ENTRETIEN EXCLUSIF. « Pour Poutine mentir ou dire la vérité, c’est la même chose », estime


Pour accéder à Volodymyr Zelensky, il faut sortir son passeport à de multiples reprises. Être fouillé. Vider ses poches. Abandonner son téléphone. Et slalomer entre des chicanes en béton et des murs de sacs de sable. Enfin, circuler dans des couloirs obscurs déserts seulement empruntés par des soldats. À la lumière d’une lampe électrique, on chemine. Sur les murs, des affiches aperçues rappellent le talent des artistes ukrainiens ou glorifient les soldats partis sur le front. C’est dans ce palais présidentiel sous haute protection, à Kiev, que le président ukrainien a reçu Ouest-France ainsi que 20 minutes, Nice-Matin et TV5 monde pour un entretien exclusif vendredi 23 septembre 2022.Revoir l’interview en vidéo :L’espoir a changé de camp après la contre-offensive des Ukrainiens. Mais la tension monte après les menaces de Vladimir Poutine de recourir à l’arme nucléaire. Vêtu de son éternel tee-shirt kaki siglé aux couleurs ukrainiennes, Volodymyr Zelensky nous a reçus dans la salle où il a l’habitude de s’adresser au monde entier. Disponible. Presque trop aux yeux de son service de presse qui aurait voulu raccourcir l’entretien.« J’ai besoin d’armes pas d’un taxi. » Vous avez bien prononcé cette phrase le premier jour de la guerre ?Oui, c’est exact. Et c’est la réponse que j’ai faite à Joe Biden le premier jour de la guerre quand il m’a proposé son assistance. Il a été le premier parmi les chefs d’État des grands pays à m’appeler. La suite, je vais être honnête, je ne m’appelle pas Alexandre Dumas et donc je n’invente pas. Je ne m’en souviens plus très bien de ce qu’il m’a répondu si ce n’est qu’il a accepté mon choix. D’autres pays m’ont ensuite proposé d’évacuer ma famille. Et je leur ai fait la même réponse.Vladimir Poutine vous accuse de vendre vos céréales aux Européens et pas aux Africains. L’accord conclu en juillet est-il menacé ?Un accord a fini par être trouvé en juillet (NDLR pour quatre mois) pour nous permettre d’exporter nos céréales. Mais auparavant, la Russie avait tout fait pour nous empêcher d’exporter en bombardant nos infrastructures et en bloquant nos ports situés sur la mer Noire. Il est faux de dire que nous ne vendons nos céréales qu’à l’Europe car elle n’en a pas besoin. Nos céréales sont bien acheminées vers l’Afrique dont la Somalie sous forme d’aide humanitaire pour ce pays, ainsi que l’Asie.La Russie a-t-elle réussi à vous rendre impopulaire en Afrique ?Oui, je dois dire que sur ce plan elle a réussi. Nous avons perdu la confiance de plusieurs États africains et nous essayons de la regagner. Mais la Russie qui dit se préoccuper de l’Afrique, qu’a-t-elle investi sur ce continent pour le soutenir ? Quasiment rien. Nous voulons rester garants de la sécurité alimentaire dans le monde. Il faut bien voir que cette famine est artificielle. Elle est provoquée par la Russie car il y a aujourd’hui suffisamment de blé pour répondre à la demande.Comment se porte aujourd’hui l’agriculture ukrainienne ?Malheureusement, une partie des terres noires parmi les plus fertiles du pays est occupée par les Russes. C’est le cas notamment dans la région de Kherson. Nous avons réussi à organiser des semis dans le reste du pays. Mais la prochaine récolte sera inférieure à celle des années précédentes. Faites la comparaison. La Russie a imposé le blocus des ports ukrainiens. De notre côté, nous n’avons jamais demandé que des sanctions s’appliquent au secteur agricole russe.Des contacts ont-ils été pris pour prolonger cet accord qui n’est prévu que pour quatre mois ?Nous n’avons aucune négociation directe avec la Russie. Sur ce sujet, c’est la Turquie qui assure le lien. Et cela nous suffit pour assurer la sécurité de ce couloir maritime.Vous communiquez sur les pertes russes mais ne dites rien concernant l’Ukraine. Le nombre de morts est élevé ?On me fournit des données. Mais le commandement militaire ne souhaite pas communiquer sur le nombre exact de soldats ukrainiens morts sur le front. Nous avons par ailleurs pour les pertes civiles des chiffres qui restent imprécis. Je reste prudent et il ne faut pas oublier que ce sont des vies humaines qui sont en jeu. Par exemple, nous ne savons pas toujours combien de personnes sont restées dans les zones occupées. Nous pouvons découvrir à l’occasion de leur reprise que des personnes que nous pensions vivantes sont mortes. C’est ce qui est arrivé à Izioum où nous avons trouvé 450 personnes enterrées dans la forêt.Peut-on malgré tout avoir une estimation ?50 soldats ukrainiens environ meurent chaque jour (NDLR 10 500 depuis le début du conflit). Le pourcentage de morts russes est cinq fois plus élevé.Dans un rapport récent, un collectif d’ONG accuse la Russie de façon massive et l’Ukraine de façon plus marginale d’avoir recours aux armes à sous-munitions. Est-ce vrai ?Les enquêtes en cours ont confirmé l’utilisation par la Russie de ces armes. Ce n’est pas le cas du côté ukrainien car nous ne disposons pas de ces armes. Est-ce que je souhaiterais en avoir ? Oui. Car nous devons disposer des mêmes armes que notre ennemi. On ne peut pas arrêter des chars avec des armes légères.Ces armes à sous-munitions tuent des civils. Êtes-vous prêt à signer la convention d’Oslo qui les interdit ?Il faut être très concret et pragmatique. Cette guerre, nous n’en avons pas voulu. Il y a des règles et nous les respectons. Ce n’est pas le cas de la fédération de Russie qui n’en respecte aucune.Comment dans ces conditions avancer et garantir qu’un éventuel accord sera appliqué ?Ce qui a été fait pour lever le blocus des ports de la mer Noire et permettre de redémarrer l’exportation de céréales est un bon exemple. Nous n’avons pas signé avec les Russes. Mais un accord a été signé sous l’égide de l’Onu et de la Turquie.Comment obtenir gain de cause face à la Russie ?Évidemment pas en tuant, en violant et en commettant des crimes comme le font les Russes. En revanche, je crois que seule la force peut payer. En isolant la Russie, en l’affaiblissant de toutes les manières et en lui interdisant l’accès aux technologies dont elle a besoin. C’est le seul langage qu’il faut employer.Qu’attendez-vous de plus de la France ?Je voudrais que la France fasse plus. C’est ce que je dis à Emmanuel [Macron]. Il nous aide. Et j’ai avec lui un bon dialogue. Biden m’a dit lui aussi que je demandais beaucoup et qu’il me comprenait. J’ai besoin par ailleurs d’un engagement plus ferme de la part de l’Allemagne et de la Turquie.L’Ukraine est-elle prête à adhérer à l’Union européenne ?Nous avons obtenu le statut de candidat à l’adhésion sous la présidence française de l’Union européenne et nous remercions Emmanuel Macron. Quand il s’agit d’Europe les députés de la majorité et de l’opposition sont unis au Parlement ukrainien. Nous allons très vite pour adapter notre législation, répondre aux normes anti-corruption… La seule difficulté pour nous est liée à la guerre. Pour nous, cette adhésion est une question de mois et non d’années.La prétendue opération de dénazification de la Russie en Ukraine explique-t-elle le refus d’Israël de vous soutenir ?L’opinion israélienne n’y est pour rien et je pense qu’elle nous soutient. Je n’accuse pas non plus les dirigeants. Mais les faits sont là. Il y a eu des discussions avec les responsables israéliens et cela n’a pas aidé l’Ukraine. On peut en revanche observer l’influence de la Russie en Israël que je considère comme un État indépendant. Je regrette que les moyens de défense anti-aérienne dont nous avons besoin ne nous aient pas été livrés. Je vais être clair, cela me choque car dans le même temps Israël exporte ses armements dans d’autres pays.La mobilisation de 300 000 hommes annoncée par Poutine peut-elle faire basculer la guerre ?Je pense d’abord qu’il réussira à mobiliser 300 000 hommes comme il l’annonce. La Russie s’y était préparée. Nos alliés et les services de renseignement nous ont indiqué que les documents nécessaires à cette mobilisation avaient été préparés très en amont de cette annonce. De leur côté, les Russes appelés à être mobilisés ont peur de manifester et d’être arrêtés. Qu’ils comprennent bien la situation, une fois sur le front, ils devront tirer sur des Ukrainiens et nous leur répondrons. Ils ont tout intérêt à manifester. C’est comme ça que la démocratie fonctionne. Et Poutine ne pourra pas arrêter tout le monde.Est-ce que la menace de Vladimir Poutine d’un éventuel recours aux armes nucléaires vous inquiète ?Je ne crois pas que le monde le permettra. Que ça soit les États-Unis, l’Union européenne ou la Turquie. La Chine elle-même ne peut pas rester indifférente face à cette menace.La centrale nucléaire de Zaporijjia est par ailleurs située sur la ligne de front.Cette situation m’inquiète. C’est la plus grande centrale nucléaire d’Europe. Et il y a 500 combattants russes qui sont sur le site. Cela a été confirmé par l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique). Les employés de la centrale sont pris en otage par les Russes qui veulent priver la région d’électricité mais aussi nous empêcher d’exporter de l’électricité dans d’autres pays comme la Roumanie, la Pologne ou l’Allemagne. Nous sommes en effet désormais connectés au réseau électrique européen. La centrale est actuellement déconnectée mais nos employés s’activent pour remettre au moins un réacteur en service. La zone de la centrale doit être démilitarisée.Vous ne croyez plus aux engagements des Russes ?Comment le pourrais-je ? Hier, Poutine disait qu’il souhaitait une solution diplomatique. Aujourd’hui, il annonce une mobilisation partielle. Demain, il dira qu’il veut renouer le dialogue et que je ne le souhaite pas. Il n’y a pas d’accord possible avec la Russie qui a besoin d’être isolée car elle ne comprend que les rapports de force. C’est uniquement comme cela que nous y arriverons. Car dire la vérité ou mentir, c’est à peu près la même chose pour Poutine.Craignez-vous que l’opinion européenne finisse par accuser l’Ukraine d’être responsable de la crise énergétique qu’elle affronte ?Je ne pense pas que la guerre ait provoqué la crise énergétique en Europe. C’est la Russie qui l’a provoquée, bien avant l’invasion de l’Ukraine. Elle a commencé à augmenter les prix du gaz, à contrôler de manière artificielle les tarifs il y a un an. Le fait que nous puissions produire de l’électricité est une bonne chose pour nous comme pour les Européens. Mais la Russie fait tout pour que la centrale de Zaporijjia ne fonctionne pas et que l’Ukraine ne puisse pas approvisionner d’autres pays. La Russie crée une crise artificielle. Si les Européens reçoivent des informations partielles erronées, cette situation et les conséquences qu’elle produit sur leur vie quotidienne peut être de nature à affaiblir le soutien apporté à l’Ukraine par la population. Il faut que celle-ci comprenne la pression de la Russie.Comment se porte l’économie ukrainienne après sept mois de guerre ?Notre déficit budgétaire s’élève actuellement à 5 milliards d’euros par mois. Il devrait être de 3,5 milliards début 2023, et nous ne pouvons pas faire autrement. Nous devons pourtant donner la possibilité aux gens de revenir en Ukraine. Ils sont très nombreux à vouloir rentrer dans leur pays, retrouver leur travail et payer les impôts qui nous permettent de disposer des ressources nécessaires à la reconstruction du pays et d’éviter un déficit trop important.Pensez-vous déjà à la reconstruction ?Dans notre plan de reconstruction, les écoles doivent être rebâties en premier lieu. Nous avons peu de moyens pour le moment. Nous avons demandé une aide de 3,6 milliards de dollars aux États-Unis et à l’Union européenne pour les infrastructures médicales et les établissements scolaires. Nous nous efforçons de reconstruire les écoles pas à pas, avec des abris anti-bombes pour les élèves. (NDLR Volodymyr Zelensky demande à ce que 300 milliards de dollars d’actifs russes déposés à l’étranger soient saisis pour financer la reconstruction des infrastructures détruites par l’armée russe).Quatre-vingts très riches Ukrainiens sont réfugiés sur la Côte d’Azur. Est-ce que cela vous choque ?Il y a d’abord une question de législation. Ceux qui ne l’ont pas respectée devront être tenus pour responsables. Et puis, il y a une question de morale. Sur ce point, il m’est difficile de me prononcer. Permettez-moi de ne pas vous dire ce que je pense de chacun d’entre eux. Je ne peux pas généraliser. Certains avaient le droit de faire ce choix. Ils avaient peut-être peur, ils souhaitaient peut-être évacuer leurs enfants, certains aussi avaient sûrement d’autres raisons.