« La dynamique du low-cost a fait beaucoup de mal »  : Victor Castanet nous explique ce qu’il a découvert dans les crèches privées


Après les Ehpad dans « Les Fossoyeurs », le journaliste et écrivain Victor Castanet passe au crible dans « Les Ogres », sorti mercredi 18 septembre (Flammarion, 416 pages, 22,90 euros), le fonctionnement des crèches privées en France, tout particulièrement celles du groupe People & Baby. Il évoque ses découvertes dans un entretien accordé à Midi Libre.

Votre livre enquête « Les Ogres » jette une lumière crue sur les rouages des crèches privées, tout particulièrement celles du groupe People & Baby. Qu’est-ce qui vous a peut-être le plus interpellé ?

Ce sont les cas de maltraitance, notamment dans la crèche de Villeneuve-d’Ascq, près de Lille, où cela a concerné neuf enfants. Certains ont vécu des humiliations, où ont été enfermés de longs moments dans le noir sans tétine, ni doudou, on les laissait pleurer.

Il y a eu aussi des pratiques de privation de nourriture et certains parents ont constaté des traces de coups et de griffures. Tout cela a laissé des séquelles sur ces enfants, des difficultés pour dormir, des problèmes de sociabilisation, de rapport à l’adulte, des retards dans le langage ou la propreté.

J’avais pu observer à quel point il était terrible de finir sa vie dans la souffrance (dans « Les Fossoyeurs », NDLR), mais la commencer ainsi peut conditionner votre développement, votre bien-être, pour des années, voire toute votre vie, ce qui montre l’urgence de traiter ces questions.

Retrouve-t-on ces souffrances dans d’autres crèches privées ? Est-ce le symptôme d’une dérive systémique ?

Ce qui m’intéresse, c’est comment certains systèmes entraînent ou maximisent le risque de dysfonctionnements.

Et j’ai découvert un certain nombre de dérives chez People & Baby, notamment sur l’optimisation des coûts (repas, couches, masse salariale). De manière globale, il y a une responsabilité d’un certain nombre de groupes privés, notamment La Maison bleue et Les Petits Chaperons rouges, qui ont impulsé depuis quinze ans une dynamique de low-cost. Des opérateurs ont décidé de conquérir des parts de marché en cassant les prix et donc en cassant le secteur. Cette dynamique low-cost a fait beaucoup de mal parce qu’elle a entraîné une baisse de la masse salariale.

Il y a aussi une responsabilité plus globale de l’État qui a mis en place un mode de financement, la prestation de services unique (PSU) qui ne s’attache qu’à des critères financiers, notamment le taux de facturation et d’occupation, au lieu de s’intéresser à des critères de qualité.

On reproche à ces opérateurs privés d’avoir l’obsession du taux d’occupation, de vouloir remplir à tout prix, c’est précisément ce que l’administration leur demande ! Ce système est néfaste.

N’est-ce pas le règne de l’apparence, notamment chez People & Baby, avec son concept de « qualité perçue » ?

Cette notion est hallucinante et problématique. Un exemple : dans une crèche, une directrice demande à sa hiérarchie des jouets parce qu’il y en a très peu, on lui répond qu’elle devra attendre plusieurs mois, mais quelques jours plus tard, on lui dit qu’il manque un fauteuil, une plante et un tableau pour que ça fasse beau à l’entrée quand les parents arrivent et pour cela il y a un budget.

Cette notion de qualité perçue dit tout d’un groupe qui fait plus attention à la vitrine qu’à ce qui se passe réellement dans ses crèches.

S’agissant du drame de Lyon en 2022, vous révélez que l’employé de People & Baby qui a tué un bébé en lui faisant boire du déboucheur WC avait été poussée vers la sortie par un concurrent. Cela pose la question du recrutement dans certains établissements ?

Certains groupes investissent pour avoir des ressources humaines de qualité, des politiques de recrutement, de formation, suivi, remontées, c’est essentiel, quand il y a une brebis galeuse, il faut que ces systèmes d’alerte fonctionnent.

Dans le cas du drame épouvantable de Lyon, il y a la responsabilité de cette femme et les pratiques de People & Baby qu’il faut interroger, parce que cette femme avait été embauchée quelques mois plus tôt par un autre groupe, Babilou, les équipes avaient constaté des dysfonctionnements et au bout de cinq jours, ils s’étaient dit qu’elle n’était pas faite pour ce métier.

Chez People & Baby, elle est restée plusieurs semaines et, plus grave, ils l’ont laissée ouvrir seule la crèche. Dans d’autres groupes, vous ne laissez jamais une professionnelle de la petite enfance seule si elle n’a pas plus de deux ans d’expérience.

Vous décrivez aussi, chez People & Baby, des méthodes commerciales agressives et douteuses, des faux avis sur Internet, une logique low-cost à outrance, avec des économies de bout de chandelle, des fournisseurs impayés, une aptitude aussi à s’engouffrer dans les failles des aides publiques. C’est l’illustration du système Durieux, celui que vous appelez le Tapie des crèches ?

C’est le symbole maximal des dérives de ce système, le couple fondateur, Christophe Durieux et Odile Broglin, n’a eu qu’une obsession, c’est de faire grossir la structure, c’est pour ça que mon livre s’appelle « Les Ogres », il y a cette notion de voracité, avec un objectif d’abord de développement et de rachat de nouvelles structures.

Ils se sont endettés à hauteur de 450 millions d’euros ces dernières années auprès de fonds de dette britanniques puis américains, avec des taux d’intérêt gigantesques, ils ont racheté à tour de bras des groupes, à Singapour, à Dubaï, en Chine, alors que dans le même temps, des fournisseurs n’étaient pas réglés, pour les repas, les couches, les jouets, ce qui pouvait entraîner des problèmes d’approvisionnement.

Des directrices me racontent dans toute la France qu’elles n’étaient pas livrées en repas, elles allaient elles-mêmes faire des courses à Carrefour ou chez Auchan pour ramener de la nourriture aux enfants.

Au moment, où il y avait ces dépenses folles pour le développement, il y avait une négligence, un abandon des équipes et des fournisseurs. Pareil on me rapporte que des éléments de sécurité basiques comme les portes incendies n’étaient pas vérifiées par la maintenance quand elles s’étaient cassées, ou cela prenait des mois.

Tout cela raconte comment des logiques de développement à marche forcée se font au détriment des enfants. Mais il y a une question d’ego très forte, de narcissisme, chez cet opérateur et une sorte de bataille de Monopoly géante avec ses concurrents, c’était à celui qui allait avoir le plus de crèches.

Pourtant, People & Baby, de manière très mystérieuse, contrairement à Orpea qui faisait des super profits, est en déficit en permanence, ils n’ont pas d’argent. Mais j’ai découvert que le couple fondateur s’enrichissait en parallèle avec un montage immobilier, ils étaient propriétaires via des SCI personnelles d’une partie de leurs crèches, 70 locaux environ, qu’ils louaient à People & Baby.

Ils sont propriétaires aujourd’hui d’un patrimoine immobilier d’environ 150 millions d’euros.

Quelle est la responsabilité des pouvoirs publics ?

Il y a des défaillances au niveau des contrôles, que ce soit au niveau de la PMI où un certain nombre d’inspecteurs se plaignent qu’à la suite de leurs contrôles, quand ils préconisent des sanctions, voire des fermetures, administratives, l’élu local bloque parfois parce qu’il sait qu’il a trop besoin des structures privées.

Il y a aussi un sujet au niveau des CAF qui doivent contrôler les taux d’occupation et de facturation. J’ai découvert qu’un certain nombre d’opérateurs, notamment People & Baby, demandaient à leur directrice de faire de fausses déclarations d’heures de présence de bébés pour toucher plus d’argent public. Or, d’après des témoins, certaines CAF et la Caisse nationale des affaires familiales (Cnaf), étaient au courant de ces systèmes de captation irrégulière de l’argent public.

Il y a une responsabilité très forte des pouvoirs publics pour le le low-cost. Quand je parle avec des acteurs en off, ils me disent tous que les plus mauvais payeurs de France sont les pouvoirs publics, les mairies, les collectivités et les ministères qui dépensent parfois trois à quatre fois moins pour un berceau qu’une entreprise comme L’Oréal, LVMH ou la Société Générale.

Vous parlez aussi d’un « pacte des loups », sur quoi reposait-il ?

Il y a un an, deux ouvrages consacrés à ce secteur ont été publiés, il y a eu le début d’une polémique, un scandale très vite étouffé. J’ai eu des documents, des mails, des messages WhatsApp et Telegram, à la fois du côté du secteur privé et des collaborateurs d’Aurore Bergé, alors ministre des Solidarités et des Familles. Elle a conclu une sorte de pacte de non-agression avec la déléguée générale de la Fédération des crèches privées.

Vous n’avez donc jamais entendu ces derniers mois un opérateur privé critiquer la politique de petite enfance du gouvernement. Dans le même temps, ils ont pu faire passer leurs messages à la ministre. J’ai notamment trace d’une note de la Fédération envoyée à la ministre quelques jours avant une intervention sur BFMTV, un certain nombre de points de la note sont retranscrits mot pour mot dans les déclarations d’Aurore Bergé.

J’ai aussi des enregistrements dans lesquels des membres de la Fédération se félicitent de copiloter les annonces de la ministre. Il y a un sujet de lobbying d’influence.

Un des acteurs du secteur, le patron des Petits Chaperons rouges s’est même vanté d’avoir réussi à faire annuler la participation de la ministre à un reportage de TF1.

Que vous inspire la réaction d’Aurore Bergé qui dément et se réserve le droit de saisir la justice ?

Je lui ai donné la possibilité de répondre, dans le livre elle a donné sa version des faits, j’ai un certain nombre d’éléments qui viennent étayer les révélations,

Plusieurs gestionnaires de crèches privées ont engagé des agences de com dans la perspective de la sortie de votre livre, avez-vous subi des pressions ?

Non, ils se sont dit que ce ne serait pas très utile… Mais j’ai dû rassurer des témoins à haut niveau qui ont participé à ce système dans ces groupes privés, il y a une pression très forte qui s’exerce sur eux.

Quel message pourriez-vous adresser aujourd’hui aux parents qui pourraient s’inquiéter à la lumière de vos révélations ?

Un message rassurant, l’immense majorité des professionnels de la petite enfance font un travail fabuleux, difficile et mal payé, elles sont passionnées et prennent soin de nos enfants, on peut les remercier parce que ce sont des métiers durs et peu valorisés. Je veux rendre hommage à ces professionnels de la petite enfance, dans la plupart des crèches de France ça se passe bien.

En revanche, il y a aujourd’hui des dérives chez un certain nombre d’opérateurs, notamment People & Baby. Il y a des crèches où vous sentez tout de suite que ça ne va pas. Il faut parler aux équipes, voir comment elles se sentent, s’il y a beaucoup de turn-over.

Que préconisez-vous aujourd’hui ?

Selon plusieurs témoins qui ont participé à cette enquête, il faudrait casser la dynamique du low cost, mettre des prix planchers, il faut réfléchir aussi à des contrôles plus efficaces et repenser ce mode de financement.

Tout cela interroge plus largement sur la pertinence de confier la prise en charge de publics vulnérables à des acteurs privés soumis au cours de la bourse ou à l’appétit de leurs actionnaires, la même question se pose-t-elle dans d’autres secteurs après les Ehpad et les crèches ?

Oui, je reçois moi tous les jours des mails d’alerte dans d’autres secteurs de la santé, notamment le handicap, l’ASE (Aide sociale à l’enfance), la psychiatrie…

Ce sera l’un de vos prochains champs d’investigation ?

Je ne sais pas encore, ce sont de très longues enquêtes, entre deux et trois ans, c’est beaucoup d’investissement, je le fais avec passion et acharnement, mais je n’ai pas encore décidé sur quel sujet je travaillerai la prochaine fois. En tout cas ce sujet de la vulnérabilité me préoccupe.

Depuis la sortie des « Fossoyeurs », il y a deux ans, la situation a-t-elle significativement évolué dans les Ehpad ?

Cela a permis de mettre un terme au système Orpea. Il y a une nouvelle direction, ils ont embauché à tour de bras, augmenté les budgets nutritionnels, il y a eu un gros investissement sur les questions éthiques, cela a changé le fonctionnement de ce groupe et il n’a plus le même actionnariat, maintenant c’est la Caisse des dépôts avec des exigences de rentabilité bien plus faibles.

La période des hyperprofits dans les Ehpad est terminée, en revanche, c’est un secteur en crise, tant qu’il n’y aura pas une loi grand âge pour repenser les modes de financement, améliorer les ratios de personnel, il y aura des dysfonctionnements. Malgré le scandale, il y a deux ans, l’émotion, l’investissement de la majorité présidentielle n’a pas été à la hauteur des enjeux.