“Expliquer le pouvoir taliban, ce n’est pas le légitimer”


Un choix qu’assume totalement Claire Billet On a souvent des idées préconçues mais une fois sur place, tout se déconstruit. Je travaille en Afghanistan depuis 2004 et j’ai construit un peu de mon identité là-bas, j’y ai des relations. Je m’y suis rendue entre septembre et décembre 2021 pour vivre cet épisode historique, pour essayer de comprendre ce « nouveau » régime et tenter d’avoir mon propre regard, loin des influences des uns et des autres. Car plus le temps passe, plus je doute.

En France, lorsqu’on parle de l’Afghanistan, les réactions sont épidermiques, très fortes, tout de suite dans l’émotion. On a du mal à aller dans la complexité des choses. Pourtant, le doute est nécessaire, surtout pour nous, Occidentaux. Quelle part de responsabilités portons-nous dans ce chaos ? Pourquoi les talibans ont-ils gagné ? J’ai éprouvé le besoin de comprendre, d’expliquer, d’écouter et d’entendre tout le monde. Dans cette logique, vous donnez la parole au nouveau régime, qui en profite pour diffuser sa propagande sans contradiction. N’aurait-il pas fallu un contrepoint plus marqué ?Je comprends que ça puisse choquer, mais il s’agit d’entendre ce qu’ils ont à dire pour comprendre les vingt dernières années. On n’est pas pour autant obligé de « gober » leur discours de propagande. Je suis surprise que cette intention évidente puisse être sujette à critique. C’est étonnant mais quand je défends cette idée, je me heurte à une porte fermée. Depuis quinze ans, date de mon premier entretien avec un taliban, je suis obligée de dire qu’ils sont bien les méchants. Je suis bien incapable de défendre ce régime. En revanche, je pense qu’il faut les entendre. Et à chaque fois, on me renvoie aux droits des femmes et à la répression. Le Province de Kapisa, sur la route qui conduit à Saroubi.Bien sûr qu’ils le sont. Mais mon propos n’était pas là. Je veux qu’on comprenne pourquoi ce pouvoir religieux, dictatorial, fondamentaliste est de retour. Expliquer n’est pas légitimer. Il faut faire un distinguo entre un régime et une population. Avec le gel des fonds et l’arrêt soudain des subventions qui tenaient le pays à bout de bras, les Afghans se sentent totalement abandonnés. On ne peut pas les lâcher. La communauté internationale ne peut pas partir après vingt années de présence en se frottant les mains et s’exonérer de toute responsabilité sur l’état du pays. Ne craignez-vous pas qu’on puisse vous faire le reproche de ne pas évoquer davantage l’obscurantisme du régime ?Un film est une question de choix. Si je dois répondre à la question  : « Pourquoi les talibans sont de retour ? », la réponse n’est pas dans les violences faites aux femmes ou combien ce régime est répressif – des faits que nous condamnons tous et que personne n’ignore. On sait que ces hommes pratiquent un islam rigoriste, radical, fondamentaliste, patriarcal. En France, l’image d’un homme coiffé d’un turban provoque d’ailleurs un réflexe de recul. Ce choix s’est fait en concertation avec mon producteur et la chaîne, en sachant aussi que, dans cette même case de France 5, un film consacré à ce régime et sa répression sera bientôt diffusé. “Ce qui me fait mal au cœur, c’est que j’ai vu le pays de plus en plus divisé, fracturé.” D’après vous, quel regard doit-on donc porter sur les talibans ?Le regard que nous posons est tellement orienté et biaisé qu’il interdit tout recul. Je crois qu’il est important de dépasser la figure de l’ennemi, du méchant, pour les écouter. J’ai été choquée par les images de fuite de ces milliers de personnes s’accrochant aux avions. Cette séquence ouvre d’ailleurs mon film, mais je l’ai été tout autant par l’absence d’images des scènes de liesse qui ont accompagné la victoire des talibans. Il y a aussi la figure du libérateur que nous, Occidentaux, ne voulons pas voir et qu’il est important de questionner. Des talibans en patrouille dans les rues de Kaboul.Non. La société est profondément divisée. À la ville ou à la campagne, tous partagent un fort ressentiment contre les Américains. Sur le reste de l’Occident, c’est plus nuancé. Ce qui me fait mal au cœur, c’est que j’ai vu le pays de plus en plus divisé, fracturé. Les clivages entre ethnies sont encore plus prononcés qu’avant. Partagez-vous cette sorte de fatalisme autour des talibans qui pourraient incarner l’avenir du pays par défaut ?J’ai essayé de mettre mon ressenti dans mon film. Il y a des émotions mêlées très fortes à la fois avec ce maigre espoir d’arrêt des combats, très vite brisé puisqu’il y a de nouveau des attentats. Mais on peut circuler dans les rues, traverser le pays à peu près normalement. Il y a eu cette espèce de soulagement auquel s’est opposé la profonde tristesse de voir arriver au pouvoir des hommes qui prônent un islam fondamentaliste et interdisent à une partie de la société afghane d’exister. Notamment à ces jeunes femmes nées à partir de 2001 qui ont pu aller à l’école, avoir des perspectives nouvelles dans un pays ouvert au monde. Aujourd’hui, elles n’ont plus le droit d’exister. Le pays se renferme sur lui-même, dirigé par ces quelques hommes. Désormais, les talibans gouvernent, et nous devons effectivement composer avec cela. Pour le peuple afghan, nous devons tenter de maintenir un dialogue.

“Expliquer le pouvoir taliban, ce n’est pas le légitimer”

q Bien Afghanistan  : le prix de la paix

documentaire de Claire Billet, diffusé ce dimanche 11 septembre, à 20h 55, sur France 5.