Il a étiré le moment jusqu’au bout du bout, quitte à prendre une dernière question après celle qui devait déjà l’être en voyant le visage implorant de notre consœur de RFI, qui voulait avoir l’avis du candidat sur la situation au Mali. Enfin, du président. Du président-candidat, quoi. C’est qu’on ne sait plus trop, avec Emmanuel Macron. Jeudi, à Aubervilliers, il s’exprimait en tant que prétendant pour exposer en détail le programme censé baliser les cinq prochaines années s’il est réélu. Tout en ne perdant pas une occasion de glisser qu’il devait parler au président ukrainien Volodymyr Zelensky « ce soir » ou avoir une conversation avec Vladimir Poutine « dans les prochains jours ». Une belle maîtrise de « l’effet drapeau », ce concept politique qui veut que le peuple ait davantage de sympathie pour son chef en période de guerre.
Impatience
C’est d’ailleurs pour un coup de fil à Justin Trudeau, le Premier ministre canadien, qu’Emmanuel Macron a fini par siffler la fin de la conférence de presse, à 19 heures passées. Pendant deux heures et demie, il aura répondu pied à pied à la bonne trentaine de questions des journalistes, après un propos liminaire d’une heure et demie. Quatre heures d’exercice au total, donc, histoire de marquer les esprits dans cette campagne à laquelle il se consacre quand il peut, comme il l’avait dit à Poissy lors de son premier déplacement de candidat. Histoire, aussi, donner une image de vraie confrontation, dans un rare moment d’échanges avec les médias.Une certaine excitation était palpable dans l’interminable file d’attente menant aux portes aux Docks de Paris, en début d’après-midi. Quelque 230 journalistes s’étaient accrédités pour espérer interroger Emmanuel Macron, dont une partie de reporters étrangers. « Il ne s’exprime vraiment pas souvent, note Enric Bonet, correspondant pour le journal espagnol El Periodico. C’est dur à suivre pour nous. » Certains piaffaient d’impatience. « C’est pas si souvent » qu’il se soumet aux questions de la presse, a-t-on entendu plusieurs fois autour de nous, avant qu’un chien renifleur ne s’assure qu’on ne transportait pas d’explosifs dans notre sac. Belle assistance. – N.CAMUS C’était en effet seulement la troisième fois qu’Emmanuel Macron organisait une rencontre de la sorte depuis son entrée à l’Elysée, après celle qui avait suivi le « grand débat national » en 2019 et celle ouvrant la présidence française de l’Union Européenne, en décembre dernier. Le résultat d’une volonté affirmée du chef de l’État de prendre ses distances avec les médias, en opposition totale avec son prédécesseur. C’est la fameuse présidence « jupitérienne », au-dessus de tout et de tout le monde, où l’on s’exprime quand on le veut et à ses conditions.« Il a théorisé cette relation aux médias dès octobre 2016, alors qu’il n’était pas encore candidat, explique Alexis Lévrier, auteur du livre Jupiter et Mercure, le pouvoir présidentiel face à la presse (éditions Les Petits matins). Tout le monde l’a oublié mais cette expression du « président jupitérien » est en fait une réponse à une interview de François Hollande, peu avant, qui dit qu’un président ne peut justement plus l’être, qu’il est devenu un émetteur comme les autres. Emmanuel Macron estime que non, que sa parole doit rester rare, solennelle. Ce serait abaisser la fonction que de s’exprimer à tout bout de champ, sans verticalité. »
Un quinquennat compliqué
Elu quelques mois plus tard, l’ex-ministre de l’Economie va mettre son plan en application. Et ouvrir un quinquennat compliqué pour la presse. « Cela tient aussi à la manière dont il a accédé au pouvoir, entouré de gens « neufs » en politique, éclaire Olivier Bost, président de la – presque centenaire – Association de la presse présidentielle (APP). Cela s’est fait en grande partie en toute confidentialité, avec une logique de méfiance vis-à-vis de l’extérieur. Il y avait cette idée que cela a fonctionné car peu de personnes étaient au courant, et cet esprit a perduré une fois au pouvoir. »
Les relations se distendent vite, le président veut notamment déménager la salle de presse de l’Elysée, qui se trouve dans la cour d’honneur du palais, vers un bâtiment annexe, dans une rue adjacente. Olivier Bost est aux premières loges pour constater le gouffre qui s’installe :
Emmanuel Macron ne veut pas qu’on raconte la fabrique de la décision. Il la considère comme un secret industriel. Or, ce n’est pas de la tambouille, c’est aussi éclairant que la décision en soi. Cela a un intérêt démocratique. Mais cette transparence, il n’en veut pas. »
L’héritage de De Gaulle et de Mitterrand plutôt que celui de Chirac, Sarkozy ou Hollande. L’APP se bat et obtiendra gain de cause sur sa salle de travail en 2019. Mais ces cinq ans sont émaillés d’incompréhensions récurrentes avec le président. Le Covid-19 n’a rien arrangé. « Le principe à l’Elysée est de ne pas avoir 25 caméras qui sautent sur le président en permanence. Mais pendant le Covid, ce principe a été poussé tellement loin qu’on n’avait plus accès à rien, appuie le journaliste de RTL. Il faisait des déplacements et des visites sans journalistes, c’était là pour nous une limite infranchissable. Dans une démocratie moderne, le président est suivi par des journalistes. La question ne se pose pas ailleurs. » L’Association publiera en avril 2020 un communiqué intitulé « un président qui préfère la communication à l’information ».
« Si on veut des réponses précises, il faut un peu de rigueur »
Quelques mois avant, son entourage avait pourtant laissé filtrer l’idée d’un « changement de méthode » pour entrer dans le deuxième temps de son quinquennat, dans la foulée de la crise des « gilets jaunes » et du grand débat. « Il a décidé de se rapprocher de la presse, mais pas de toute la presse. C’est l’époque où il met en scène sa proximité avec la presse quotidienne régionale, la surjoue pour se présenter comme le président du lien avec les Français », expose Alexis Lévrier. Ce vendredi, il doit d’ailleurs débattre à Pau avec des lecteurs et lectrices de Sud-Ouest et de La République des Pyrénées.Lors de la conférence, Emmanuel Macron s’est fait plaisir en rabrouant gentiment l’assistance à plusieurs reprises. « J’ai la faiblesse de répondre aux questions qui me sont posées. On peut toujours considérer que les questions ne sont pas bonnes, mais ça dépend plus de vous que de moi », a-t-il ainsi répliqué à une journaliste qui lui faisait remarquer qu’il n’avait pas encore parlé d’insécurité. Avant d’en rajouter une couche une minute plus tard : « Si on veut des réponses précises, il faut un peu de rigueur. »Ceux qui ont étudié la question de près l’assurent : le président-candidat n’a que peu d’égard pour la presse et en a une vision consumériste, frappée du sceau de Jacques Pilha, le stratège comm’ de François Mitterrand. « Pilha avait cette phrase : « qu’est-ce qu’on a en magasin ? », illustre Alexis Lévrier. En fonction de ce qu’ils voulaient éclairer, ils choisissaient un journaliste. » Emmanuel Macron met en place une approche « transgressive » en se rapprochant de l’extrême droite médiatique, observe le chercheur spécialiste de l’histoire du journalisme. « Les journalistes avec lesquels il a cultivé la relation de proximité la plus forte sont les gens les plus éloignés de lui », rappelle-t-il. C’est ainsi que l’une des rares interviews-fleuves du quinquennat sera accordée à Valeurs Actuelles, en 2019, là où on l’attendait plus dans Le Monde ou L’Opinion.La position du marcheur en chef découle également de son profil, plus techno et entrepreneurial que politique, si on le compare à celui de ses prédécesseurs. D’où une logique de communication plutôt que de confrontation et de débat – alors qu’il se montre plutôt à l’aise dans l’exercice. Jeudi, Emmanuel Macron a réaffirmé son refus de débattre avec ses concurrents avant le premier tour, utilisant l’assistance médiatique pour le justifier. « La reconnaissance que j’ai pour votre profession me fait dire que débattre avec des journalistes n’est pas moins infamant que de débattre avec les autres candidats », a-t-il fait valoir. Les connaisseurs n’en attendaient pas moins.