Comprendre la révolte iranienne sans céder aux récupérations de tous bords


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Pour comprendre ce qui se joue dans ce moment historique et encore incertain que vit actuellement l’Iran, il faut se recentrer sur les tensions qui traversent la société iranienne et que le cas de Mahsa Amini a fait exploser.

Comprendre la révolte iranienne sans céder aux récupérations de tous bords

Une victime parfaite

«Le fait que cette jeune femme qui, au moment de son arrestation, n’était pas en train de manifester ni de tenir une posture agressive, ait été tuée pour une simple mèche de cheveux, a allumé une étincelle chez les jeunes femmes iraniennes qui en ont tout simplement assez des restrictions draconiennes imposées par le régime, décrypte Nima Naghibi, professeure à l’Université métropolitaine de Toronto, spécialiste de la diaspora et des études postcoloniales. La mort de Mahsa a galvanisé toute une population de jeunes –surtout des femmes– qui occupent le devant de la scène dans ces manifestations et qui sont frustrées de voir leur jeunesse, leur vie, leur potentiel, être violemment réprimés par le gouvernement iranien. La mort violente de Mahsa Amini aux mains de la soi-disant “police des mœurs” en est venue à signifier la répression brutale des femmes iraniennes, et de la jeunesse iranienne en général.»De fait, la réaction de la population est massive. Des villes considérées comme les plus historiquement hostiles à la République islamique, à l’instar de Sanandadj, dans la province du Kurdistan iranien, jusqu’aux villes les plus conservatrices, à l’image de Machhad, ville sainte d’où est originaire l’actuel président Ebrahim Raïssi, des manifestant·es se sont pressé·es dans les rues pour rendre hommage à Mahsa Amini et réclamer la justice, la liberté, et la chute du régime islamique.

«Est-ce que tout le monde est devenu féministe tout à coup? Probablement pas, mais les mécontentements déjà présents se sont greffés à cette histoire de Mahsa et des droits des femmes.»

Azadeh Kian, professeure de sociologie et directrice du Cedref

«À cela s’ajoute le contexte économique très grave Tous les pouvoirs sont aux mains des ultraconservateurs, et le régime, au lieu de répondre favorablement aux revendications, n’a fait que répondre par la répression. Est-ce que tout le monde est devenu féministe tout à coup? Probablement pas, mais les mécontentements déjà présents se sont greffés à cette histoire de Mahsa et des droits des femmes.»Alors que le taux de chômage de la jeunesse iranienne est à plus de 27%, nombre de jeunes hommes et femmes, y compris diplômés, se retrouvent à devoir travailler dans des secteurs informels de l’économie, tandis que le pays, asphyxié par les sanctions internationales, a vu son inflation annuelle dépasser les 40%, et le taux de pauvreté exploser. La précarité, conjuguée aux humiliations quotidiennes d’un régime inflexible, a préparé le terrain de la révolte.«Les gens en Iran comparent la situation à une marmite couverte en train de bouillir, raconte Arzoo Osanloo, professeure de droit et directrice du Middle East Center de l’Université de Washington. Quand la vapeur commence à s’épaissir, le régime soulève très légèrement le couvercle afin qu’elle s’évacue et que ça ne déborde pas. C’est ce que faisaient les présidents réformateurs, comme Khatami ou Rohani, en disant à la Gasht-e Ershad de laisser tranquilles les jeunes et les femmes. Mais avec Mahsa Amini, les choses sont vraiment arrivées au point d’ébullition. C’était la victime parfaite et innocente, jeune et adorable : les gens se sont identifiés à elle.»

Le voile et le régime

qui a été mise à feu… et puis, il y a ces voiles brûlés, arrachés ou jetés, que le régime avait institués comme piliers de la révolution.

«L’habillement des femmes signifie bien plus qu’un simple contrôle social , c’est le symbole d’un changement idéologique dans la nature de l’État.»

Arzoo Osanloo, professeure de droit à l’Université de Washington

Pour Arzoo Osanloo, c’est aussi une réponse à l’échec et à la trahison du projet révolutionnaire, qui portait à l’époque la promesse d’une république égalitaire et démocratique, et qui avait fait du respect et de la liberté des femmes l’un de ses arguments: «Les femmes étaient fortement impliquées dans la révolution qui a permis de créer la République, aussi leurs droits sont devenus une mesure de la légitimité de ce nouveau régime. Ils ont promis aux femmes l’amélioration de leur statut et l’accès à la dignité, or rien de tout cela n’est advenu.»D’où le contrecoup féministe que connaît l’Iran aujourd’hui, porté par une génération qui est pourtant le produit même de la République islamique. «Les femmes iraniennes parlent de leur droit à choisir, on retrouve des slogans comme “mon corps, mon choix”… Cette terminologie fait écho à celle qu’on retrouve aux États-Unis, en particulier avec le débat sur l’avortement; or les femmes iraniennes ne se font pas les perroquets du langage occidental en disant cela : ce sont précisément les éléments de la république post-révolutionnaire. La République islamique a créé un système d’attentes, et conséquemment, ses citoyens ont des exigences vis-à-vis de leur gouvernement, en tant que république», avance la chercheuse.

Lectures ethnocentristes

De la situation iranienne, l’Occident ne semble pourtant avoir retenu que l’image du voile, empesé d’une charge symbolique décidément infinie… pour y ajouter une lecture très ethnocentrée. Dès les premiers jours de contestation, les témoignages de solidarité adressés aux Iraniennes qui ont afflué de toutes parts ont très vite dilué les revendications de ces dernières dans un océan de relativisme.En France, le hijab des femmes iraniennes est ainsi devenu tantôt un alibi pour brandir le spectre de la menace islamiste qui pèserait sur les sociétés occidentales, antienne désormais indémodable du débat politique français, tantôt un prétexte pour minorer voire nier la réalité des violences patriarcales qui ont lieu dans l’Hexagone, et seraient négligeables au regard de celles qui s’exercent en Iran.L’Iran se transforme en repoussoir idéologique monolithique, et le corps des femmes iraniennes devient soudain un argument réversible à l’envi, qui se prête à toutes les récupérations politiques, vient servir des discours conservateurs, islamophobes et antiféministes puisant à la source du whataboutism, et sait encore répondre aux fantasmes orientalistes de ceux qui attendent avant toute chose des femmes musulmanes qu’elles se dévoilent ou «se dévêtent».«Il y a aujourd’hui une confusion, parfois délibérée, qu’on retrouve même chez certaines féministes françaises très laïcistes et républicanistes, entre le refus du port obligatoire du voile, et le refus du voile, souligne Azadeh Kian. En Iran, il y a un régime islamique au pouvoir depuis 1979, qui instrumentalise le port du voile et l’islam à des fins politiques et de pouvoir, ce qui n’est pas le cas en France. On ne doit pas accepter ces récupérations qui se font sur des généralisations: ça va à l’encontre des intérêts de ce mouvement iranien et des femmes iraniennes. Ce que les Iraniens rejettent, c’est l’islam politique. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le voile, c’est la question des droits des femmes, des droits humains, de la liberté, de l’avenir démocratique, et les revendications d’ordre économique et social.»Si la question du fait religieux peut se poser dans ce contexte, c’est dans le sens des discriminations ethniques et religieuses qui perdurent en Iran, notamment à l’égard de la communauté kurde sunnite, minorité dont faisait partie Mahsa Amini, dite Zhina, de son prénom kurde.L’instrumentalisation du voile n’est certes pas nouvelle, fait remarquer Nima Naghibi : «Depuis le XIXe siècle, les puissances coloniales européennes ont utilisé le symbole du voile pour justifier leur présence coloniale dans divers pays, comme l’Algérie, l’Égypte, etc. Les régimes coloniaux français et britannique ont utilisé la rhétorique de la libération de la femme musulmane des “chaînes du voile” et ont présenté leurs propres sociétés comme des lieux idéaux pour l’épanouissement du féminisme. Aujourd’hui, cette représentation de la femme voilée et opprimée justifie la discrimination à l’encontre des populations musulmanes dans les pays occidentaux et alimente les sentiments anti-immigrants en Europe et en Amérique du Nord.»Le syndrome du white savior («le sauveur blanc») n’épargne pas pour autant les milieux progressistes et féministes, qui ont pu être tentés de se faire les porte-voix privilégiés de la cause iranienne… en la ramenant à leurs propres combats. «Dans mes écrits sur les manifestations des femmes iraniennes en mars 1979, j’ai été très critique sur la façon dont le mouvement des femmes iraniennes a été, à mon avis, coopté par un mouvement féministe globalisé bien intentionné, mais finalement destructeur», relève Nima Naghibi, autrice du livre Rethinking Global Sisterhood : Western Feminism and Iran («Repenser la sororité mondiale : le féminisme occidental et l’Iran»).

«L’“amplification” des voix est beaucoup plus utile que l’idée de “parler au nom” des féministes iraniennes, qui renforce une relation paternaliste et hiérarchique.»

Nima Naghibi, professeure à l’Université métropolitaine de Toronto

Elle évoque ainsi les cas de la féministe américaine Kate Millet, venue en Iran pour «apprendre» aux femmes iraniennes comment lutter pour leurs droits avant d’être expulsée du pays, ou encore de cette délégation européenne du Comité international du droit des femmes, présidé par Simone de Beauvoir, qui avait obtenu une audience de cinq minutes auprès de Khomeyni pour s’entretenir du hijab, et qui n’a récolté que le silence de l’ayatollah, servant in fine la rhétorique du régime selon laquelle «ceux qui s’opposent au hijab sont des éléments “occidentalisés” déconnectés du reste de la société iranienne, qui doivent donc être éradiqués ou rééduqués», résume Naghibi.Selon la chercheuse, cette posture a toutefois évolué : «Le mouvement féministe est désormais très diversifié, et de nombreuses féministes occidentales sont soucieuses de ne pas répéter les erreurs de leurs prédécesseures. Je pense donc que le nouveau vocabulaire de l’“amplification” des voix est beaucoup plus utile que l’idée de “donner une voix” ou de “parler au nom” des féministes iraniennes, qui renforce une relation paternaliste et hiérarchique.»

Cinquante nuances de patriarcat

La récente prise de position de la parlementaire américaine progressiste Alexandria Ocasio-Cortez, critiquée pour avoir fait un rapprochement entre le droit des femmes iraniennes à décider ou non de porter le hijab, et le droit des femmes états-uniennes à disposer de leur corps au regard des débats sur l’avortement, est assez intéressante dans la mesure où elle souligne le continuum existant entre «les forces patriarcales et autocratiques qui répriment les femmes dans le monde entier», sans pour autant amalgamer les deux situations.Pour Arzoo Osanloo, «l’expression de la solidarité doit passer par la reconnaissance du fait qu’il s’agit d’enjeux trans-locaux. Pour que ces luttes soient lisibles, nous sommes forcées de trouver un langage commun : parler de “patriarcat”, d’“autonomie corporelle”… On est sans cesse en train de traduire, de faire des analogies, mais dans le même temps, il faut examiner les conditions locales de cette autonomie. Pour comprendre ce qui se joue en Iran, nous devons déplier les conditions qui, sur le terrain, entraînent cette oppression. L’idée de trans-localité est de partir du local pour ensuite envisager les connexions entre des expériences multiples, établir des relations d’immunité, et peut-être une solidarité plus large.»

La diaspora entre deux eaux

notamment occidentale»

Et après?

et jusqu’à quel point le gouvernement poursuivra sa répression sanglante. Je pense que celui-ci est conscient que s’il recule maintenant, cela pourrait être le début de l’affaiblissement, voire du renversement du système. Il ne peut donc pas se le permettre, mais les manifestants ne semblent pas non plus avoir l’intention de s’arrêter», note Nima Naghibi, qui rappelle toutefois l’enthousiasme et l’espoir suscités par le «mouvement vert» de juin 2009, auquel le gouvernement avait répondu par une brutalité débridée.«Ce qui est terrifiant, c’est que nous avons vu depuis la révolution de 1979 que ce gouvernement n’a pas peur des effusions de sang. Il est cependant extraordinaire de constater qu’à maintes reprises, les jeunes femmes iraniennes n’ont pas eu peur de sortir dans la rue et de risquer leur vie pour obtenir les droits fondamentaux qu’elles méritent», ajoute-t-elle.Si le rapport de force demeure à l’avantage du régime en place, le vaste mouvement de contestation populaire témoigne toutefois de l’aspiration profonde de la société iranienne à un bouleversement institutionnel et politique. Et tandis que le régime s’entête à étouffer les voix contestataires dans le sang, les funérailles des révolutionnaires deviennent le théâtre de nouvelles expressions contestataires.