pourquoi la décarbonation de l’aérien ne va pas assez vite


« Pourquoi l’industrie de l’aéronautique n’avance-t-elle pas assez vite en matière de décarbonation ? » Telle est la question posée jeudi par Julie Kitcher, directrice de la durabilité et de la communication d’Airbus, en ouverture de la table-ronde dédiée à cet enjeu, lors de l’édition 2024 du Paris Air Forum (événement co-organisé par la rédaction de La Tribune). A l’heure de l’urgence climatique, la question est sensible chez les citoyens, tout autant que les acteurs de l’aéronautique. Aujourd’hui, le transport aérien représente 2 à 3 % des émissions de CO2 mondiales.

Un chiffre qui semble faible par rapport aux autres acteurs du transport (notamment le secteur de l’automobile pour les particuliers et les poids lourds), mais qui représente tout de même un milliard de tonnes de CO2 par an, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE).

Un secteur déjà en marche pour se verdir

« Lorsqu’on parle de décarbonation du secteur aérien, je pense que la réponse la plus facile serait de se concentrer sur les manquements, les aspects négatifs donc. Mais prenons du recul et essayons de voir où nous en sommes », explique Julie Kitcher.

Premier point positif selon elle : le fait que le secteur se soit fixé un objectif concret à long terme, soit zéro émission nette de CO2 en 2050. Un cap clair qui, d’après Julie Kitcher, nécessite de « prendre les bonnes décisions dès aujourd’hui ». « L’été 2024 sera un défi » estime le directeur général d’Air France-KLM Ben Smith Autre donnée rappelée par la directrice d’Airbus, l’industrie aéronautique ne part pas de rien en matière de décarbonation : « Depuis les années 1990, le secteur a réussi à réduire de 50% ses émissions de CO2 ».

Comment ? Grâce à l’amélioration de l’efficacité énergétique permises par les nouveaux modèles d’avion. « Pour se décarboner, le premier levier est donc bel et bien l’évolution technologique des avions », souligne Julie Kitcher.

Les carburants durables, clef dans la décarbonation du secteur

Sur la même lancée, Alexander Kueper, vice-président aviation durable de Neste, fournisseur finlandais mondial de carburants renouvelables, met en avant les vertus des « SAF » (« Sustainable Aviation Fuel », ndlr), du kérosène vert, fabriqué à partir d’huile de cuisson recyclé ou de biomasse.

« Aujourd’hui, sur l’ensemble du cycle de vie de ce type de carburant, on est en mesure de réduire de 80% les émissions de CO2 par rapport à du kérosène classique », explique Alexander Kueper. Autre point important pour changer d’échelle sur les SAF, d’après le vice-président de Neste : « Le SAF est trois à cinq fois plus cher que le carburéacteur normal. » Transport aérien : la révolution verte… ou la mort Pour rappel, selon la feuille de route définie par l’Association du transport aérien international (IATA), les SAF doivent fournir quasiment les deux tiers de l’effort de décarbonation en remplaçant 80 à 90 % du kérosène d’ici 2050.

Un objectif qui nécessite une montée en puissance drastique de la production mondiale : 24 millions de tonnes de SAF par an dès 2030, 100 millions avant 2040 et 400 millions d’ici 2050. Or, elle ne sera que de… 1,5 million en 2024. C’est six fois plus qu’il y a deux ans, mais cela reste une goutte d’eau dans un océan de kérosène, dont 300 millions de tonnes seront consommées cette année.

Un record.

Montée en puissance des investissements

La question des investissements est également centrale pour l’ensemble des participants de la table-ronde. Sur ce point, Ourania Georgoutsakou, directrice générale de l’association Airlines for Europe (A4E), qui fédère 17 grands groupes aériens européens, soit 70% du trafic de l’UE.

« Je n’ai jamais rencontré autant de PDG de compagnies investissant dans la décarbonation. Chez A4E, nous avons identifié 14,8 milliards d’euros d’argent investi d’ici 2030 », chiffre l’experte. La desserte aérienne des Outre-mer se cherche des moteurs de croissance Mais décarboner l’industrie doit impliquer tous les acteurs de l’aérien, selon elle.

« De nombreuses compagnies aériennes investissent de leur propre poche pour développer le SAF ou d’autres outils de décarbonation. Mais il faut que les aéroports, les équipementiers, les contrôleurs, montent davantage en puissance dans cet élan », insiste Ourania Georgoutsakou. Une affirmation à laquelle souscrit Nicolas Notebaert, directeur général de Vinci Concessions et président de Vinci Airports.

« Dans nos aéroports, nous travaillons en ce moment à réduire 50 % de nos émissions de CO2. Et d’ici 2030, nous avons l’objectif d’atteindre deux tiers de moins. L’un des leviers forts pour y arriver est de mettre de l’électricité verte partout et de réduire globalement la consommation d’énergie », décrit-il.

Et de préciser : « Nous travaillons aussi à développer une offre de SAF dans nos aéroports. »

Vigilance sur la réglementation

Mais Nicolas Notebaert tient à prévenir : « Plus d’argent privé est nécessaire pour préparer l’avenir de la décarbonation dans l’aérien. Mais il ne faut surtout pas que les Etats mettent en place de mauvaises réglementations, qui pourraient alourdir nos charges, et en fin de compte ne plus pouvoir investir suffisamment et rapidement.

Aujourd’hui, nous avons donc besoin de davantage d’incitations, en d’autres termes, plus de carottes que de bâtons ! » Pour la directrice générale de l’association Airlines for Europe, la cohérence des règles de décarbonation entre pays est aussi un enjeu central. C’est d’ailleurs, pour elle, une des raisons principales du temps que prend le secteur aérien pour se décarboner : « Il faut une politique de règles qui puisse fonctionner entre les pays, mais qui soit aussi adaptée à notre industrie, c’est très important. » Pour le secteur aérien, le soleil se lève à l’est Et le vice-président aviation durable de Neste d’insister : « Les financiers n’investiront pas dans les nouvelles technologies de décarbonation si la réglementation bride les investissements.

Une raffinerie de biocarburant comme celle que nous avons créée à Singapour coûte environ deux milliards de dollars. Si vous n’avez que 100 millions d’euros dans la poche, cela ne vous mènera à rien… »

L’augmentation du trafic comme défi

Mais subsiste une autre problématique que les intervenants de cette table-ronde n’ont pas réellement approfondi : la croissance structurelle du transport aérien. En effet, après la parenthèse de la pandémie de covid, le trafic a repris son inexorable marche en avant, et avec lui, ses émissions.

Selon l’IATA, le trafic aérien va être multiplié par deux d’ici 2040 avec près de 8 milliards de passagers, tandis que les constructeurs Airbus et Boeing tablent sur un doublement du nombre d’avions. Boeing, Airbus…: est-on allés trop loin dans l’externalisation de la fabrication d’avions ? Consciente de cet enjeu, Julie Kitcher, directrice de la durabilité et de la communication d’Airbus, a apporté cet éclairage : « On ne peut pas arrêter l’aviation. Nous le voyons, tout le monde connaît la valeur que celle-ci apporte à l’échelle mondiale.

L’enjeu aujourd’hui est de savoir si nous pouvons mieux voler. Je crois que nous pouvons significativement décarboner les transports aériens et je suis convaincu que nous y parviendrons si nous utilisons tous les leviers que nous avons décrits aujourd’hui. Au centre de cet effort, la technologie et l’innovation.

»