De quelques malentendus et du sens de la vue – Langue sauce piquante


L’audience des grands jours, la dernière séance… C’était le jour J de la plaidoirie pour la vedette du procès, celui présenté comme le survivant des terroristes (alors qu’Abrini, lui aussi, a fait défaut aux commandos) : Salah Abdeslam.

Un homme, puis une femme, quatre heures de plaidoiries.

De quelques malentendus et du sens de la vue – Langue sauce piquante

boulevard du Palais au soir du vendredi 24 juin

c’est le signe d’une « justice frileuse, recroquevillée ».

Mais ce qu’“on” lui a dit, c’est que, « justement », ce « bunker » était là « pour préserver la sérénité des débats ». Et il ne peut que reconnaître « l’exceptionnelle dignité des victimes » ; c’est le moins que l’on puisse dire. « Faites votre travail à fond », lui a ainsi dit la mère de Lamia.

Sans doute ne vous souvenez-vous plus de ce prénom, il y en aurait tant à retenir. Lamia, le soir du 13 novembre 2015, se trouvait à La Belle Équipe auprès de Romain, son amoureux, assassinés tous les deux. Le témoignage de la mère de Lamia, Nadia, ce jour d’octobre, avait été si poignant.

La « démesure »

« Par où commencer ? » se demande l’avocat au sujet de « certaines vérités établies sur Abdeslam ». Dans ce procès, dit-il, « tout renvoie à la démesure », « et la démesure, c’est le contraire de la justice ». Alors, « à quoi sert ce procès ? » « À quoi ça sert, V13 ? », le nom de code pour vendredi 13 novembre 2015.

« Un procès historique n’est pas forcément un bon procès, dit-il, c’est toujours un procès politique. » Et, s’adressant au président Périès qui rappelait parfois à l’audience « qu’on n’était pas à l’Assemblée nationale », il lui rappelle à son tour que « la politique est revenue par les avocats des parties civiles ». Et l’on repense alors à ces mots de Me Daphné Pugliesi dans sa plaidoirie pour les parties civiles  : « « J’ai eu l’impression que lorsque des victimes ont dit leur haine, cela a heurté.

Quand l’une d’elles a parlé politique, on lui a dit que ce n’était pas le lieu. »

En tout cas, le président Périès, selon son pouvoir discrétionnaire, avait fait droit à la demande des parties civiles.

« Abdeslam n’est pas violent », estime son avocat. Pour son client, pense-t-il, « les attentats sont une réponse aux bombardements en Syrie », et il n’est ni un « monstre sanguinaire », ni « l’illuminé de service ».

« Ce procès ne doit pas être la continuation de la guerre contre le terrorisme par d’autres moyens », lance Me Vettes, tel un nouveau Clausewitz.

Non, pas une « défense de rupture »

document Gallica

Donc, pas de défense de rupture.

Cependant, et l’avocat le rappelle, les débuts d’Abdeslam dans le box furent pour le moins « tonitruants », avec cette profession de foi nommée la chahada : il n’y a d’autre Dieu qu’Allah, et Mahomet est son messager. Loin de faire de l’affirmation d’une croyance un problème, Me Vettes l’explique  : pour l’accusé, arriver dans ce box début septembre après des mois à l’isolement « face à une salle bondée, hostile », ce fut un « choc social », « pas besoin d’être un grand psychiatre pour le comprendre ». Et l’avocat de citer Paul Valéry : « Ma réputation, n’est-ce pas le triste effort que je suis obligé de faire pour imiter l’image fausse que vous vous faites de moi ? » « Les excuses (les « condoléances », à vrai dire) et les larmes » de son client ? « elles n’étaient ni prévues, ni demandées », il ne s’agissait pas d’une « stratégie lacrymale » ; et « malgré les apparences, ajoute Martin Vettes, notre robe ne doit jamais être une soutane ».

Les trois « malentendus »

auteur, tout comme Bernard Rougier, peu prisé par la défense : « Abaaoud a eu un bon réflexe en cloisonnant son réseau. »

Mais comment Abdeslam, « le petit gars de Molenbeek », a-t-il « glissé » vers Daech ? Pour Me Vettes, contrairement à ce qu’affirme l’accusation, il n’y a pas trace de radicalisation chez son client avant 2015. Et un intérêt pour le conflit israélo-palestinien ne saurait prouver un engagement djihadiste.

Quant à l’ex-compagne d’Abdeslam, Yasmina Kajou, qui resta huit ans en couple avec lui, elle n’a décrit qu’“un jeune fêtard” qu’elle n’a jamais vu pratiquer sa religion, « sauf à la fin ». Toute l’histoire de la dérive d’Abdeslam ne serait qu’une histoire de « mauvaises fréquentations », en particulier celle d’Abdelhamid Abaaoud, tous les deux des petits gars de Molenbeek se connaissant depuis l’enfance, et qui vont se retrouver en association, au début des années 2010, pour la tentative de cambriolage d’un garage, avec petit séjour en prison à la clé. L’avocat insiste : dans cette « histoire rocambolesque », il y a eu « atteinte aux biens, pas aux personnes ».

Quoi qu’il en soit, tout cela ne plaira guère aux parents de Yasmina, qui ne veulent plus entendre parler du p’tit gars.

On y revient : Abdeslam est-il violent ? Me Vettes revient sur la scène dans le bar Time Out, à Molenbeek, dont la patronne a conté aux enquêteurs qu’alors qu’il venait de perdre au Bingo, Abdeslam, « de rage », a lancé une chaise dans les airs. « Je ne suis pas sûr que cela annonce des attentats », estime l’avocat.

Peut-être pas, mais tout de même, imagine-t-on tous les mauvais perdants faire voler des chaises dans les bars PMU ?

cet autre bar de Molenbeek tenu par le frère aîné de Salah Abdeslam, Brahim. « Mon chapitre préféré », tente de plaisanter l’avocat, « un mythe qui a la vie dure », un café dont on a voulu faire « une centrifugeuse djihadiste ». Première chose, dit l’avocat, ce n’était pas le bar de Salah mais celui de son frère ; et pour Me Vettes, les séances de visionnage dans ce café de vidéos de propagande sont un pur mythe : « même les enquêteurs belges sont revenus là-dessus ».

L’Abdeslam dans le box « ne s’est pas radicalisé aux Béguines ». Mais alors, où ? demande son avocat. Oui, où ? Et il revient sur l’audience du 9 février, lors de laquelle son client a raconté une scène chez lui, plus exactement dans l’appartement familial.

Salah Abdeslam frappe à la porte de son frère Brahim, il entre, et voit que son aîné regardait une vidéo :Salah Abdeslam  : C’est quoi, ça ?Son frère Brahim : Une vidéo de l’EI.C’était, nous dit l’avocat, « des images de civils morts, pas de décapitation ». Des images qui auraient donc « attiré » son client, et l’auraient fait « adhérer » « parce qu’ils faisaient des choses bien ».

Pour l’avocat, la religion viendra plus tard, bien plus tard.

« Indignez-vous  ! »

En 2015, pense Me Vettes, Salah Abdeslam est « un jeune homme bien de son temps », « il s’indigne ». « C’est une génération (celle aussi des deux avocats) très sensible aux injustices à travers le monde », et de citer l’essai de Stéphane Hessel Indignez-vous  ! (paru en 2010).

Et à Molenbeek, rappelle l’avocat, « beaucoup de départs ont lieu vers la Syrie ».

Il y a tant de façons de s’indigner.

Après l’indignation, voilà qu’arrive une « histoire de volaille »  : des surnoms sont énoncés, « Poulet », « Vieux Poulet », l’un pour Salah Abdeslam, l’autre pour son frère Brahim.

Histoire confuse d’échanges entre Dahmani (depuis la Syrie) et les « poulets » jeune et vieux, dans laquelle l’avocat préfère la thèse de l’échange entre Dahmani et Brahim seuls.

Fin 2014, Salah Abdeslam « envisage d’aller en Syrie », « il le dit à Yasmina », qui voit ce départ d’un mauvais œil. Alors, Salah « reste en Belgique, il n’y a pas eu de débat », assure Me Vettes, qui conteste la thèse de l’accusation selon laquelle « on lui aurait donné la consigne de rester ».

« Mais alors pourquoi aurait-il parlé de la Syrie à Yasmina ? » À propos de départs, l’avocat préfère évoquer, même brièvement, d’autres voyages de son client, « un garçon étonnant en termes de tourisme ». Il en veut pour preuve ce voyage solitaire en Chine en 2011 durant douze jours, sur lequel Abdeslam ne dira pas un mot à l’audience.

À l’été 2015, selon Me Vettes, son client va devenir « l’intérimaire de l’EI, pas un soldat », et sans qu’il fasse allégeance, on lui confiera « des missions ponctuelles ».

C’est son frère Brahim, de retour de Syrie, qui le recrute, « et lui demande d’aller chercher des membres de l’EI » sans qu’il sache pourquoi ils viennent en Europe. Je reste frappée de ce manque de curiosité.En somme, comme le dit Martin Vettes, Salah Abdeslam, « c’est juste le petit gars qui fait le taxi ».

Donc oui, il a loué des voitures, oui, il a effectué des trajets à travers l’Europe, mais, selon son avocat, « il arrive qu’il serve de couverture », comme ce 19 septembre 2015 pour une réservation dans un hôtel de Budapest, effectuée par Omar Mostefaï (l’un des hommes du trio du Bataclan, identifié par sa signature) avec la carte d’identité de Salah Abdeslam, « qui se trouve alors en Belgique ».

« Réduire les écarts »

« On nous dit de garder de la distance avec Salah Abdeslam, poursuit Martin Vettes, malgré les liens très forts avec lui. Mais on n’a pas envie de le défendre de loin, de haut, en pensant qu’il est un pauv’ type.

 » « De la distance, estime-t-il, il y en a déjà beaucoup trop, et notre rôle d’avocats, c’est de réduire les écarts. »

On demande à la cour, continue-t-il, « de punir à la hauteur des souffrances des victimes ». Mais ça, ça s’appelle « la loi du talion ».

L’avocat préfère citer Romain Gary : « Il est possible que ce qu’on appelle la civilisation consiste en un long effort pour tromper les hommes sur eux-mêmes » (dans Les Racines du ciel, 1956). Citation qui mériterait une étude approfondie.

Entre le « triste effort » de Valéry et le « long effort » de Gary…, effet voulu de l’avocat ? En fait d’effort, il est grand, très grand, immense celui à faire pour répondre à l’invitation de Me Vettes  : « Retrouver l’équilibre après le chaos du terrorisme.

 »

♣ Pause ♣

C’est à Me Olivia Ronen de venir à présent à la barre défendre Abdeslam. Elle dit qu’elle a « quelques mots à ajouter », ces mots dureront près de deux heures. Elle voyait la défense comme une « muraille », mais sa perception, dit-elle, s’est modifiée : « J’ai une corde sensible, très sensible.

 » Comme son confrère, elle estime qu’avec les réquisitions, « on n’est plus très loin de la loi du talion ». Et comme lui, elle a « l’impression » que dans ce procès, « on a perdu tout sens de la mesure ».Trait remarquable dans la plaidoirie de l’avocate, elle nommera presque toujours son client « celui-ci ».

Un démonstratif qui sonne, selon moi, étrangement, à la fois comme un rapprochement (« celui-ci » et pas « celui-là ») en accord avec les mots de Me Vettes ne voulant pas défendre son client « de loin », et comme un éloignement, un doigt pointé.

« Celui-ci » n’a pas de kounya, pas de nom de guerre : dans l’ordinateur retrouvé dans une poubelle rue Max-Roos, à Schaerbeek (une des communes de Bruxelles-Capitale), il est toujours question de « Salah », rien d’autre,« celui-ci » n’apparaît pas dans une vidéo de revendication,« celui-ci » est le seul membre des commandos qui n’est pas parti en Syrie.Son recrutement tardif ?  L’avocate cite un sociologue iranien dont, hélas, je n’ai pas saisi le nom, car Me Ronen, bien souvent (sans doute une caractéristique de sa génération) parle vite et mange ses mots.

Des paroles du sociologue, il ressort donc, comme elle le résume, qu’“en vingt-quatre heures, bien entouré, on peut se décider”.

Le sens de la vue

Abdeslam, quand il a fini par consentir à parler à l’audience, a évoqué ce café du 18e arrondissement, dont il a oublié le nom, mais qui – seule chose dont il se souvient – était « en angle », rappelle l’avocate. Ce qui, entre nous, est le cas de nombre de bistros à Paris.

Donc, ceint de sa ceinture explosive, il serait entré dans ce café bondé de jeunes, mais il aurait renoncé, ou aurait eu un problème (c’est toute la question) au moment d’actionner la ceinture. Me Ronen émet cette hypothèse : « Peut-être s’est-il reconnu dans ces jeunes, lui qui aimait sortir, mettre une belle chemise et du parfum. » « Dans son acte de renoncement, poursuit-elle, on a sous-estimé le sens de la vue.

 » Elle évoque alors une « jeune Tchétchène » qui, au début des années 2000, avait renoncé à commettre un attentat. Mais Abdeslam, lui, a-t-il alors renoncé ?

Elle s’appuie enfin sur une déclaration d’Osama Krayem  : « Salah m’a dit qu’il avait renoncé. »

Me Ronen conteste vigoureusement la « qualification juridique » donnée par le ministère public concernant son client : « co-action pour l’ensemble des attentats ».

Certes, au Stade de France, Abdeslam a bien déposé trois « bombes humaines ». Mais dans cette appréciation, le ministère public « n’a pas considéré le libre arbitre » du trio.

On ne peut, hélas, refaire l’histoire, ils ont bien actionné leur ceinture.

Oui, Me Ronen conteste vigoureusement cet argument du ministère public : la « scène de crime unique ». Ainsi, lance-t-elle, « le parquet considère qu’on peut faire entrer des ronds dans des carrés ». Une scène de crime unique alors qu’on sait qu’Abdeslam n’était ni au Bataclan, ni dans le commando des terrasses ?« Quelle est l’intention dans tout ça ? » poursuit l’avocate.

« Celui-ci est le seul survivant des attaques, alors il va prendre pour les autres », et il s’agirait alors de « le sanctionner comme un symbole ». Et là, ça ne colle évidemment pas pour l’avocate.

L’arrêt Khider

Alors, elle va s’éloigner des faits, braquant le projecteur sur les conditions de détention de son client.

Il sera arrêté le 18 mars 2016 rue des Quatre-Vents, à Molenbeek, et « neutralisé » par une balle dans la jambe. Puis, mise à l’isolement durant quatre ans. L’avocate s’arrête alors sur l’isolement, citant l’arrêt Khider de 2009.

De quoi s’agit-il ? je cherche… et trouve ceci sur le site des éditions juridiques Dalloz :La Cour européenne des droits de l’homme juge, dans l’arrêt Khider contre la France du 9 juillet 2009, que les conditions de détention du requérant, classé « détenu particulièrement surveillé », soumis à des transfèrements répétés, placé en régime d’isolement à long terme et faisant l’objet de fouilles corporelles intégrales régulières s’analysent, par leur effet combiné et répétitif, en un traitement inhumain et dégradant.

Qui était le requérant ? Christophe Khider, un détenu de la prison de Moulins (Allier) qui s’était fait la belle le 15 février 2009, prenant cinq personnes en otage. L’homme avait écopé de trente ans de prison, en 1995, « pour un hold-up suivi du meurtre d’un automobiliste qu’il a toujours jugé être accidentel » (Libération).

« Perpétuité incompréhensible »

Olivia Ronen cite également le Comité contre la torture qui « conseille deux heures de vie sociale par jour » pour les détenus à l’isolement. Et elle ajoute que le 5 mai 2017, une note de l’administration pénitentiaire au magistrat instructeur, à propos d’Abdeslam, alertait sur les dangers psychologiques que pouvait entraîner le « manque de stimuli physiques et mentaux ». « 54 000 heures de film », c’est le chiffre lancé par l’avocate pour dire ce qu’ont enregistré les deux caméras de surveillance de la cellule d’Abdeslam.

« Nous sommes tombés si bas que notre point de comparaison (entre genres d’incarcération), ce sont les geôles de Daech ? » clame-t-elle. Et elle cite le lapsus de son client après les réquisitions : « perpétuité incompréhensible » au lieu d’“incompressible”. « Mais à quoi ont servi ces dix mois de procès ? » se demande l’avocate, envoyant à l’adresse du ministère public : « Êtes-vous si las et désabusés de la justice ? »

Après les attentats, elle pense que son client a subi ce qu’elle appelle élégamment une « esquive cognitive », « se forgeant une armure de combattant ».

Mais selon elle, à l’audience du 15 avril, quand il a « présenté ses condoléances », « l’armure s’est fendue ».

(Académie française)

« Sortir de la radicalité, pour celui-ci, c’est apprendre à nager, et s’il s’éloigne trop du bord, il se noie », ainsi Me Ronen dépeint-elle les limites de ce que peut dire son client. « Bien sûr que les attentats ont été cruels, mais la justice n’a pas à l’être.

 »

Le président Périès, reprenant la parole au sujet de l’heure du verdict mercredi 29 juin, parlera, lui, plus modestement de justice « la plus équitable possible ».

M.

 Demain, la parole sera donnée une dernière fois aux accusés.

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