quand la réalisatrice Christine Angot anéantit le silence familial – L'Express


Il y a un grand moment de littérature dans le film de Christine Angot, Une famille, à moins que ce ne soit qu’un moment de cinéma dans l’épopée de l’écrivain : elle est filmée par son équipe en bas d’un immeuble, elle tourne sur elle-même, hésite, va et vient devant la porte d’entrée, s’approche de l’interphone, s’adresse à son caméraman, à son assistante, comment faire, se demande-t-elle, j’y vais, j’y vais pas, son assistante pourrait-elle y aller à sa place, finalement non, elle se lance, elle presse le bouton de l’interphone. On attend. Une femme répond.

Angot se présente : c’est moi, c’est Christine. Silence. Echange de quelques paroles dont je ne me souviens plus, et la porte s’ouvre.

quand la réalisatrice Christine Angot anéantit le silence familial – L'Express

Christine Angot entre, suivie de son équipe, son, image, au moins trois ou quatre personnes qui prennent l’escalier, ou l’ascenseur, et se retrouvent devant la porte de l’appartement.Christine Angot sonne. La femme ouvre et découvre, stupéfaite, que Christine n’est pas seule, il y a toute l’équipe, et la caméra tourne, et Angot qui veut entrer, l’autre la repousse, Angot met le pied dans la porte, il y a véritablement une bagarre entre les deux femmes, des cris, Angot est la plus forte, la plus déterminée, la plus jeune, la femme doit avoir plus de 70 ans, Christine Angot parvient à entrer, mais ça ne lui suffit pas, elle veut que tout ça soit filmé, elle appelle l’équipe, lui demande d’entrer, la femme refuse, refuse, tout ça va très vite et je ne sais plus à quel moment on comprend que cette femme, c’est la belle-mère de Christine Angot, la femme de son père et, depuis des années, Angot réclame cette rencontre qui, d’après elle, lui a toujours été refusée.

Elle a des questions à lui poser, des reproches à lui faire, des explications à obtenir, mais, devant la caméra, elle ordonne à son équipe d’entrer. Ils hésitent, ils sont quand même en train de violer un domicile, est-ce que c’était prévu comme ça, certainement pas, mais ils sont là pour ça, alors ils obéissent, l’image et le son, ils filment les deux femmes en train de s’engueuler, de vider leur querelle. Pourquoi tu n’as rien dit, crie Angot, pourquoi tu as laissé faire ? Je n’ai rien vu, rien su, se défend la belle-mère, je suis de ton côté, dit-elle.

Est-ce qu’elle dit je suis une victime comme toi ? Peut-être pas, mais ça revient à ça, victime du mari qu’elle a eu et qui couchait avec sa fille. En cachette. Pendant des années.

Le meilleur des hommes commettant le pire. Ça crie, un bon moment, puis ça se calme, jusqu’à ce qu’elles conviennent de s’installer au salon pour parler.LIRE AUSSI : Christine Angot : « On ne peut pas faire ‘des victimes’ un groupe social »Je ne me souviens plus s’il y a deux caméras, une sur Angot, une sur la belle-mère, quand c’est fort, au cinéma, on oublie qu’on est au cinéma.

Elles parlent. La violence est vaincue. La violence physique de l’intruse, la violence morale de l’aveugle qui refusait de répondre et qui accepte de répondre à la fille de son mari.

A répondre de l’accusation : pourquoi tu n’as jamais rien dit ? Je ne savais pas, je ne voyais pas. OK. Mais après, quand c’était dans les livres, quand ça passait à la télé, quand la chose s’étalait sur la place publique, comme on dit, c’était quoi, son silence, sinon de la complicité ?LIRE AUSSI : Israël Nisand : « Chez les jeunes ados, le porno est une éducation au non-consentement »La femme ne nie pas ce dont Christine accuse son père, mais aujourd’hui encore elle ne peut le concevoir.

Le père a nié jusqu’à ce qu’Alzheimer l’enferme dans son déni et le protège. Il est mort, depuis. Et la veuve ne sait toujours pas quoi en dire.

C’est déjà ça. Il suffisait de le dire qu’elle ne savait pas quoi dire. Maintenant, après cette intrusion, qu’est-ce que Christine attend de la femme de son père ? Personne ne sait très bien.

Ce n’est pas une enquête de police, c’est un film, presque un film policier. Avec cette séquence prodigieuse où la violence du silence familial est anéantie. C’est presque mélo.

Ça l’est. Et ça suffit à en faire un sacré film. Comme si l’écrivain avait trouvé dans le cinéma ce à quoi son ressentiment faisait obstacle, la parole de l’autre.