En revanche, j’ai déjà fait des réductions pour le violon d’œuvres composées pour l’orgue, et j’y vois plus de parallèles avec la traduction littéraire. Pour passer d’une écriture à trois portées, très chargée, à celle pour un violon, j’ai été forcé d’élaguer beaucoup du texte original. Par ailleurs, je me suis rendu compte que les transcriptions qui ont été effectuées dans le sens de l’agrandissement, manquent souvent leur but. Je pense à la Toccata et fugue de Bach que Stokowski a transcrite pour l’orchestre, qui est un peu ridicule. Il y a sans doute des exceptions : les Tableaux d’une exposition arrangés par Ravel, excellent orchestrateur : c’est sublime. Mais pas plus que la version pour piano de Moussorgski quand même. Dans le sens de la réduction, ça fonctionne beaucoup mieux.
La traduction littéraire va forcément dans le sens de la réduction. Non pas parce que la langue vers laquelle on va est moins riche, mais parce que l’écrivain a conçu son texte avec une grande justesse, dans le sens le plus intime qu’il voulait exprimer. Pour rester fidèle à cette démarche, le traducteur devra réduire, il sera obligé de trouver le mot juste. Proust disait : « La tyrannie du vers oblige le poète à trouver des merveilles qu’il ne trouverait pas dans une totale liberté. » C’est le miracle de la contrainte, qui peut donner davantage de force, paradoxalement.
26 janvier 2022
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C’est ce que vous ressentez en traduisant les textes de Kadaré ?
Oui, Kadaré a été obligé d’écrire sous une dictature, donc il devait trouver des métaphores, des univers parallèles tirés de l’histoire. Il ne pouvait pas écrire librement. Et pourtant, les œuvres de cette période-là sont les plus fortes de sa création, celles qu’il a conçues dans cet étau où il avait peu de liberté et où il risquait sa vie.
Il y en a plusieurs, parce qu’il a multiplié les chefs-d’œuvre, surtout à cette époque. La niche de la honte me semble un ouvrage un peu méconnu par rapport à d’autres – Le Général de l’armée morte ou Avril brisé par exemple. Certains le trouvent un peu trop « romantique allemand », notamment avec des images de chevauchées dans la nuit. Mais c’est un écrivain qui invente un univers, il va vraiment vers l’inconnu, un peu comme Kafka, et pour cela La niche de la honte est un texte vraiment étonnant. Sinon, Le Crépuscule des dieux de la steppe est également un chef-d’œuvre très différent, qui se rapporte à ses années d’études à Moscou, un livre très intéressant, en résonnance avec l’actualité d’aujourd’hui.
26 janvier 2022
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