Gérald Bronner: «Le charisme messianique s’effrite, la visibilité sociale diminue»


Votre roman met en scène une quête messianique via une émission de téléréalité, pourquoi avoir choisi un tel support ?

Je trouve les programmes de téléréalité assez fascinants. Ils sont l’une des innovations majeures des dernières décennies dans le paysage audiovisuel. Autrefois, c’étaient des personnalités, des héros de guerre, des grands auteurs, des vraies stars qui suscitaient la ferveur collective, ils avaient le pouvoir d’aimanter notre regard. Ces programmes de téléréalité font la démonstration que n’importe quelle personne, sans qualité particulière, peut exercer une certaine fascination si elle est exposée suffisamment longtemps devant une caméra. Ces personnes deviennent même souvent des « influenceurs », un nom qui indique assez bien le pouvoir qu’elles peuvent acquérir lorsqu’elles sont suivies par des millions de personnes. Il m’a semblé que ce dispositif, matérialisé par une émission de téléréalité, était de nature à créer artificiellement les qualités charismatiques qu’on attend d’un messie et la ferveur collective nécessaire à son retour. Ce type d’émissions a eu des objets différents selon les pays, on a pu suivre des familles pendant des années, enfermer de jeunes gens dans un loft, d’autres ont donné de l’alcool, voire de la drogue, à des personnes pour voir quelle était leur réaction devant les caméras. On a même filmé des enfants seuls, pour voir comment ils pouvaient se débrouiller, en s’inspirant d’ailleurs d’un roman. La téléréalité a presque tout exploré… Sauf Dieu. L’histoire se déroule aux États-Unis, un pays où le sentiment religieux est fort et où des groupes religieux que l’on appellerait ici des sectes possèdent des télévisions câblées.

Comment devient-on fanatique comme les spectateurs de votre roman qui élisent un messie sur la base d’une « fake news » ?

La foi, c’est le thème du roman. C’est-à-dire la capacité à s’abandonner de façon inconditionnelle au charisme d’un personnage ou d’un messie ou d’une idée. Cela part souvent de coïncidences, comme dans le roman, où la violence politique fait soudain irruption à un moment important de l’émission. Face à ces coïncidences, on peut se poser la question : et si c’était vrai ? Si Dieu existait, et sous une forme telle que l’on ne peut pas le comprendre ? Le héros, Jeff Jefferson, est tiraillé par ces questions métaphysiques, même s’il ne veut pas retomber dans les affres du questionnement qui l’avaient hanté dans son adolescence. C’est complexe, mais c’est normal, la religion nous dit que la Foi, cela ne peut pas être facile. Tout cela se joue en fait sur la tête d’une aiguille… Je m’autorise dans le roman ce que je ne peux pas écrire dans mes essais. Ces derniers, j’essaye de les écrire sans y mêler ni croyance ni idéologie. C’est une façon de se tenir dans le monde qui ne permet pas de répondre aux questions sur le sens qu’on peut donner à celui-ci, ni aux questions métaphysiques. Un luxe que je peux m’offrir en écrivant des romans. Comme Jeff Jefferson – qui n’est pas du tout moi par ailleurs –, j’ai traversé une crise mystique à l’adolescence, j’ai réussi à me défaire de ce carcan de crédulité. Mais les plaies métaphysiques ne sont jamais tout à fait cautérisées, comme ces membres fantômes que l’on a plus et qui continuent tout de même à nous faire souffrir.

Une fois que l’on s’est trouvé un messie, ou un homme providentiel, qu’est-ce qu’on en fait ?

Aujourd’hui, dans nos sociétés, il y a une espèce de saturation, de trop-plein, qui provoque une entropie collective de notre attention. Le charisme messianique s’effrite, la visibilité sociale diminue. On peut même abîmer celui que l’on a choisi, car on se lasse vite de tout. Dans le roman, c’est la télévision qui a « fait » le messie, c’est elle qui risque de le défaire aussi rapidement. C’est comme le merveilleux qui disparaît tout à coup. Le roman oscille entre enchantement et désenchantement du monde, qui sont le pile et la face de la même pièce. Le roman me permet d’explorer le merveilleux d’une façon que je m’interdis de faire dans mes essais. Mon héros vit une folle histoire d’amour en même temps qu’une sorte de traversée du désert, et une question lancinante revient : est-ce qu’il n’aurait pas dû croire, continuer à faire confiance ? S’est-il trompé, est-il passé à côté de quelque chose crucial ? C’est la question posée au lecteur, celle de la foi… Jusqu’où sommes-nous prêts à nous abandonner ? C’est à lui d’y répondre.