Par Mathieu Delahousse Publié le 13 novembre 2024 à 19h53, mis à jour le 13 novembre 2024 à 19h54 Le collège de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) où enseignait Samuel Paty. DIMITAR DILKOFF / AFP Lire plus tard Google Actualités Partager Facebook Twitter E-mail Copier le lien Envoyer Temps de lecture : 3 min. En accès libre Récit Deux enseignants qui s’étaient montrés hostiles au professeur assassiné ainsi que ceux qui lui étaient proches sont venus témoigner ce mercredi au procès.
On perçoit, dans leurs paroles, l’angoisse ressentie lors des onze jours précédant le crime mais aussi un malaise plus profond. Il n’est jamais évident, lorsque l’on est dans une position d’autorité, d’avouer une vulnérabilité. Pourtant, tous le font.
Les quatre enseignants qui prennent la parole ce mercredi 13 novembre devant la cour d’assises spécialement composée doivent exposer leurs vulnérabilités, leurs colères et la sidération intacte d’avoir été embarqués dans l’engrenage de mensonge et de haine qui s’est abattu en octobre 2000 sur leur collège de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines). A lire aussi Récit Onze jours d’enfer face à « des gens qui venaient pour en découdre » : l’ancienne principale du collège de Samuel Paty témoigne En accès libre Lire plus tard C’est une nouvelle explication que livre le procès : l’angoisse viscérale qui les a traversés dans ces moments de crise intense apparaît comme une clé de lecture des dissensions qui avaient éclaté dans la salle des profs au moment de l’affaire. En grossissant le trait, on avait pu désigner comme les « anti-Paty » les deux professeurs qui, d’une part, s’étaient ouvertement désolidarisés de lui ; et comme les « pro-Paty », les 53 autres qui, d’autre part, s’étaient bornés à le soutenir – comme le faisait la principale – ou à ne rien dire, tétanisés.
La réalité est plus complexe. Elle porte le visage de Sophie C., 52 ans, professeure de français d’expérience, habituée à enseigner le sens des mots mais elle-même incapable d’en prononcer un seul en arrivant devant la barre des témoins.
Les vidéos diffusées par Brahim Chnina et Abdelhakim Sefrioui l’ont « terrorisée » finira-t-elle par admettre sur une question du Parquet national antiterroriste (PNAT) : « On devenait une cible. Tout pouvait arriver » : une intrusion, une attaque au couteau… Sa voix en tremble encore. Au collège du Bois-d’Aulne, sa salle de classe, au premier étage, donnait sur l’entrée du collège.
Elle passera la semaine précédant le drame les yeux rivés à la fenêtre, convaincue que l’ennemi pouvait attaquer à chaque instant.
La peur viscérale d’un drame annoncé
Sophie C., comme son collègue Jeff T.
, professeur d’histoire-géo, avait écrit dans un mail six jours avant l’attentat qu’elle « ne soutenait pas [son] collègue » Paty, son cours ayant « altéré la confiance avec les parents qui mettent leurs enfants dans l’école publique » et « mis en danger l’ensemble de la communauté du collège ». « J’ai considéré qu’il était important d’exprimer mon avis, ma conviction. J’ai pris le temps de réfléchir, j’ai essayé de choisir mes mots », s’explique-t-elle aujourd’hui, reconnaissant qu’elle réagissait à l’information selon laquelle Samuel Paty avait proposé à des élèves de sortir de la salle si la projection des caricatures pouvait les choquer.
La principale a précisé hier que cette précaution s’adressait à tous les élèves et non aux seuls musulmans. « Le cours sur les caricatures était conforme. Faire sortir des élèves, ce n’était pas conforme », justifie de la même façon Jeff T.
, professeur d’histoire-géographie, expéditeur durant le même week-end d’octobre 2020 d’un mail que Samuel Paty considérera comme ouvertement hostile. « Pour moi, traiter des élèves différemment, c’était une question de principe ; j’étais déchiré de l’intérieur », s’emberlificote devant les juges le professeur avant de s’excuser plus clairement : « Je regrette les mots, d’avoir écrit “Je me désolidarise”. S’il était là, je lui dirais pardon d’avoir été si dur avec lui […] Rétrospectivement, j’ai été trop dur.
J’ai écrit ce mail sans trop savoir. » Jeff T. sait bien que, depuis quatre ans, il est considéré comme le professeur d’histoire-géo qui n’a pas soutenu Samuel Paty.
« C’est difficile. On fait face à de nombreux contresens. Je suis face à des contre-vérités.
Je ne veux pas contribuer à ce mécanisme de la subversion », dit-il, mal à l’aise.
Samuel Paty a-t-il été abandonné par ses collègues ?
Il faut pourtant bien crever cet abcès. Samuel Paty a-t-il été abandonné par des collègues adeptes du « pas-de-vagues » ? A-t-il été critiqué par certains sur son enseignement relatif à la liberté d’expression ou sur le fait d’avoir fait sortir des élèves ? En réalité et contre toute attente, ces questions sont portées par la défense.
Dans le dossier, on trouve qu’une autre professeure d’histoire-géo, au début de la crise, avait estimé que « Samuel a merdé ». « Elle voulait écrire à l’inspection académique. Vous l’avez dissuadée de le faire ? », demande un avocat d’Abdelhakim Sefrioui à un professeur proche de Samuel Paty.
« Elle s’est dissuadée elle-même quand elle a entendu les explications de Samuel le lendemain », répond du tac au tac l’enseignant. « Très vite, on sait que cette vidéo véhicule un mensonge. Notre professeur est menacé, on passe à autre chose », s’irrite ce dernier enseignant, sous entendant que l’heure n’était plus au débat pédagogique mais à l’état d’urgence : tout le monde avait peur.
Il fallait un dispositif d’accompagnement pour reconduire Samuel chez lui. Et, détail ahurissant qui dit tout : les femmes profs ne mettaient pas de chaussures à talon durant ces journées-là. Au cas où il leur faudrait courir… A lire aussi Récit Au procès de l’assassinat de Samuel Paty, le militant islamiste Abdelhakim Sefrioui se dit « victime d’une injustice implacable » En accès libre Lire plus tard « Depuis le début de cette audience, on mesure les difficultés d’enseigner, on mesure les risques du métier, observe le président de la cour d’assises devant la professeure de français tétanisée par la peur.
Dans votre mail, vous avez évoqué le “climat délétère”. » L’enseignante opine. Cette fois, sa réponse fuse, les vannes s’ouvrent, sans que l’on sache si elle parle de la période des faits ou de son quotidien : « C’est la difficulté d’exercer ce travail.
Dans un système où beaucoup de choses nous incombent. Avec les pressions extérieures, notamment les menaces qui pèsent sur les enseignants et sur l’institution, même avec la meilleure volonté du monde, on ne dispose pas des moyens pour gérer tant de choses, ainsi que les rapports avec les familles qui sont parfois très compliqués. » Des quatre témoins du jour, trois sont toujours aujourd’hui toujours dans l’Education nationale.
Le quatrième, le plus proche de Samuel, a démissionné. Il s’est reconverti en marketing digital.