Grand reporter, Florence Aubenas a couvert plusieurs zones de conflits dans le monde : Irak (où elle a été otage pendant plus de cinq mois), Afghanistan, Syrie, Rwanda, etc. Elle a aussi enquêté sur le célèbre procès d’Outreau et a raconté, dans » Le Quai de Ouistreham, » à travers une méthode d’immersion complète, le quotidien des salariés précaires. Dans son dernier livre, « L’inconnu de la poste », elle s’est intéressée au meurtre d’une postière dans une petite ville dans l’Ain. Elle vient d’être nommée Docteur honoris causa de l’UCLouvain.
La question des inégalités sociales est centrale dans votre travail. Ont-elles changé de forme aujourd’hui, selon vous?
Les logiques de domination et les rapports de force touchent de plus en plus de personnes. C’est notamment le cas en France, car il y a une grave crise des institutions. Longtemps, un professeur ou un soignant, par exemple, avait une place bien particulière dans la société. La santé, la justice et l’éducation étaient les piliers du pays. En quelque sorte, ces lieux étaient sanctuarisés. Ils le sont beaucoup moins. Ceux qui en font en partie ont le sentiment d’être humiliés et de ne plus être reconnus. L’État ne reconnait plus les serviteurs de l’État.
Les faits divers sont très ancrés dans une géographie et une réalité sociale. Ils disent quelque chose de l’état de la société.
Florence Aubenas
Dans votre livre « Le quai de Ouistreham », vous racontez le quotidien des plus précaires et dans « L’inconnu de la poste » ou « L’affaire Outreau », vous partez d’un fait divers pour parler d’une réalité sociale. C’est une manière de brosser le portrait d’une France plus invisible, dont on parle moins?
Je veux brosser le portrait d’une certaine France, notamment à travers la disparition des services publics. On ne le remarque pas toujours, mais de vastes plans sociaux ont, au fil du temps, modelé un autre visage de la France. C’est un paradoxe aujourd’hui : l’invisible, c’est ce que tout le monde voit mais dont personne ne veut prendre la mesure. Et cela touche particulièrement certaines catégories sociales. Il a fallu une pandémie pour accepter de voir et de réaliser la situation dans laquelle se trouvent les soignants. Fermer un hôpital, une poste ou un autre service public, ce n’est pas anodin. Selon moi, les faits divers sont ancrés dans une géographie et une réalité sociale. Ils disent quelque chose de l’état de la société.
Le réel existe, même si on a du mal à le cerner. Et même si cela prend un siècle ou deux, la vérité finit par être connue.
Florence Aubenas
Est-ce que notre rapport au réel a changé? Et que reste-t-il finalement, du réel, des faits, à l’heure de la post-vérité?
Avant le « J’accuse » de Zola, 95 % des journaux estimaient que Dreyfus était coupable; après sa publication, la situation est restée quasiment équivalente. Zola est mort avant que Dreyfus ne soit réhabilité. Seuls le temps et la persévérance permettent de changer les choses.
On assiste à une dématérialisation des faits qui permet de confondre sans vergogne la vérité et le mensonge.
Florence Aubenas
La manipulation des faits, la confusion entre la vérité et le mensonge, c’est aussi la réalité de la guerre en Ukraine aujourd’hui. Qu’est-ce ce conflit à de particulier, selon vous?
En Ukraine, on assiste à une guerre très ancienne dans son mode opératoire. Elle fait penser à la guerre de 14/18 : on creuse des tranchées, on avance de 100 mètres, etc. À côté de ça, il y a quelque chose de très moderne avec toutes ces images manipulées. Au lendemain des premiers bombardements russes sur Kiev, de nombreux Ukrainiens croyaient qu’il s’agissait d’un montage d’images réalisé par les Russes. On assiste aujourd’hui à une dématérialisation des faits qui permet de confondre sans vergogne la vérité et le mensonge. Actuellement, les Russes se disent sans doute : nous nous arrangerons avec la réalité plus tard.
Les débats aujourd’hui se concentrent presque exclusivement sur ce que l’on veut nous faire croire et sur la manipulation. En parlant uniquement de ça, on évacue une série de sujets cruciaux.
Florence Aubenas
Cette situation se remarque à d’autres niveaux, dans d’autres domaines?
Oui, prenons le cas des images tournées par les candidats pendant l’élection présidentielle. Lors de la cérémonie de victoire d’Emmanuel Macron, il était impossible de dire, avec l’image que nous avons vu, combien il y avait de gens présents. Pourquoi montrer qu’il y a du monde? Pourquoi, au contraire, montrer qu’il y a peu de gens? On pourrait simplement envoyer une personne faire le compte. Mais les débats aujourd’hui se concentrent presque exclusivement sur ce que l’on veut nous faire croire et sur la manipulation. En parlant uniquement de ça, on évacue une série de sujets cruciaux.
Le doute et la méfiance envers la presse sont aussi vieux que la presse. Mais le vrai problème des médias aujourd’hui ce n’est pas le vrai et le faux, c’est qui les fait.
Florence Aubenas
Comprenez-vous la méfiance envers la presse?
Auparavant par exemple, où l’assassin était qualifié de « monstre », de « bête », etc.
Avant la presse était faite par des gens du peuple, aujourd’hui le monde du journalisme est devenu une classe sociale à part.
Florence Aubenas
Et aujourd’hui, qu’est-ce qui a changé fondamentalement?
Avant la presse était faite par des gens du peuple, aujourd’hui le monde du journalisme est devenu une classe sociale à part. Il existe bien une « sphère politico-médiatique ». La collusion entre le monde des médias et le monde politique est une réalité. Il ne faut donc pas s’étonner que le grand public achète moins la presse.
En ce sens, ils peuvent être salutaires.
Florence Aubenas
Elon Musk qui achète Twitter au nom de la liberté d’expression et pour favoriser le pluralisme, ça vous inspire quoi?
En ce sens, ils peuvent être salutaires. Ils nous obligent à dire ce qu’il en est de notre information. Tous les grands journaux ont désormais une cellule de « fact checking ». Cela n’existait pas vingt ans auparavant. Aujourd’hui, c’est devenu une spécialité au sein des rédactions. Sans les réseaux sociaux, cela n’existerait pas. Est-il si problématique de devoir vérifier l’information? C’est la base de notre métier.
Nous devons arrêter de croire que ces milliardaires qui achètent des journaux ou des groupes de presse ne toucheront pas à la ligne éditoriale ou à l’information.
Florence Aubenas
Et les milliardaires qui font main basse sur la presse, qu’en pensez-vous?
Nous avons toujours vécu avec le spectre du contrôle de l’information. Récemment, en France, un homme d’affaires tchèque, Daniel Kretinsky, a investi dans la presse. Tout le monde s’est demandé pourquoi. Il a simplement répondu qu’il aimait la presse française. Mais, en réalité, il savait très bien qu’en achetant un journal, il serait reçu à l’Élysée et deviendrait fréquentable. Aujourd’hui, tout le monde le connait. Cela lui a donné une notoriété et un poids. Et nous avons eu l’illusion de croire qu’il faisait ça uniquement pour cette raison et qu’il ne toucherait pas à l’information. Et puis un jour, il a changé la une de Marianne en appelant à voter Macron. Nous devons arrêter de croire que ces milliardaires qui achètent des journaux ou des groupes de presse ne toucheront pas à la ligne éditoriale ou à l’information.
Que manque-t-il au journalisme actuel, selon vous?
c’est de raconter la vie des autres
est sur le terrain.
Florence Aubenas
Comme il faut réagir de plus en plus vite, que l’actualité est toujours plus pressante, on enquête moins et l’on met moins les choses bout à bout. La situation actuelle en Ukraine ne doit pas faire oublier la Syrie, par exemple. Les éléments doivent s’ajouter les uns aux autres et non s’annuler. Si nous avions dénoncé plus tôt la présence de Vladimir Poutine en Syrie, la situation en Ukraine serait différente.
Il y a une part véritablement politique dans votre journalisme d’immersion?
La politique est sur le terrain.