(Boston) L’homme au regard si brillant d’habitude avait l’œil triste mardi matin, à Boston.
Publié à 7h45
Eliud Kipchoge n’a pas l’habitude de la défaite et la défaite n’a pas l’habitude de Kipchoge. Les deux sont un couple mal assorti, mal à l’aise quand ils se rencontrent. Une sorte de désordre émotif régnait donc dans ce matin d’après-marathon.
J’ai gardé l’image émouvante de cet athlète fier s’éloignant dans le corridor après la conférence de presse. Il cachait mal sa claudication. Simple blessure ou chant du cygne ? A-t-il été malchanceux ou terrassé par ce parcours casse-jambes ?
C’est la première fois que son corps flanche aussi clairement en 18 marathons – il en avait gagné 15 sur 17 jusqu’ici. Il a même présenté ses excuses !
À des journalistes qu’on sentait juste un peu moins déçus que lui, il a expliqué que sa cuisse gauche l’avait lâché après le 30e kilomètre. Il a serré les dents un temps… Mais n’a pas pu suivre le rythme.
Kipchoge avait promis un record de parcours, ce qui ne manque pas d’audace à Boston. Il a été couru en 2011 en 2 h 03 : 02, mais par un jour de fort vent de dos.
Au passage du 5 km, le peloton mené par Kipchoge a enregistré 14 min 17 s. Une allure de 2 h 33 s, c’est-à-dire non seulement un record du parcours, mais un record du monde.
— Êtes-vous parti trop vite ? Était-ce une erreur de vous placer en avant ?
Il n’a pas aimé la question.
« Que pensez-vous que ça veut dire quand je suis en avant et tous les autres en arrière ? C’est l’évidence. Et vous [les journalistes], réfléchissez un peu. C’est le sport et il faut se pousser. Se dépasser. Et aimer ça. Vous savez, il n’y avait pas de deuxième meilleur. Je crois que j’ai ouvert pour vous un sujet dont vous pouvez discuter… »
Il faut dire qu’il part toujours en avant. Hé ! Il est le roi.
À Berlin en septembre, il est aussi « parti trop vite », disaient les analystes. Il allait à un rythme fou le menant sous les 2 heures. Il a ralenti un peu sur la deuxième moitié, mais a distancé tout le monde et réalisé un nouveau record du monde.
Donc, courir en avant, casser les concurrents, ça n’a rien de nouveau ou de bizarre pour lui.
— Est-ce que ce parcours si plein de côtes vous a rendu la vie difficile ?
— Pas du tout. Ce n’est aucunement un défi. Mon entraînement tient compte des terrains plats ou des côtes. Ça fait cinq mois que je m’entraîne spécifiquement pour cet évènement. Ce n’est pas les côtes, c’est ma jambe. C’est ça, le sport.
A-t-il pensé abandonner ? « Plein de choses me passaient par la tête, mais hé ! Je ne peux pas abandonner. Je suis dans ce sport depuis si longtemps. Ils disent que c’est important de gagner, mais finir, c’est bien aussi. Si vous n’êtes pas résilient, vous n’irez nulle part. Alors, si quelque chose arrive et vous fait tomber, il faut se relever et avancer à nouveau. C’est ce qu’il faut faire. »
Au bout de quelques minutes à se faire critiquer son plan de match, le champion déçu nous a sorti un autre biscuit chinois : « Il y a trois choses. Hier est un chèque sans provision. Aujourd’hui, c’est de l’argent comptant. Demain est une reconnaissance de dette. Oublions hier, et parlons d’argent comptant ou de reconnaissance de dette. »
Des rapports de presse ont souligné qu’il ne s’est pas adressé aux journalistes après la course de lundi, ou du moins qu’il n’a pas été rendu disponible, malgré les tentatives des organisateurs. Je lui ai demandé pourquoi.
« Ce n’est pas une bonne question. C’est un mensonge. M’avez-vous posé une question ? »
J’aurais voulu lui dire que j’étais en train de courir très loin derrière lui et de demander aux gens sur le parcours qui avait gagné, mais j’ai exercé mon droit au silence.
Il a alors pris le contrôle de la conférence de presse, juste comme l’attachée avait annoncé la dernière question.
« Je peux répondre à dix questions, autant que vous voulez. Vous, avez-vous une question ? Vous ? »
« Humainement, j’étais déçu. »
Ce qui était touchant était justement cette faiblesse si rarement exposée, chez celui qui est généralement entouré de révérence médiatique. Lui dont la devise dit « personne n’est limité »…
La suite ? Les Jeux de Paris ? New York ? Pour l’heure, il lui faut « récupérer physiquement et moralement », a-t-il dit, comme s’il venait d’avaler une autre gorgée de cette amère potion qui lui est infligée si rarement : la défaite.
Son compatriote Evans Chebet, 34 ans, savourait sa deuxième victoire de suite à Boston, mais plus encore sa conquête du plus grand d’entre tous.
« Les gens au Kenya sont très contents, car ils savent que si Eliud prend sa retraite, un autre Kényan prendra le relais », m’a-t-il dit fièrement.
PHOTO BRIAN SNYDER, REUTERS
Evans Chebet
Lui et son indéfectible compagnon d’entraînement Benson Kipruto (troisième) ont vite compris que Kipchoge essayait de les casser avec ce départ à vitesse démente. Mais ils ont suivi. Et c’est le parcours qui a vaincu Eliud.
— Est-ce que c’est le début de la fin pour Kipchoge ?
« Non, il peut faire encore très bien ! »
Très bien, sûrement. Mais tellement mieux que les autres ? Encore ?
Dans ce sport où les athlètes ne compétitionnent que deux fois par an, la question restera en suspens des mois encore.