À Bruxelles il faut qu’ils nourrissent «de fortes présomptions » de prostitution et soupçonnent un trafic d’êtres humains. Quand ils débarquent la nuit, ils sont reconnus à la vitesse du son : les volets tombent devant les vitrines et les filles se planquent aussi sec.
Quand on arrive en ville
/ Paris Match Belgique Retour au QG de la police fédérale, rue Royale. Dans le bureau, des bibelots africains et des posters de cinéma ornant les murs : des séries américaines, un thriller dont le scénario est inspiré par le travail de la Team Africa. Partout, des affiches en anglais dénonçant la prostitution nigériane et mettant en garde contre le « sex trafficking». Des coupures de presse aussi : le meurtre d’une prostituée que nos limiers connaissaient. Ils lui avaient rendu visite à plusieurs reprises mais n’ont pu empêcher le massacre. D’autres articles qui racontent « l’affaire Mama Leather », cette proxénète qu’ils ont réussi à épingler et à mettre sous les verrous. L’enquête méthodique de l’équipe a mené à la condamnation en avril 2019 d’Esoke U. à la tête d’un réseau nigérian de prostitution et de traite d’êtres humains actif à Schaerbeek. Dix ans de prison prononcés par la cour d’appel de Bruxelles.Dans ce bureau qui respire la vraie vie, le terrain, la passion du métier, on trouve aussi des matelas contre les murs, prêts pour un camping improvisé. Parfois, l’équipe passe la nuit au poste, littéralement. Les descentes sur le terrain doivent s’opérer tard et se terminent aux petites heures. Plus le temps pour les enquêteurs de rejoindre leurs pénates, en Flandre pour deux d’entre eux. La Team Africa doit manier essentiellement l’anglais, car les victimes nigérianes ne parlent ni le français, ni le néerlandais. «À l’époque, on a dû entendre les victimes dans le bureau, avant que ne soient créées les salles spécifiquement prévues pour ces auditions. Dans ce contexte, on a parfois dû y héberger une ou deux victimes et notre traductrice. Celle-ci était assise sur une chaise et ne fermait pas l’œil. J’avais l’impression qu’elle veillait sur nous », commente encore Jimmy. «Tout ceci se passait dans l’attente du placement des victimes dans une ONG dédiée, comme Pag-Asa. »
22 heures. Retour, à pied cette fois, vers les quartiers chauds
Des crime fighters cultivés, policés, polyglottes, hyperinformés. Adeptes d’une méthode soft doublée de fermeté quand les choses l’imposent. Ils nous demandent de planquer portables et appareils divers, de rester vigilants. «Ce quartier reste dangereux. Avenue Louise, un type bourré qui se balade de nuit se fera piquer son portefeuille au minimum. vous risquez pire », avertit Jimmy. Récemment, la police locale a été accueillie par des feux d’artifice. Il nous montre la vidéo. Ça pète dans le quartier. Au coin de la rue des Plantes, des groupes de gamins fument, s’échangent des canettes, vendent des préservatifs. Il y a aussi de petits dealers. Remis au pas après des tentatives de racket et tolérés, ils filent doux désormais. «On leur a remonté les bretelles un jour : ils extorquaient des fonds aux prostituées en menaçant de casser leur vitrine. » Au coin de la rue des Plantes, des groupes de gamins fument, s’échangent des canettes, vendent des préservatifs. Il y a aussi de petits dealers. Remis au pas après des tentatives de racket et tolérés, ils filent doux désormais. «On leur a remonté les bretelles un jour : ils extorquaient des fonds aux prostituées en menaçant de casser leur vitrine. » Derrière les fenêtres aux halos rosés, les jeunes Africaines peintes comme des voitures volées poursuivent leur manège. Talons vertigineux, déshabillés, gueules de Lolita vieillies à la truelle, griffes de Cruella, paillettes et extensions peroxydées. Quand la vitrine est vide, la fille est au travail. Si elle se planque, les rideaux sont clos. En devanture sont disposés des accessoires : chaussures de rechange, peluches, grigris, magnets clignotants…
Descente musclée
avec ce système de sous-locations, ça peut aller jusqu’à 2000 ou 3000 euros pour un carré par mois. » Les questions s’enchaînent, en anglais. C’est du travail proactif. Jimmy H. attaque. Franz V. prend la relève. Il demande à la fille son téléphone pour éviter qu’elle ne lance l’alerte au réseau. Ils se renvoient la balle. Le terrain, c’est l’univers de la Team Africa.À Bruxelles, l’équipe connaît tout le monde dans le quartier chaud, sauf les nouvelles venues qu’il faut observer, apprivoiser, convaincre. Ils privilégient les démarches personnalisées, à l’ancienne. Mais leur approche douce ne les empêche pas de mitrailler les filles de questions. comme souvent, la fille prétend travailler seule, sans filet ni épée de Damoclès, sans madame, sans dette. Faux, évidemment. Les membres de la Team Africa vont poursuivre leur questionnaire habilement, alternant entre prose bienveillante, termes d’argot nigérian et conseils aux accents paternels. Une forme de familiarité entre des milieux qui n’en finissent pas de se côtoyer. L’efficacité de ce travail de grands flics, c’est avant tout une excellente maîtrise du terrain et de la culture du pays d’origine des victimes de la traite.
Des madames qui font régner la terreur
Les enquêteurs ont parfois, d’entrée de jeu, les réponses aux premières interrogations, peuvent connaître le nom de la contractuelle, savent parfois qui est la madame en question, même si cette dernière contrôle les filles depuis l’étranger. Elle les tient par la gorge et, en créancière impitoyable, leur réclame une bonne partie de l’argent encaissé après chaque passe. Terrorise les filles par téléphone, les harcèle à distance, les menace physiquement lorsqu’elle est présente. Il n’est pas rare de retrouver des filles qui ont été brûlées pour avoir tardé à honorer leur dette. Il est arrivé aussi que des nouveaux-nés leur soient ravis de force. Les gamines doivent arriver en Belgique «neuves », ou presque. Et parfaitement isolées.Les filles comprennent que c’est leur «hiérarchie» qui est visée. La madame qui a réservé pour elles le carré, qui les trace depuis l’Espagne, la France ou l’Italie via le « hot spot » de Lampedusa, et à qui elles doivent désormais des montagnes d’argent. Des milliers d’euros, soit des milliers de passes. Un esclavage cru qui demeure néanmoins, aux yeux des adolescentes parfois mineures, une promesse d’avenir meilleur. Quoi qu’il en coûte. Tout plutôt que de repartir piteuses au pays affronter les reproches familiaux. Chacun se ligue pour éviter le retour, synonyme d’échec. Regagner le Nigeria, c’est reconnaître par la force des choses une impossibilité de contribuer à nourrir sa famille. La prostitution, en Europe ou ailleurs, est une promesse de succès. L’ambition, souvent, est de devenir un jour madame. Leurs illusions sont parfois dérisoires, disproportionnées. Évaluées à la grosse louche, pour le dire gentiment.Une autre nuit, au cœur de décembre, nous visitons trois lieux. L’un d’eux est tenu par « Happiness », une Ghanéenne. Ils l’interrogent sur son loyer. Elle le minimise, livre un discours édulcoré. Aucune fille ne semble intimidée. Toutes, elles en ont vu d’autres. Happiness a elle aussi de faux airs de star du R’n’B, en version à peine pubère. Des voiles transparents s’entrecroisent sur sa poitrine menue. Elle porte fièrement le string et n’éprouve aucune gêne apparente à nous parler dans ce cocon étouffant. Dans le boudoir, une femme plus âgée se repose, étendue sur une couche de fortune, derrière un paravent. Un chauffage d’appoint, une odeur de renfermé. Toujours ces effluves de parfum bon marché, de talc et de laque sucrée. Sur la coiffeuse, du gel, des préservatifs, des postiches, de la poudre de riz. Une palette de maquillage qui semble avoir connu deux guerres. Des fanfreluches accrochées au miroir.
Plus les filles sont jeunes, plus facilement elles obéissent
Elle prétend être majeure le réseau leur procure des cartes d’identité européennes falsifiées qui présentent la fille comme majeure pour éviter les problèmes en cas de contrôle. Quand une mineure est sauvée, une procédure particulière est prévue. Elles sont prises en charge par des ONG spécialisées dont Esperanto, Minor Ndako et plus récemment Meza. »
Suivies à la trace, maudites si elles échappent à leurs passeurs ou si elles se rebiffent d’une quelconque manière
Il est évident que si elles sont mineures L’identification d’une extrême souplesse : réactivité, mobilité. «Dès qu’une madame est repérée, elle change de pays. Dès qu’une fille sans papiers est renvoyée, par exemple en Italie, elle revient d’une façon ou d’une autre. Quand on trouve une fille en vitrine qui a un statut de réfugiée dans un autre pays et qui a reçu un OQT qu’elle n’a pas respecté, on peut avancer neuf fois sur dix qu’elle est victime d’un réseau. C’est donc une fille que nous aurons davantage à l’œil pour mieux la protéger et la convaincre de nous fournir une déclaration, ce qui fera progresser l’enquête. Ces filles, qui sont des victimes, on essaie de les retrouver dans le quartier. C’est la meilleure manière de conserver un contrôle et un suivi de la situation. Les vérifications d’identité sont là pour les décourager, mais la prostitution ne s’arrête pas comme ça, évidemment.»
Avant leur départ du pays, elles sont passées par une cérémonie sinistre
Ces jeunes femmes ont horreur des clichés. Pas seulement par crainte d’être reconnues, mais surtout parce que toute image peut, elles en sont convaincues, faire l’objet d’un sort vaudou. Les portraits quels qu’ils soient peuvent être utilisés avec malice lors de rituels glauques. Cette hantise les poursuit. Avant leur départ du pays, elles sont passées par une cérémonie funeste aux contours religieux, dans un temple vaudou. Au cours de la séance sacrée, le « prêtre » aura récolté des fragments corporels : mèches de cheveux, poils pubiens, rognures d’ongles, liquide menstruel… Le tout est soigneusement scellé au pays et présenté comme la garantie qu’elles seront suivies à la trace et maudites si elles échappent à leurs passeurs ou à leur madame, ou se rebiffent d’une quelconque manière.Des peurs au ventre, les filles en ont connues. Certaines étaient battues comme plâtre au pays. La plupart ont été violées sur le chemin de l’Europe. Menacées par un souteneur lointain, blessées par leur madame, tuées par un client parfois. Elles vivent le couteau sur la gorge. Le rythme effréné du corps à livrer. Chair fraîche à disposition. Surendettement, pression familiale ou vaudoue, menaces du réseau ou de simples badauds. Leur enfer est permanent mais préférable, insiste Franz V. à ce qui les attend si elles rentrent bredouilles au pays. «You know, life is no bed of roses », répond l’une d’elles quand Jimmy lui lance, d’une voix de stentor et en anglais toujours, entremêlé d’argot nigérian, qu’il «pourchasserait jusqu’au bout du monde celui qui contraindrait sa fille à vendre son corps de la sorte ».
«Il y a une telle pression que tout gain, même minime, est le bienvenu »
proposent des cours de langues, d’informatique. Et puis leur dégotent des stages, de petits contrats. La démarche est complexe. Certaines filles retombent dans la rue, préférant céder aux sirènes de cette vie de nuit qui use les corps et les âmes. «Nous sommes tous investis d’un certain pouvoir », reconnaît Franz. « Il faut toujours être conscient qu’on a des destins entre les mains. »Toute reproduction interdite