Le drame a fait irruption sur la scène politique. Vendredi 14 octobre, le corps d’une enfant de 12 ans, Lola, était retrouvé dans une malle au pied de son immeuble. Relayé dans les médias, ce crime a provoqué un choc et une forte émotion parmi la population. Sauf que l’événement ne s’est pas arrêté là. Une fois l’identité de la suspecte connue ainsi que son statut d’étrangère en situation irrégulière, ces éléments ont été largement relayés sur les réseaux sociaux par des militants d’extrême droite.
Puis l’affaire est encore entrée dans une autre dimension quand des députés du Rassemblement national et des Républicains ont évoqué le sujet à l’Assemblée nationale, reprochant au gouvernement son laxisme en matière d’immigration. Vous faites de la petite politique, de la petite poloche […]. Se servir du cercueil d’une petite fille de 12 ans pour en faire un marchepied, c’est une honte, a rétorqué le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti sous les applaudissements de la majorité et de la gauche de l’hémicycle.
Dans la foulée, les parents de Lola ont indiqué, par l’intermédiaire du maire de Fouquereuil (Pas-de-Calais), qu’ils ne voulaient « surtout pas de récupération politique ». Des paroles qui n’ont visiblement pas été entendues puisque Reconquête et le Rassemblement national ont appelé à des rassemblements pour rendre hommage à l’adolescente.
Comment un fait divers devient-il politique ? Pourquoi certains responsables choisissent-ils d’instrumentaliser l’émotion et quels sont les mécanismes ? Claire Sécail, chercheuse au CNRS et autrice d’une thèse sur Le fait divers criminel à la télévision française (1950-2010), a répondu à nos questions.
Le gouvernement accuse l’extrême droite et la droite de récupération politique. Comment pourrait-on la définir ?
Tout d’abord, il y a une distinction à faire entre la politisation et la récupération d’un fait divers. Le premier cas recouvre la volonté de mettre en lumière un problème de société à partir d’un événement, on porte le regard sur une cause plus large que le drame en tant que tel. C’est le procès de Bobigny pour le droit à l’avortement, l’affaire Humbert pour la question de l’euthanasie ou encore l’affaire Ilan Halimi pour dénoncer l’antisémitisme. Ce mécanisme est plutôt vertueux.
À l’inverse, la récupération politique, et c’est typiquement le cas dans l’affaire Lola, est un fait divers qui va être instrumentalisé pour démontrer un récit idéologique pré-écrit. Le drame est le carburant et cesse d’exister en tant que tel pour les acteurs qui s’en emparent.
Justement, le président par intérim du RN Jordan Bardella considère le meurtre de Lola comme un fait de société. Comment bien faire la distinction entre politisation et récupération politique ?
La politisation d’un fait divers découle de la participation active et consciente des acteurs du drame eux-mêmes et/ou de leurs avocats. Ils se servent du fait divers pour dire autre chose. Ici ce n’est pas le cas des parents de Lola qui ont demandé d’éviter toute récupération politique.
La récupération politique, c’est lorsque la politisation n’est pas validée par les faits.
L’autre différence est que la récupération politique s’appuie sur un discours abusif, elle pose des causalités erronées. Dans le cas qui nous intéresse, l’extrême droite cherche à démontrer qu’« immigration = délinquance ». Au lieu de partir d’un fait divers pour en déduire une logique sociale, ils essayent de faire rentrer le drame dans leur récit préexistant. Ils s’appuient sur les éléments du drame qui vont dans leur sens, ici la nationalité de l’accusée, sans attendre d’en connaître plus sur les faits ou les circonstances. Au contraire, la politisation d’un fait divers prend du temps. Il faut d’abord clarifier le récit du drame avant de monter en généralité. La récupération politique c’est lorsque la politisation n’est pas validée par les faits.
Avez-vous d’autres exemples ?
Au début des années 80, nous avons vu apparaître dans les médias une sous-catégorie de faits divers que sont les crimes racistes. En 1983, un enfant de 10 ans, Toufik Ouanes, est tué par le tir d’un fusil à air comprimé de son voisin, ulcéré par les bruits d’enfants en bas de chez lui à La Courneuve. Très vite, une partie des associations locales et nationales ont voulu en faire un crime raciste alors que tous les faits résistaient à cette lecture-là. Et finalement, le mobile raciste a été écarté lors du procès.
La récupération politique n’est donc pas forcément de droite ?
Non, elle peut aussi venir de la gauche. Un autre exemple, c’est l’affaire Bruay-en-Artois, dans les années 70. Une adolescente avait été retrouvée morte dans un terrain vague. Et dans un premier temps, c’est un notaire qui avait été accusé. Nous étions après Mai-68 et l’extrême gauche y avait vu le bourgeois qui tuait la pauvre jeune fille d’un quartier populaire. Sauf que le notaire a été innocenté et les faits ne correspondaient plus au discours politique qu’on avait cherché à plaquer sur le drame.
La récupération peut-elle également venir du sommet de l’État ?
Oui, Nicolas Sarkozy l’a beaucoup pratiquée tout au long de sa carrière, à la fois comme ministre de l’Intérieur puis comme président de la République. Par des faits divers, il cherchait à occuper l’espace politique et médiatique. Il se servait des émotions pour stimuler et accélérer son agenda politique en matière de sécurité. Il l’a décliné sur plusieurs questions comme la récidive ou la responsabilité pénale des malades mentaux. À l’époque, sa politique avait été résumée par les médias par une expression : « Un fait divers, une loi ».
Plus l’émotion est grande, plus la tentation de récupération est importante.
Mais cette instrumentalisation n’est pas inéluctable. Nous observons que les présidents qui ont suivi, que cela soit François Hollande ou Emmanuel Macron, ont pris leurs distances avec cette mécanique. L’affaire Lelandais aurait pu être récupérée mais ne l’a pas été. La volonté des politiques de se saisir ou pas d’une affaire est déterminante.
Revenons au meurtre de Lola. Pourquoi ce drame en particulier est-il propice à de la récupération politique ?
Ici, l’aspect fondamental est l’âge de la victime. Le fait qu’elle soit un enfant suscite une émotion particulière. Et plus l’émotion est grande, plus la tentation de récupération est importante. Le deuxième facteur est que l’accusée soit en situation irrégulière, c’est ce qui a déclenché l’intérêt de l’extrême droite, dès les premières heures qui ont suivi le drame avant même qu’on sache réellement de quoi il en retournait. Enfin dernier point, c’est l’incompréhension entre le mobile connu pour l’instant et l’horreur du crime.
Comment s’illustre la récupération politique ?
Ce qui me semble nouveau ici, ce n’est pas tant la mécanique d’instrumentalisation de l’émotion issue du fait divers, mais davantage l’écosystème médiatique qui pousse à l’intensification et à la récupération de façon encore plus immédiate. Qui a réagi en premier ? Eric Zemmour et ses soutiens. D’abord car ils sont très présents sur les réseaux sociaux mais aussi parce qu’ils cherchent à occuper l’espace médiatique après les échecs à la présidentielle puis aux législatives. Ils se servent de ce fait divers pour rebondir et installer leur récit de la guerre des civilisations. Ce n’est pas forcément nouveau, sauf qu’ils vont plus loin grâce aux outils numériques dont ils disposent. Ils lancent une pétition, des hashtags avec le nom de la victime, partagent sa photo sur les réseaux… Cela dépasse l’entendement.
Cette instrumentalisation peut-elle se retourner contre ses auteurs ?
C’est toute l’ambivalence de ce genre d’attitude. La récupération est tellement intense qu’elle fait émerger en simultanée un discours critique. Les parents demandent le calme et chacun prend conscience qu’il faut respecter leur parole. L’image du charognard politique s’installe et la récupération peut s’avérer contre-productive. D’autres diront qu’il n’y a pas de bad buzz et qu’à partir du moment où vous occupez l’espace médiatique, vous en retirez des bénéfices. C’est ce que semble penser Reconquête qui préfère saturer l’espace plutôt que de ne pas exister.
Mais les outrances de cette frange de l’extrême droite totalement désinhibée profitent au Rassemblement national qui apparaît en comparaison comme plus crédible et qui peut porter ses thématiques à l’Assemblée nationale comme les manquements de la politique sécuritaire ou la question des obligations de quitter le territoire français. Ce genre de faits divers lui permet d’illustrer son récit politique sur l’insécurité, il vient lui donner un visage, des émotions. Mais politiquement, ce drame reste un cas singulier, il ne dit rien d’autre, et pour appuyer son propos, il faut s’en tenir à la statistique.
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