C’est la polémique scientifique du moment. Elle part d’une question simple : comment expliquer l’ampleur de l’épidémie de bronchiolite ? Précoce et violente, celle-ci a pris de court les autorités sanitaires de nombreux pays de l’hémisphère nord et bousculé à nouveau les hôpitaux, débordés par un nombre inhabituel de bébés en détresse respiratoire. « C’est notre printemps 2020 à nous », résume un réanimateur pédiatrique. Comme souvent devant un phénomène inédit, les explications n’ont rien d’évident. Dans ce contexte d’incertitudes, un groupe de pédiatres français a lancé un concept séduisant et facile à retenir pour le grand public : la « dette immunitaire ».
Il s’agirait selon eux d’une conséquence inattendue des restrictions sanitaires (confinements, masques et couvre-feux) contre le Covid : « Avec ces mesures, les virus habituels et notamment le virus respiratoire syncytial (VRS), responsable d’une large part des bronchiolites, ont beaucoup moins circulé en 2020. La population n’a donc pas été infectée, et ne s’est pas réimmunisée contre ces microbes », déroule le Pr Robert Cohen, président du Conseil national professionnel de la pédiatrie. Il s’attendait, assure-t-il, à voir ces maladies « revenir en force à un moment ou à un autre ». « Les adultes, les adolescents et les enfants étant davantage susceptibles de se trouver infectés, les virus circulent plus et le risque qu’ils contaminent des nouveau-nés augmente. Il est possible que, pour les mêmes raisons, les mamans transmettent moins d’anticorps à leurs bébés », complète le Pr Emmanuel Grimprel, pédiatre à l’hôpital Armand-Trousseau (AP-HP) à Paris.
En apparence frappée au coin du bon sens, l’idée a toutefois été vite contestée, d’autres scientifiques, à l’instar du Pr Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale à l’Université de Genève (Suisse), s’agaçant devant « une hypothèse qui, encore une fois, n’est en rien validée ». Depuis, le débat enfle dans les revues scientifiques, les médias et sur les réseaux sociaux. Et ce n’est sans doute pas un hasard si l’on croise dans chaque camp de vieilles connaissances, qui avaient déjà ferraillé pendant la pandémie. Avec, d’un côté, les représentants de la pédiatrie française, longtemps convaincus – sans preuves – que les enfants s’infectaient et transmettaient moins, et donc opposés aux mesures sanitaires à l’école. De l’autre, des épidémiologistes qui plaidaient au contraire pour limiter autant que possible la circulation du virus, chez les plus jeunes comme dans le reste de la population. Depuis, le rôle des écoles dans l’épidémie et l’intérêt de protéger les enfants a été bien démontré.
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Des allures de fait scientifique établi
Cette fois, les premiers n’ont peut-être pas tout à fait tort (les mesures anti-Covid ont bien perturbé la circulation des autres virus respiratoires), mais les seconds ont totalement raison (cette idée de dette immunitaire reste à prouver). Le terme, en tout cas, n’avait jamais été utilisé dans la littérature scientifique avant son apparition dans un « article d’opinion » cosigné entre autres par les Pr Cohen et Grimprel en mai 2021 dans la revue Infectious diseases now. Repris par le Wall Street Journal, le concept est vite devenu viral dans la presse internationale. Plus récemment, des articles parus dans des revues scientifiques prestigieuses (The Lancet, Nature.) y ont fait référence. Le porte-parole du gouvernement et ancien ministre de la santé, Oliver Véran, y a lui-même fait référence sur un plateau de télévision. Problème, à force d’être répétée, cette idée a fini par prendre des allures de fait scientifique établi, alors que la réalité s’avère plus complexe. « C’est très tentant de résumer la situation actuelle avec un concept sexy mais encore mal défini. Les causes de cette épidémie sont plus complexes et probablement multifactorielles. Il va falloir du temps et de nombreuses études pour comprendre quels facteurs s’avèrent les plus importants », tranche Jean-Sébastien Casalegno, virologue aux Hospices civils de Lyon (HCL) et membre du groupe lyonnais sur le VRS.
Il est certes envisageable qu’une part plus importante que d’habitude de la population soit susceptible d’être infectée par le VRS. En l’absence d’exposition au virus, les anticorps conférés par une précédente infection diminuent en effet avec le temps, même si l’on n’en connaît pas précisément la durée. Mais si cette protection a pu baisser après les confinements, personne n’a encore montré que l’immunité de la population restait aujourd’hui à des niveaux plus faibles qu’avant la pandémie, ni dans quelle proportion. La question est d’autant plus sujette à caution que deux vagues de bronchiolite ont eu lieu l’an dernier. L’une modérée au printemps et à l’été, puis une autre, beaucoup plus forte, qui a démarré dès septembre pour atteindre son pic en novembre. « Au total, 2021 avait déjà été une année record, avec un nombre de passages aux urgences pour bronchiolite supérieur aux dix années précédentes », assure l’épidémiologiste Mircea Sofonea.
Etudier l’impact des deux précédentes vagues
Avant d’affirmer qu’il existe toujours une « dette immunitaire » vis-à-vis de ce virus, il faudrait donc commencer par étudier l’impact des vagues de l’an dernier sur notre immunité. « En France, nous ne disposons pas encore des outils sérologiques et des prélèvements nécessaires à cette étude. Nos collègues néerlandais suivent une cohorte d’individus représentatifs de la population dans lesquels ils vont mesurer le taux d’anticorps contre le VRS de manière répétée dans le temps. Ce sera l’étude la plus pertinente, mais les résultats ne sont pas encore disponibles », poursuit Jean-Sébastien Casalegno. Comme si le sujet n’était pas déjà assez complexe, il faudra aussi prendre en compte le fait qu’il existe deux types de virus (les experts parlent de sérotypes, A et B), qui ne circulent généralement pas en même temps. « Or nous avons peu de données sur l’immunité croisée, c’est-à-dire la protection vis-à-vis d’un VRS de type B après une exposition à un type A par exemple », ajoute le chercheur.
En attendant, une chose est sûre : le Covid a chamboulé le calendrier de la bronchiolite. Traditionnellement, l’épidémie démarrait après les vacances de la Toussaint et atteignait son pic vers Noël ou début janvier. « Avec un pic en novembre l’an dernier, les bébés nés après les fêtes sont moins nombreux que d’habitude à avoir été contaminés dans leurs premières semaines de vie. Par conséquent, ils sont peut-être venus grossir les rangs des infections depuis la rentrée », imagine Mircea Sofonea. L’effet de ce décalage sur les hospitalisations resterait toutefois marginal : « Le risque de faire une forme grave, très élevé pour les nourrissons, diminue rapidement avec l’âge. Ceux nés en début d’année sont donc moins concernés aujourd’hui, sauf pour les 10% d’enfants qui souffrent de maladie cardiaque ou pulmonaire, ou encore d’asthme, que l’on peut retrouver en ce moment à l’hôpital », indique Jean-Sébastien Casalegno.
même s’il était déjà arrivé, avant le covid, que les établissements se trouvent submergés et obligés de transférer des bébés. « La médecine de ville a peut-être aussi plus de mal à répondre à l’afflux de malades, ce qui pourrait également expliquer l’encombrement des urgences », s’interroge le Pr Mahmoud Zureik, épidémiologiste à l’Université Versailles Saint-Quentin.
Une co-circulation de virus inhabituelle
Le VRS ne semble pas plus sévère que d’habitude, car la proportion d’enfants nécessitant une hospitalisation (par rapport au nombre total de malades) reste la même que d’habitude, selon Santé publique France. Pour l’instant, ce sont surtout les autres microbes respiratoires qui retiennent l’attention des experts : « En plus du VRS, le rhinovirus circule dans la moitié sud du pays avec une intensité supérieure aux années précédentes. Même chose pour le métapneumovirus dans la moitié nord », constate Vincent Enouf, du Centre national de référence des virus respiratoires de l’Institut Pasteur. Or ces agents pathogènes provoquent aussi des bronchiolites chez les tout-petits. « Cette cocirculation, qui est tout à fait inhabituelle, contribue également à la situation actuelle », souligne Jean-Sébastien Casalegno. Le Covid apporte-t-il sa contribution ? Mystère. « S’il a été démontré qu’il pouvait causer des bronchiolites chez les bébés, les données manquent au niveau national pour répondre sur son poids dans cette épidémie », regrette l’épidémiologiste Dominique Costagliola. Le Pr Grimprel à l’hôpital Trousseau à Paris comme Jean-Sébastien Casalegno aux HCL assurent toutefois en trouver très peu pour l’instant chez leurs petits patients hospitalisés.
Evacuons en revanche une idée fausse mais beaucoup reprise sur les réseaux sociaux, selon laquelle les mesures barrière, en nous protégeant des microbes, auraient détraqué notre système immunitaire. « C’est un non-sens, car celui-ci ne fonctionne pas comme un muscle qu’il faudrait entraîner. Et par ailleurs, personne n’a vécu dans un environnement aseptique en avril 2020 : les virus et les bactéries nous entourent en permanence et notre immunité est restée active », souligne Mircea Sofonea. A l’inverse, certaines équipes de recherche se demandent si une infection par le Sars-CoV-2 n’aurait pas pu détériorer nos défenses et augmenter de ce fait la susceptibilité individuelle mais aussi populationnelle aux infections virales en général, et au VRS en particulier. Là encore, aucune certitude à ce stade : « Cet effet a été documenté après une contamination par la rougeole, mais il n’existe pas d’évidences solides pour le Covid », répond l’immunologue Alain Fischer, ancien président du Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale (et chroniqueur pour L’Express).
Inquiétant, alors que la grippe, toujours aussi imprévisible, se profile. Alors que celle-ci ne circule quasiment jamais en même temps que le VRS, les Etats-Unis connaissent actuellement une triple épidémie – Covid, grippe et VRS. Un scénario aujourd’hui redouté de tous les médecins français.
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