Agent littéraire installée à Berlin, Marion Duvert s’est engagée pour aider les réfugié·es qui arrivent de plus en plus nombreux d’Ukraine. Elle nous raconte dans un texte fort ses journées passées à la gare centrale, à accueillir, aider et guider les plus démuni·es avec d’autres bénévoles.
“J’ai rencontré Alina à la Berlin Hauptbahnhof, la gare centrale de Berlin, lors de ma première demi-journée d’accueil des réfugiés ukrainiens.
Alina faisait partie, comme moi, des bénévoles. Nous nous sommes associées car il est recommandé de travailler en groupe de quatre, en incluant un·e russophone. Les bénévoles pouvant assurer l’interprétariat auprès des réfugié·es qui ne parlent qu’ukrainien sont aussi précieux·ses que peu nombreux·ses parmi nous.
Dans le vif de l’action, nous avons rapidement perdu les deux autres membres du groupe, chose inévitable face à l’ampleur de la tâche à l’arrivée de chaque train. Alina et moi avons travaillé d’arrache-pied pendant des heures avant de pouvoir, en fin de journée, échanger pendant un moment d’accalmie.
” –, Alina m’a répondu : “Deux jours.
”
Et puis c’est l’occasion d’améliorer mon anglais.”
Elle est en deuxième année d’école de journalisme. Elle veut connaître mon histoire, je la lui raconte dans les grandes lignes : j’ai grandi dans les Alpes, je travaille dans les livres, j’ai vécu à Paris et New York et maintenant je suis là.
“Mais alors, pourquoi tu veux aider ?” Parce qu’il le faut, bien sûr, parce que ce qu’il se passe est inacceptable, parce que je veux faire tout ce que je peux à mon niveau infinitésimal pour aider les victimes de cette terrible guerre. Rien de différent de ce que répondraient tous·tes les bénévoles, tous·tes les militantes qui se mobilisent depuis le début de la guerre, et pourtant Alina s’est mise à pleurer. “Ça me bouleverse, j’ai été tellement surprise de la réaction du reste du monde, je ne pensais pas que vous vous soucieriez de nous.
Avant, je n’avais pas foi dans les gens mais maintenant je crois au pouvoir des individus.”
Chaque fois, elle a refusé. “C’est très gentil, mais je peux demander à ma cousine si besoin. Et puis de toute façon, je ne veux pas accumuler trop de choses, parce que bientôt, je rentrerai à la maison.
”
la Croix-Rouge assure les premiers secours, mais l’infrastructure repose sur les bénévoles, qui relayent les informations sur le terrain par les plateformes Telegram et Adiuto. La Hauptbahnhof est l’une des plus grandes gares d’Europe ; inaugurée en 2006, c’est une belle structure de verre qui paraît encore flambant neuve.
Wikipédia indique qu’elle compte 54 escalators et 34 ascenseurs et que ses deux tours de 46 mètres de hauteur sont équipées de six ascenseurs panoramiques. J’ai l’impression de les avoir tous empruntés au fil des heures effrénées que j’ai passées là-bas.
Les bénévoles sont divisé·es en deux catégories : les russophones portent un gilet réfléchissant orange, tous·tes les autres, un gilet réfléchissant jaune.
Notre rôle est d’accueillir les réfugié·es à la sortie du train et de les escorter selon leur cas de figure : certain·es restent à Berlin, d’autres sont en transit vers une autre ville d’Allemagne, d’autres encore poursuivent leur voyage jusqu’à un pays européen différent. Tous·tes ont droit à une carte SIM gratuite distribuée par Vodafone. Leur statut leur permet de rester sur le territoire allemand pendant un an.
Je ne veux pas accumuler trop de choses, parce que bientôt, je rentrerai à la maison.
Une grande tente devant la gare assure le dispatch de celleux qui restent à Berlin, on l’appelle la “white tent”. L’offre d’hébergement est parti, comme le mouvement dans son ensemble, d’initiatives individuelles : des Berlinois·es se sont présenté·es à la gare et ont proposé aux familles ukrainiennes de les loger pour quelque temps.
Bien vite, il est devenu impératif d’organiser l’offre et la demande de façon structurée, non seulement face à l’ampleur de la demande mais aussi face au constat, horrifiant, que des trafiquants d’êtres humains ou de potentiels pédophiles s’immisçaient dans la foule et proposaient aux femmes avec enfants argent et hébergement.
Les réfugié·es ukrainien·nes font la queue pour récupérer des cartes SIM devant la gare centrale de Berlin.
La ville de Berlin assure la gestion centrale, mais hélas, la rumeur qui grandit depuis un moment est désormais avérée : “Berlin is full.
” Il n’y a plus de place pour contenir les nouveaux arrivants. Les anciens aéroports de Tempelhofer Feld et Tegel ont été rouverts et transformés en structures d’accueil, mais même cela ne suffit pas. Berlin essaie d’élargir le dispatch aux villes alentours, mais la crise s’approfondit chaque jour.
Dans la gare elle-même, la partie nord du premier sous-sol ressemble un peu à une zone de guerre. C’est là que nous escortons les arrivant·es qui sont en transit vers une autre ville allemande. Beaucoup de bénévoles et quelques employé·es de la Deutsche Bahn distribuent des billets gratuits à des guichets improvisés.
Les billets sont pré-imprimés et le transit ferroviaire perturbé : il faut souvent modifier et annoter les billets à la main, s’assurer que chaque voyageur comprend son itinéraire car beaucoup ont plusieurs changements jusqu’à leur destination finale, ce qui occasionne de longues files d’attente.
À côté des guichets, un stand de dépistage du Covid-19, pour celleux qui souhaitent faire un test rapide. La plupart des Ukrainien·nes que j’accueille arrivent sans masque, ou s’ils le portent, c’est souvent sous le menton.
Je ne l’ai remarqué que tard le premier jour, car dans l’urgence de l’aide, qui pense aux gestes barrière ? Les mesures sanitaires sont cependant impératives : le virus est en passe de devenir un grave problème à la gare. Les bénévoles distribuent dorénavant des masques et encouragent les nouvelles et nouveaux arrivant·es à se protéger.
Près des guichets et du stand de dépistage, on a aménagé un Kids Corner, un petit espace où les enfants peuvent passer un moment sous la surveillance d’une dizaine de bénévoles, toutes des femmes, pendant que les mères vont aux toilettes, appellent leur famille en Ukraine, font la queue pour les billets.
À une petite table à côté du Kids Corner, on propose accueil et soutien à la communauté LGBTQI+.
Au-delà, une vaste salle ironiquement nommée “lounge” propose de la nourriture et des boissons, de longues tables et des bancs en bois où s’asseoir et dormir un moment. Dans le lounge, on distribue aussi des produits de première nécessité : couches, dentifrice, shampooing, serviettes hygiéniques, biberons, etc.
La distribution est assurée par les bénévoles ; les ressources viennent principalement des donations des Berlinois·es. Le site Adiuto indique ce dont chaque site d’accueil a besoin, des listes qui sont mises à jour en permanence : petits pots, craies grasses, laisses pour chiens, masques FFP2 taille enfant, bananes, câbles smartphones, déodorant, lait en poudre premier âge, pyjamas pour hommes et femmes, lunettes de lecture, gilets réfléchissants… les besoins changent sans cesse.
Nous accompagnons celleux qui voyagent vers un autre pays européen dans le Reisezentrum, l’agence de voyage de la Deutsche Bahn, saturée en permanence.
Là-bas, j’ai rencontré une jeune fille qui allait fêter ses dix-huit ans le lendemain. Elle voyageait avec sa mère, sa tante, sa sœur et sa nièce, jusqu’à Orléans. Elle m’a dit, avec un grand sourire, qu’elle avait vu sur internet qu’il y avait une école de design là-bas, que c’était chouette parce qu’elle allait pouvoir continuer ses études.
Elle parlait un peu anglais ; ses compagnes de voyage, ukrainien uniquement. Elles avaient faim, je les ai accompagnées jusqu’au lounge où on servait ce jour-là de la Kapuśniak, la soupe de choux traditionnelle qu’elles ont mangée avec joie. Je leur ai parlé de la France, les croissants, les jolis paysages, nous avons rempli un sac de sandwichs et de pommes pour le voyage puis nous nous sommes dit au revoir.
Je pense à elles, en chemin ou déjà arrivées dans ce pays inconnu, avec cette langue nouvelle, si loin de chez elles.
je lui ai demandé où il souhaitait aller si loin de chez lui.
J’ai accompagné une mère et sa fille de cinq ans vers leur quai de départ pour Basel. Nous nous sommes à peine parlé. Elles étaient belles, toutes les deux, et si seules.
La maman, grande, fine, le visage marqué par la fatigue, n’avait plus la force de tirer leur lourde valise. La petite fille tenait contre elle un petit sac que j’ai imaginé rempli de ses jouets les plus précieux. Le train est arrivé en retard, l’emplacement des voitures était mal indiqué, il a fallu courir et dans la bousculade générale j’ai serré la main de la petite fille, tiré la valise comme je le pouvais, je l’ai hissée dans le train, j’ai aidé l’enfant à gravir les marches puis j’ai lâché la petite main qui a retrouvé celle de sa mère.
Les portes se sont fermées, j’ai regardé le train partir, et je me suis octroyé quelques minutes pour pleurer.
Hormis ce moment, pas le temps pour les émotions. Elles déferlent lorsque je rentre chez moi le soir et repense à tous ces visages, tous ces destins, mais sur place, il faut agir, aider, monter et descendre les cinq étages de la gare, s’assurer que ceux qu’on aide sont pris en charge avant de les laisser.
Pendant des heures, je croise des vies dont l’histoire s’écrit sous nos yeux, nous qui vivons à l’Ouest, qui avons un toit, un lit, nos familles près de nous. Je suis frappée par la force et la fierté des Ukrainien·nes que je rencontre, leur courage et leur endurance. Iels acceptent mon aide pour naviguer cette étape de leur long voyage, mais iels ne prennent jamais plus que ce dont iels ont besoin : une bouteille d’eau, une barre de céréales, même si on leur suggère d’en prendre dix, pour les enfants, pour le trajet, pour plus tard.
Non, merci, ça nous suffit. Il faut voyager léger, tel est le sort des refugié·es. Et iels comptent rentrer chez eux bientôt.
”
Marion Duvert
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