enquête sur un business opaque


, le 14 août 2022

Lui vient du Val-d’Oise, elle réside à Lourdes. Nicolas et Cécile ne se connaissent pas, ne se sont jamais adressé la parole, et pourtant un lien les unit. Tous deux se sont rendus au sanctuaire de Lourdes, dans les Hautes-Pyrénées, guidés par la foi. Fin juillet, ils ont rempli leurs bouteilles d’eau de la grotte de Massabielle. Là même où, selon l’Église, la Vierge Marie serait apparue en 1858 à ­Bernadette Soubirous, jeune fille malade et pauvre, et lui aurait demandé de « faire construire une chapelle », s’hydrater et se laver avec l’eau de la source. La grotte de Massabielle se situe au sein du sanctuaire de Lourdes  : une vaste étendue d’édifices religieux et lieux de prière construits à partir des années suivant les apparitions de la Vierge. Depuis 1858, des pèlerins du monde entier viennent au sanctuaire répéter les mêmes gestes que Bernadette Soubirous. Ce week-end, à l’occasion des fêtes de l’Assomption

enquête sur un business opaque

l’Église entend accueillir au minimum 20 000 fidèles, qui pourront chacun, s’ils le souhaitent, ramener chez eux un peu d’eau de Lourdes. Réputée miraculeuse, l’eau aurait permis la guérison de malades et est devenue très vite un emblème de foi. À ce jour, pour autant, aucune recherche scientifique n’a décelé de propriétés vertueuses. Tout reposerait donc sur la foi. une immersion poignante parmi les pèlerinsEn 1883, un « bureau des constatations médicales » a été créé par l’Église pour authentifier ces guérisons miraculeuses. Composée de médecins et de spécialistes, l’instance se penche sur les dossiers d’anciens malades qui ne présentent aucun signe de rémission avant leur venue à Lourdes, et dont la guérison se révèle complète et durable après leur pèlerinage. Si cette guérison ne peut être scientifiquement expliquée, alors elle est considérée comme un miracle. Aujourd’hui, 70 personnes, majoritairement des femmes, de différentes nationalités ont été reconnues comme cas miraculeux, sur plus de 7 000 dossiers déposés au bureau.Pour recueillir l’eau, Nicolas et sa famille ont dû se procurer des contenants. « C’est plus joli sur l’étagère qu’une bouteille en plastique, et c’est aussi pour que les enfants aient un souvenir », explique le père de famille. Direction alors les rues commerçantes de Lourdes  : quelque 200 enseignes aux produits débordant sur les trottoirs. la révolte des échoppesDes statues miniatures de la Vierge, des chapelets parfois roses ou multicolores, voire phosphorescents, et des articles frappés du logo de Notre-Dame de Lourdes. Des bidons, flacons et contenants en plastique de toutes les tailles et de toutes les formes  : de simples bouteilles bleues floquées, d’autres en plastique à l’effigie de la Vierge, et même des gobelets pliants  ! Il y en a pour tous les goûts. Sur place, rares sont les produits remplis d’eau.

Règles parfois contradictoires 

« Nous n’avons pas le droit de vendre de l’eau sauf si c’est scellé, confie une vendeuse du Palais du Rosaire, aux airs de supermarché du religieux avec son enseigne bleue. Aller en chercher à la fontaine fait partie du processus lorsqu’on vient à Lourdes. » Pourtant, il existe bien un moyen d’acheter de l’eau, sur le site Internet du magasin. Interrogée sur le sujet, la vendeuse répond  : « C’est nous, dans ce cas, qui allons chercher l’eau directement à la fontaine avant de l’expédier. » Des explications identiques sont fournies dans la boutique Alliance catholique. Il existe donc une différence entre l’eau vendue en ligne et l’eau vendue en boutique. Ce n’est que la première, et sans doute la plus vénielle, des bizarreries de ce commerce.Un vendeur de la boutique Coecilia – Croix de Jérusalem fournit déjà un autre son de cloche  : « Il n’y a que deux fournisseurs autorisés à se servir de l’eau dans le sanctuaire, Seral et Claverie », soutient-il. Ces deux entreprises locales approvisionneraient, dit-on, la grande majorité des magasins de souvenirs de la ville.Le gérant de l’un des deux établissements cités ne contribue pas à rendre le tableau plus limpide  : « Je suis un grossiste, explique-t-il. Je ne vends aux commerçants que des objets, pas de l’eau. De toute façon, on ne peut pas. Il y a environ quinze ans, l’ancien recteur du sanctuaire a mis le holà sur tous les produits contenant de l’eau. » Mais alors, comment le précieux liquide se retrouve-t-il dans les bibelots ? D’abord muet sur le sujet, le gérant finit par lâcher  : « Tous les deux ou trois ans, je vais chercher de l’eau à la grotte. J’en rapporte 100 litres environ. Une société la met ensuite en bouteille à ma place. » Une société italienne, au nom gardé secret « par souci de concurrence dans le secteur », qui justifierait le « made in Italy » inscrit sur les emballages.

« L’eau est totalement gratuite et ne peut être vendue »

le sanctuaire de Notre-Dame de Lourdes se veut catégorique  : « L’eau de Lourdes est mise à disposition des pèlerins dans le sanctuaire, martèle David Torchala, son directeur de la communication. Elle est totalement gratuite et ne peut être vendue. » Quid des contenants trouvés dans certaines boutiques et en ligne ? « Ce sont des activités qui sont propres à ceux qui la font. Tout ce qui est extérieur au sanctuaire n’est pas du tout de notre ressort. » Quant aux deux grossistes qui seraient autorisés à venir se servir dans les fontaines pour approvisionner les commerçants, « c’est totalement faux, nous n’avons de contrat avec aucun fournisseur ». L’Église ne récupère aucune part du bénéfice des commerces lourdais, affirme David Torchala. Qui souligne dans la foulée  : « On ne vit que sur les dons, avec un budget de 30 millions d’euros chaque année. Nous ne recevons pas de subventions, ni de l’État, ni même du Vatican. »

Une bouteille d’eau à 12 euros 

et rien d’autre Elle ne l’a jamais été. Dans les articles de souvenirs, elle est offerte. » Après quoi, il coupe court à l’échange  : « Ça fait bien longtemps que j’ai quitté l’activité. » L’actuel président, ­Philippe Bianco, propriétaire de la boutique Au Père de ­Foucauld, indique ne pas être intéressé par une prise de parole sur ce sujet.

Le business anti-ondes : ENQUÊTE et CANULAR

« On peut douter de tout, mêmes des miracles de Lourdes ! « 

Au-delà des interrogations sur le prix de l’eau, il en existe d’autres sur sa provenance. L’eau embouteillée est-elle bien celle des fontaines ? L’un des grossistes lourdais le dit lui-même  : « Aujourd’hui, il y a aussi des entreprises étrangères qui mettent de l’eau dans des flacons, pas forcément de l’eau de la grotte. Avec mes confrères lourdais, nous nous inscrivons sur la durée, on a une certaine éthique et un certain rapport avec le sanctuaire. Mais même sur les 100 litres que j’envoie, comment être sûr que celui qui encapsule ne met pas autre chose ? Pour ma part, j’ai la conscience tranquille. » Il finit par conclure ironiquement  : « On peut douter de tout, même des miracles de Lourdes  !, une source d’inspiration de Zola à MockyQui se charge de la régulation et de la surveillance de ce commerce ? À la CCI, André-Pierre Binh répond  : « On n’a pas d’éléments, l’eau de la source de Lourdes est interdite à la commercialisation. Après, c’est le sanctuaire qui s’en occupe. » Quant aux contrôles effectués, ils entrent dans les prérogatives de la répression des fraudes, mais restent très généraux. Sandrine Montané, adjointe à la directrice des services du cabinet à la préfecture des Hautes-Pyrénées, en résume la nature et le fonctionnement  : « Les agents du service CCRF contrôlent les boutiques de Lourdes au titre de la réglementation générale sur l’affichage des prix et les pratiques commerciales – vérification de l’absence de pratiques commerciales trompeuses – dans le cadre d’une enquête nationale sur l’économie touristique. Ils ne réalisent pas d’enquête spécifique sur la commercialisation de l’eau de Lourdes. Les vendeurs n’ont pas le droit de vendre de l’eau embouteillée, seulement des contenants. L’eau distribuée par le sanctuaire fait l’objet d’une surveillance par les services de l’État et d’une vigilance permanente. » Un tour d’horizon auquel Sandrine Montané ne peut faire autrement qu’ajouter  : « Après, les commerçants, je ne sais pas vraiment ce qu’ils commercialisent dans leurs contenants. » Lourdes est un lieu décidément plein de mystères.

« Après, les commerçants, je ne sais pas vraiment ce qu’ils commercialisent dans leurs contenants »

« C’est un sujet qui ne nous concerne pas du tout, évacue Laurent Jubier, directeur de cabinet du maire Thierry Lavit (divers gauche). En tant que collectivité, on ne peut pas se mêler des problèmes du sanctuaire, qui sont des problèmes d’ordre privé. L’eau appartient au sanctuaire de Lourdes, qui gère donc ces problématiques juridiques seul. » Laurent Jubier se contente de renvoyer vers les chambres consulaires pour les questions liées à l’activité économique des boutiques de souvenirs.

L’ambiguïté des mots 

Ils doivent donc faire aveuglément confiance aux commerçants qui le distribuent. Ceux-ci ont beau jeu de capitaliser sur la croyance qui anime cette clientèle captive.

« Eau de Lourdes, par définition, c’est l’eau de la ville de Lourdes »

semble être un sujet tabou pour tous les acteurs qui en sont partie prenante. Sauf pour les pèlerins. Dans cette opacité qu’il convient de préserver, chacun se renvoie la patate chaude, qu’il ne fait pas bon tenir dans ses mains au risque de finir sur le banc des accusés. De l’eau à Lourdes ? Instinctivement, elle provient de la grotte de Massabielle. Quelle idée de la penser venue du robinet  ! Beaucoup le supposent, peu l’affirment. Un jeu de dupes mené par l’institution religieuse locale, qui tient d’une main de fer ce commerce unique et si particulier.* Le prénom a été modifié.