La désalcoolisation n’est pas une filière de recyclage de mauvais vins


Revendiquant une production toujours plus qualitative, le vin désalcoolisé n’a plus qu’à se doter d’une commercialisation à la hauteur de ses ambitions de création de valeur vigneronne en cette période de crises.

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oule des grands jours ce dimanche 11 février au M. Musée du Vin (Paris 16ème)  : moins pour visiter les collections d’objets vitivinicoles de l’ancien couvent des minimes de Passy que pour déguster dans ses anciens celliers des vins désalcoolisés (le terme légal, « vins sans alcool » n’étant pas réglementé*) réunis par le premier salon Degré Zéro (organisé par BreakEvents, la veille du salon Wine Paris & Vinexpo Paris). Devant faire la queue dehors pour rentrer dans des lieux exigus, les visiteurs oscillaient entre pragmatisme de metteurs en marché (« si c’est la mode qui le demande ») et curiosité (« un bon vin désalcoolisé, mais ça existe ? »).

« Le marché et les producteurs sont prêts, le déclic s’est fait » veut croire Stéphane Brière, le PDG de la société parisienne de conseil et de services B&S Tech, spécialisée dans la désalcoolisation. Pour l’ingénieur des Arts et Métiers, « maintenant, le produit donne envie. Avant le produit existait, mais il n’intéressait pas. Depuis quelques mois, on sent une grande accélération. Ce qui s’est passé sur la bière va se passer sur le vin  : l’augmentation d’une production de qualité va alimenter le développement du marché. »

Le sujet clé, c’est le gain d’arômes

Une vision partagée par Frédéric Chouquet-Stringer, qui dirige l’entreprise allemande Zenothèque (basé en Allemagne). Pour le consultant et distributeur, « la demande augmente et l’offre suit  : ça avance par vague. [Inévitablement] il y aura un moment où l’offre sera supérieure à la demande. Ça va augmenter en qualité et ça va créer un marché. Le sujet clé, c’est le gain d’arômes. C’est aller chercher les arômes partis avec l’alcool. C’est un secret de fabrication. » Même approche qualitative sur l’aromatique pour la start-up Moderato, qui indique récupérer les arômes perdus lors de la désalcoolisation pour sa gamme « Révolutionnaire » à 0.0°.alc.

Et même vision de développement du marché pour la marque sans alcool avec 900 points de vente à date (grande distribution, cavistes, export, hôtels et restaurants…)  : « les distributeurs commencent à prendre au sérieux le vin désalcoolisé » indique Sébastien Thomas, le cofondateur de la marque Moderato (100 000 bouteilles commercialisées en 2023, pour un objectif de 400 000 en 2024), qui y voit une réponse aux tendances du marché  : « il y a un manque à gagner dans le rayon vin, si l’on veut rester dans cet univers, il existe une nouvelle offre. Sinon on vend du soda ou des eaux minérales. »

Ça n’exclut pas le vin

mais très ressemblant à ce que l’on produit »)

Ayant désalcoolisé en septembre dernier 20 hl de vin rouge, Marie-Pierre Lallez va en produire de nouveau 100 hl ce mois de février, avant de lancer en mars un rosé, un blanc et un effervescent à 0.0°.alc. « Il y a un vrai marché et ça ouvre des portes inattendues. Ce vin sans alcool est une première prise de contact, certains demandent ensuite des échantillons de nos vins et cela peut aboutir à des commandes » s’enthousiasme la vigneronne bordelaise, témoignant d’« un univers totalement décomplexé et joyeux qui permet de porter des messages » sur le vignoble.

Sens du sans

Les exposants rencontrés constatent qu’une approche qualitative de la désalcoolisation permet de valoriser le métier et l’expertise des vignerons. Avec la revendication d’un produit bon, de plaisir, qui répond à un besoin de consommation tout en étant incarné par quelqu’un… Et qui se valorise. Distribue 40 références de vins désalcoolisés où « il n’y a rien à moins de 10 € », Frédéric Chouquet-Stringer souligne le coût de la désalcoolisation, avec le recours à des outils industriels et une perte de volume (même si l’alcool retiré peut être valorisé en lui-même). « C’est un produit plus cher. Quand j’ai des demandes de clients à 2,5 € la bouteille, je réponds que je ne sais pas faire » indique Frédéric Chouquet-Stringer, qui note que par le passé « beaucoup de gens ont pris des fonds de cuve pour rapidement les désalcooliser et ça a pu marcher. Mais ce n’est pas la direction que je prends. »

Ce n’est pas un sous­-produit

« L’objectif est d’aboutir à du sans alcool de luxe. Il n’y a pas de raison qu’il n’existe pas de produit haut de gamme sans alcool » estime Stéphane Brière, qui reconnaît qu’« il y a du boulot », notamment dans la préparation d’itinéraires techniques au vignoble pour avoir un vin de qualité  : « il faut de bonnes bases. La désalcoolisation n’est pas une filière de recyclage de mauvais vins » tranche-t-il. Pour expert en développement de boissons légères et sans alcool, « la désalcoolisation n’est pas une filière de recyclage de mauvais vins. En face, l’attente du consommateur porte sur des produits de qualité. L’important pour le vigneron est de bien comprendre que s’il enlève de l’alcool aux vins qu’il n’arrive pas à vendre, ce n’est pas baisser en gamme et en qualité. Les vins désalcoolisés ne sont pas moins chers, car ils sont rares. Il faut ancrer cette nouvelle gamme dans la valeur, ce n’est pas un sous­-produit. »

Cette volonté d’aller vers un approvisionnement et une production de qualité est affirmée par Sébastien Thomas  : « historiquement, le vin désalcoolisé était là pour cocher une case en Grande Distribution. On a montré que l’on peut produire un vin désalcoolisé de qualité si l’on a un vin de qualité à l’origine. » Avec le projet de chai sobre monté avec Vivadour dans le Gers, « on cherche un bon vin avant désalcoolisation pour qu’il le reste après. En enlevant l’alcool, on retire un pied au tabouret. Il faut des vins équilibrés en amont pour réduire le travail en aval (acidité croissante, tannins concentrés, amertume…). On équilibre avec un peu d’édulcorant dans notre cas » indique le cofondateur de Moderato. Alors que les instances nationales et internationales travaillent une définition des vins désalcoolisés, et de leurs intrants compensant le retrait d’alcool, le collectif no/low porte des proposition pour qu’il soit possible de revendiquer la certification bio d’un vin désalcoolisé (c’est actuellement interdit) ou réfléchir au lien maintenu avec le terroir après la désalcoolisation (pour poser la question des Indications Géographiques  : AOP et IGP). Dans tous les cas, « il faut aller vite sur les évolutions réglementaires. Il y a une place à prendre, il ne faut pas se faire croquer » prévient Sébastien Thomas.

Steak végétal

Et dans le vin désalcoolisé, il y a 85 à 90 % de vin  : on a besoin du travail du vigneron, contrairement au steak végétal qui n’a pas besoin d’éleveurs  » indique Sébastien Thomas, pour qui l’enjeu n’est pas le débat sur la légitimité d’un segment de vins sans alcool, mais sa construction pour répondre à une demande émergente structurés en marchés qui s’annoncent différents selon les degrés. Le « no » du sans alcool (0,0°.alc) semblant plus porteur actuellement que le « low » moins lisible et demandant plus d’explications (avec une déclinaison en 4°.alc. 6°.alc. 8°.alc….).

Le client est roi

En la matière, « ce sont les consommateurs qui nous guident » pointe Thibault Ressier, responsable commercial de l’union coopérative Bordeaux Families (300 adhérents pour 5 000 hectares en Gironde). « Nous avons déjà une clientèle qui est attentive aux degrés d’alcool. Nous lui proposons déjà pour les moments de consommations plus léger une gamme à 9°alc (en IGP Atlantique désalcoolisé partiellement, de 11 à 9°.alc) et nous lançons une gamme 0,0°.alc. depuis la fin décembre après 4 ans de travail pour arriver au bon équilibre » indique Thibault Ressier, rappelant l’investissement réalisé par l’union coopérative  : l’acquisition d’une unité de désalcoolisation à 2,5 millions €. Une maîtrise totale de l’outil de production pour affiner les adaptations à chaque marché  : « les attentes sont différentes entre ceux à 0,0°.alc et ceux à 5-6°.alc… » Le tout afin « de pouvoir mieux commercialiser nos produits. Notre but c’est de pouvoir continuer la production sur notre terroir  : alcoolisée et désalcoolisée. »

Une nouvelle corde à l’arc viticole, qui doit trouver son public… Et le satisfaire. Habitué à avoir des retours critiques de dégustateurs ne prenant aucun plaisir sur des vins désalcoolisés, le consultant Stéphane Brière relativise  : « le goût est ultra subjectif et émotionnel. Il faut prendre en compte que les produits désalcoolisés sont destinés en partie à des gens qui aiment le vin, mais aussi, et surtout, à ceux qui n’en ont jamais bu. On ne peut pas comparer vin et vin désalcoolisé. C’est demander le beurre, l’argent du beurre, etc. C’est un nouveau produit qui une origine viticole, mais un goût différent. Il faut le positionner pour ce qu’il est. » Ce que la vigneronne Marie-Pierre Lallez confirme  : « il ne faut pas vendre vin désalcoolisé comme vin classique  : toujours un peu frustrant pour ceux habitués à l’éthanol. Il faut beaucoup de pédagogie. »

Comme nombre d’autres désalcoolisateurs, Sébastien Thomas fait appel à la distillation sous vide à faible température pour produire ses vins désalcoolisées.

 

*  : Au sens large, la gamme des vins sans alcool contient les vins totalement ou partiellement désalcoolisés (avec des arômes endogènes aux vin), les boissons aromatisés à base de vin désalcoolisé (avec l’ajout d’arômes, naturels ou non) et les jus de raisin non fermentés (par assimilation).