Par David Chapelle
Publié le 1 Fév 23 à 19:30
» Quand vous devez payer votre gaz, votre électricité, les denrées alimentaires, eh bien il reste moins pour les loisirs, ou pour se cultiver, se détendre, se divertir. Évidemment, ça a un impact sur notre activité « , reconnaît la directrice du Tangram, Valérie Baran. ©D.CH.
En temps normal, en ce début d’année, on aurait dû évoquer les spectacles à venir avec la directrice du Tangram, Valérie Baran. Or, la situation est telle qu’on a surtout parlé avec elle des difficultés rencontrées par la scène culturelle d’Évreux, confrontée à une hausse exponentielle du coût de l’énergie, au même titre que toutes les scènes culturelles de France. Alors que les spectateurs commencent à revenir, le Tangram va devoir réduire sa programmation et tendre l’échine en espérant des jours meilleurs.
Au moment de lancer la saison 2022/2023 du Tangram, en septembre dernier, Valérie Baran, la directrice de l’établissement public de coopération culturelle (EPCC), n’avait pas caché son inquiétude. Certes, elle voulait « redonner des moments de beauté, d’émotion esthétique » à sa maison, mais elle craignait fortement la crise énergétique qui se profilait à l’horizon. Elle avançait à tâtons. « C’est extrêmement compliqué, admettait-elle. Cette crise nous frappe tous à titre individuel, mais aussi à titre collectif. On se demande un peu ce qui va se passer. En tout cas, à l’endroit du Tangram, on a des bâtiments à gérer avec des surcoûts d’énergie importants », prévenait-elle. Près de 5 mois plus tard, la scène culturelle d’Évreux, à l’instar des autres scènes culturelles françaises, doit composer avec la hausse spectaculaire du coût de l’énergie et trouver des solutions pour ne pas en être réduite à entretenir des bâtiments sans vie.
« Nos contrats relèvent d’un groupement. Ils ont été renégociés avec une telle hausse qu’on s’est dit : ce n’est pas possible, il y a une erreur.
Valérie Baran, directrice du Tangram
Penchée sur sa comptabilité, Valérie Baran se souvient très bien du jour où les chiffres sont devenus complètement fous. C’était en mars dernier, juste après l’attaque de la Russie contre l’Ukraine. « Nos contrats relèvent d’un groupement, explique-t-elle. Ils ont été renégociés avec une telle hausse qu’on s’est dit : ce n’est pas possible, il y a une erreur. Il y a vraiment une erreur. Comme on a pensé qu’il y avait un problème, on a cherché et on a trouvé des interlocuteurs qui nous ont confirmé que non seulement il n’y avait pas d’erreur, mais que tout le monde allait être confronté à la même hausse ».
Face à cette lame qui se dressait devant elle et qui menaçait de tout emporter sur son passage, la directrice du Tangram a alerté aussitôt son conseil d’administration. « Tout le monde nous regardait un peu avec des yeux ronds, même si les collectivités ont réalisé assez vite qu’il allait y avoir un impact pour tout le monde, et pour elles aussi – certes, peut-être pas aussi vite que pour nous. On a été dans les premiers établissements de la région à très vite se rendre compte qu’il y avait un problème ». Dès le mois de mars 2022, « on était très très inquiet », confie-t-elle. « On alertait tout le monde en disant : attention, ça va être dramatique. Nos interlocuteurs nous avaient expliqué qu’il y avait une augmentation phénoménale du coût de la molécule pour le gaz. Et puis une augmentation colossale du coût de l’électricité. Globalement, notre facture est passée du simple au double pour l’électricité. Pour le gaz, on doit être passé du simple au triple. »
Le Tangram se retrouve avec une note 2022 très salée, gonflée de cent cinquante mille euros. Une somme qui n’était – bien évidemment – pas prévue dans son budget « voté et engagé » quelques mois auparavant, puisque celui-ci est voté sur une année civile. « Or, nos saisons se déploient sur deux années civiles, explique la directrice du Tangram. Les spectacles sont déjà engagés, les contrats sont signés avec les compagnies. La variable d’ajustement, pour nous, ce sera le début de la saison suivante, c’est-à-dire le dernier trimestre de l’année civile et le premier trimestre de l’année suivante. »
Le Tangram, rappelle-t-elle, a en charge « des bâtiments immenses [Le Cadran, le Kubb et le Théâtre Legendre, ndlr], énergivores, parce que dès qu’on est en spectacle, on balance de la puissance électrique, il faut chauffer de grands, grands espaces pour pouvoir accueillir du public, avec – en plus – une particularité, on chauffait avec une nécessité de renouvellement d’air pratiquement à 80/100 % en pleine crise de covid. En fait, on chauffait l’extérieur, se désole-t-elle. À un moment, c’était complètement aberrant. Le covid nous a bien, bien plombé aussi sur le plan énergétique, insiste-t-elle. On ouvrait grand les portes des salles, après chaque représentation, quand il faisait -3° et qu’on chauffait à 20°, comme c’était le cas alors – maintenant, on chauffe à 19°. À un moment, vous êtes tout le temps en train de chauffer, vous brûlez, vous brûlez… », déplore-t-elle.
Pour tenter de contrer la lame destructrice, les partenaires du Tangram ont accepté de renforcer leur soutien. L’État a trouvé une subvention exceptionnelle de 50 000 €, à condition de ne pas être le seul à sortir le chéquier. Dès lors, la Ville d’Évreux a voté une subvention exceptionnelle de 10 000 €. Une bouffée d’oxygène pour le Tangram, mais on reste loin des 150 000 € de la douloureuse… douloureuse. « Donc, on a essayé de réduire à tous les endroits : on a arrêté l’abonnement à certains journaux, à certains magazines, on vend un véhicule, on a mis en hors gel le Cadran et le Kubb. Fany Corral a fait le choix de programmer en décalé, de ne pas programmer au mois de janvier et de proposer des dates au mois de juin. On a laissé passer le mois le plus dur et on reprend la saison au mois de février avec Médine [le 10 février, ndlr]. Il n’y a pas d’autres solutions que de se dire qu’à la rentrée 23/24, il y aura beaucoup moins de spectacles. On va devoir… éponger. Il va falloir qu’on fasse des choix », se désole-t-elle. On sera sur une saison allégée, en 2023/24 ».
Sans compter que la seconde édition du festival Les AnthropoScènes, son bébé, va devoir réduire son ambition. « Ce qui est terrible. Parce que c’est la seule chose qu’on n’avait pas encore complètement programmée, parce qu’on le programme un peu plus tard que le reste de la saison. Et c’est un comble que, pour pouvoir payer du gaz, de l’énergie fossile et l’électricité, on va faire un tout petit festival AnthropoScènes en 2023. Une petite édition resserrée d’un festival qui traite justement de l’environnement, du développement durable, de la transition écologique. Il y a une espèce de paradoxe, quand même », jure-t-elle. Elle se désole d’autant plus que la première édition a été un réel succès. « Ça a super bien marché. On a fait 12 000 spectateurs. Avec des gens qui étaient hyper enthousiastes, très heureux. Ils attendaient cet événement, et on ne va pas être en capacité cette année de présenter une manifestation de la même ampleur, ça, c’est sûr », annonce-t-elle, la mort dans l’âme. Toutefois, elle peut s’enorgueillir de ne pas avoir eu à déprogrammer.
On a tenu nos engagements pris sur la saison. En revanche, sur le début de saison prochaine, on est vraiment obligé de faire un trimestre allégé.
Valérie Baran
« Je sais que certains de mes collègues ont dû s’y résoudre. Nous, on a tenu nos engagements. Parce que ce serait fragiliser des gens qui sont déjà eux-mêmes fragiles, les compagnies, les artistes. Donc, on a tenu nos engagements pris sur la saison. En revanche, sur le début de la saison prochaine, on sera vraiment obligé de faire un trimestre allégé. On va être obligé de faire attention, sachant que la situation n’est pas du tout réglée aujourd’hui », s’inquiète-t-elle, tout en se projetant dans le temps. « J’ai rencontré les collectivités pour faire état de ces difficultés, explique-t-elle, j’ai entendu les leurs aussi, mais bon. Je suis quand même là pour défendre ma maison – qui est le Tangram. Et j’ai demandé au président de l’agglo Guy Lefrand si on pouvait imaginer être raccordé au chauffage urbain. Tout de suite, il m’a répondu : oui, bien sûr. On va mettre ça en œuvre. Mais il faut encore le temps que tout ça se mette en place. Je sais qu’il y a déjà quelques mois de retard, mais on peut espérer être raccordé d’ici à l’automne, si tout va bien. En attendant, on a quand même devant nous les mois qui sont les plus difficiles : janvier, février, mars, même parfois avril. Il arrive qu’on soit obligé de chauffer jusqu’à début mai », redoute-t-elle.
Le festival Les AnthropoScènes #3 devrait retrouver en 2024 son ampleur initiale, celle de 2022, promet-elle. « On y travaille, comme on travaille actuellement sur la saison 23/24. Ce qui est compliqué, c’est que la première édition a été une édition plutôt très heureuse, avec de la fréquentation, des retours extrêmement positifs, avec beaucoup de partenaires ravis qui veulent absolument repartir, qui ont sanctuarisé les budgets. Donc, on va réussir à faire quelque chose cette année, mais pas autant qu’on le souhaiterait. Pour des raisons qui sont purement économiques. Sur 2024, on va pouvoir reprendre une diffusion hors les murs, ce qu’on ne va pas pouvoir faire cette année. » Elle relève au passage que non seulement les fluides (gaz, électricité) ont augmenté, « mais tout augmente, constate-t-elle, comme pour les ménages. Tout a augmenté, les matières premières ; là, on doit racheter du papier, c’est 100 % d’augmentation. Tout a considérablement augmenté. C’est très, très compliqué », reconnaît-elle.
Elle résume l’affaire : « 2022 a été difficile. 2023 sera complexe puisqu’on aura encore à absorber ces surcoûts d’énergie. On a encore des inconnus pour le surcoût de l’électricité. On a fait des budgets prudents pour éviter de se retrouver dans des situations complexes de fin de saison. On va réduire un peu la programmation et on va travailler un peu différemment, mais on va travailler avec un choix de spectacles moins large ». Dans ce contexte pour le moins sombre, voire anxiogène, des raisons d’espérer percent en ce début d’année. Plusieurs spectacles ont été joués ou seront joués à guichets fermés. « Ouf ! heureusement !, se réjouit Valérie Baran. On a eu un début de saison un peu mou et inquiétant en termes de fréquentation, reconnaît-elle. On avait l’impression qu’une partie des spectateurs avait du mal à retrouver le chemin des théâtres, des lieux de spectacles. Ces confinements et restrictions sanitaires successifs ont probablement perturbé les habitudes. » Sans compter la peur du coup de massue de la facture énergétique qui a fini par effrayer tout le monde et conduit chacun à la prudence financière, voire à l’immobilisme, lui fait-on remarquer. « Bien sûr », admet-elle.
« Je discutais avec des spectateurs qui viennent hyper souvent aux spectacles et qui me disaient : il y a énormément de choses qu’on aimerait venir voir, concrètement ils viennent 15 fois par an – ce qui est énorme -, mais ils me disent qu’il arrive un moment où ça a un coût financier et que les budgets sont très impactés par toutes les augmentations des produits alimentaires, de l’énergie, de l’essence, tout ça. Même si nos spectacles, qu’ils soient en Scène nationale ou en musiques actuelles, sont très abordables en termes de coût puisque nous sommes sur une mission de service public. Néanmoins, quand vous devez payer votre gaz, votre électricité, les denrées alimentaires, eh bien il reste moins pour les loisirs, ou pour se cultiver, se détendre, se divertir. Évidemment, ça a un impact sur notre activité », reconnaît-elle. Il n’empêche que certains spectacles affichent complet au Cadran (900 places), insiste-t-on, en pensant notamment à World Of Queen ou encore à celui à venir de Laura Laune. Ce qui relativise un peu la question du prix du billet (World of Queen était proposé à 32 € et Laura Laune est à 37 €).
Les crises succèdent aux crises et on aimerait bien qu’à un moment ça cesse.
Valérie Baran
« On voit que pour des spectacles que les gens adorent, finalement, le coût du spectacle n’est plus un frein. Après, ce sont des spectateurs qui viennent une ou deux fois par an. On a grosso modo trois typologies de public, détaille-t-elle. On a un public averti qui vient extrêmement régulièrement, qui est très curieux, très audacieux. Ils n’ont pas peur de venir découvrir des artistes qu’ils ne connaissent pas, des formes nouvelles. Un public très qualitatif. Je pense à Nicole Genovese qui n’est pas [Joël] Pommerat en termes de renommée, aujourd’hui. Elle présente des formes un peu décalées. Elle a présenté Hélas, l’année dernière qui avait fait pratiquement complet. Et, là, son spectacle qui s’appelle Le Rêve et la plainte (jeudi 9 février), c’est complet ! »
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« Il y a un autre public, plutôt amateur, qui, lui, va venir deux, trois, quatre, cinq fois par an, poursuit-elle. C’est un budget aussi conséquent. Et il y a un public occasionnel qui va venir parce qu’il est fan de Queen et qu’il y a World of Queen. Là, la question du budget n’est plus une question. » Cette lueur dans la grisaille constitue un espoir. Cependant, lorsque Valérie Baran regarde derrière elle, elle a « le sentiment que les crises succèdent aux crises et on aimerait bien qu’à un moment ça cesse. Je suis arrivée en septembre 2019 et on s’est pris le covid, très, très vite en pleine face, en 2020. Avant, je travaillais à Paris, et on était aussi dans un climat très dégradé par les différents actes terroristes, se souvient-elle. On a le sentiment que ça ne s’arrête pas. On espère retrouver un jour une espèce de normalité. Mais je ne suis pas sûre qu’on ne la retrouve jamais. Est-ce que ce n’est pas devenu la norme, la crise ?, se demande-t-elle. Quelle crise succédera à celle-ci ? Je n’en sais rien. Je ne sais pas. En tout cas, on fait preuve de résilience. C’est le terme à la mode. On s’adapte, on avance. C’est quand même parfois très douloureux. »
« Là, j’avoue, le plus douloureux dans cette affaire, c’est quand même de devoir renoncer au festival AnthropoScènes dans sa forme la plus large pour devoir payer du gaz et de l’électricité, insiste-t-elle. Je trouve ça plus que paradoxal. C’est en même temps très symptomatique de ce qui est train de se passer sur un plan beaucoup plus large que le nôtre, constate-t-elle, avant de rebondir. En même temps, est-ce que cette crise énergétique n’est pas une façon de pousser à la transition écologique et de l’accélérer ? Il y a un déni tel, je trouve, qu’aujourd’hui tout le monde a dû reconsidérer les choses, parce que là il y avait un sujet économique. Peut-être qu’il y a une espèce de vertu à cette crise », estime-t-elle, tout en se réjouissant du retour du public, du retour à cette expérience « du partage, une expérience commune. L’enfermement, l’isolement, ça a fait des dégâts, observe-t-elle. On entend beaucoup dans les médias que la population française est très déprimée, mais comment ne pas l’être quand on a été enfermé dans un climat d’angoisse ? »
Aujourd’hui, on devrait faire des prescriptions médicales aux gens déprimés, pour leur dire : allez aux spectacles.
Valérie Baran
« Et, donc, finalement, est-ce que le spectacle ce n’est pas un peu un médicament aussi ?, s’interroge-t-elle. Je ne sais plus qui disait ça, mais ça devrait être prescrit par la médecine parce que c’est une façon de se reconnecter les uns aux autres, de vivre une expérience de société, de vivre ensemble, parce que c’est une façon de reproduire un imaginaire assez salvateur. De se permettre de rêver, d’imaginer, de se projeter autrement que dans un quotidien hyper alarmiste. Même des spectacles comme Un Sacre, de Lorraine de Sagazan (jeudi 2 février, au Cadran), qui parle du deuil, de la perte, souligne aussi l’importance de parler pour pouvoir se projeter autrement dans la vie. Parce que ce spectacle est surtout un appel à la vie. Je pense qu’on a besoin de ça. Alors oui, aujourd’hui, on devrait faire des prescriptions médicales aux gens déprimés pour leur dire : allez aux spectacles, vous verrez, ça va aller beaucoup mieux. Ça, ça marche à peu près à tous les coups », promet-elle.
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