Guerre en Ukraine  : "En attaquant la Crimée, les Ukrainiens referaient l’unité autour de Poutine"


il est en 1917 chef d’état-major d’un groupe d’armée –, mais aussi plongé dans une guerre civile où il a fallu sans arrêt mener une réflexion politique.

B. B. Cette réflexion s’inscrit tout de même dans une tradition européenne continentale, par opposition à un courant anglo-saxon, qui va surtout s’occuper du fait maritime et se revendiquer – à tort ! – comme un pragmatisme pur, par ailleurs teinté d’anti-intellectualisme.

Guerre en Ukraine  :

Le maître de Sviétchine, c’est Clausewitz, dont il propose un approfondissement. Il opère à ce titre un double travail. D’abord, selon lui, pour que la stratégie puisse employer les combats favorablement à la guerre, elle doit prendre en compte des éléments extra-militaires : l’économie, les factions en lutte au sein de la société… Le Stratège doit disposer d’une géographie politique et économique à partir de laquelle il va pouvoir construire ses opérations.

Ensuite, il réfléchit sur les manières concrètes de harnacher le combat à la stratégie : c’est l’art opératif.J. L.

Il y a chez Sviétchine un point crucial : l’idée que l’ennemi n’est pas un bloc. La vision américaine de la guerre, à l’inverse, en fait un bloc. Les interventions soviétiques contre la Hongrie en 1956 et surtout la Tchécoslovaquie en 1968, passée la surprise initiale à Moscou, partent d’une analyse extrêmement fine des rapports de force à l’intérieur de ces deux pays : on va à chaque fois s’appuyer sur une faction favorable.

Parfois, ça peut tourner au drame, comme en Afghanistan, où on surestime considérablement le poids de la faction pro-communiste à Kaboul. Et peut-être cette erreur d’analyse concernant les factions a-t-elle été commise pour l’Ukraine en février 2022…L’art opératif a-t-il fait basculer des conflits ? Et si oui, lesquels ?B.B.

Ce n’est jamais l’art opératif à lui seul qui fait basculer des conflits, car il ne peut être opérant que sous réserve que la stratégie qu’il sert lui ait fixé des buts pertinents et réalistes. C’est d’abord dans sa direction politique et stratégique, dans le dialogue entre Souverain et Stratège, que se joue la conduite d’une guerre. L’effet de l’art opératif se fait surtout sentir lorsque l’on met en regard la manière dont se déploie la stratégie d’une armée qui le connaît, comparée à une autre qui l’ignore.

À ce titre, et bien qu’il ne faille surtout pas faire l’amalgame entre art opératif – à portée universelle – et doctrine russe, la performance stratégique comparée de l’Armée rouge et de la Wehrmacht pendant la Seconde Guerre mondiale reste l’exemple le plus éclatant. Et comparer la manière dont URSS et Alliés occidentaux abordent la fin de la guerre en Europe – entre le printemps 1944 et la chute du IIIe Reich – est aussi éclairant. D’un côté, des buts de guerre clairs, que chaque opération soviétique permet d’avancer.

De l’autre, une fois le débarquement réussi, un laborieux tâtonnement que seule permet aux Anglo-Américains leur écrasante suprématie matérielle.En Ukraine, Vladimir Poutine a présenté l’intervention russe comme une « opération spéciale » plutôt qu’une guerre. Pourquoi ?B.

B. Il y a d’abord un usage de politique intérieure. Cela évite de parler de guerre, c’est un euphémisme, surtout avec des gens qu’on présente comme ses frères.

Il y a aussi une explication juridique : limiter l’engagement. Avec l’opération spéciale, on n’engage pas les conscrits, qu’une guerre mobiliserait. La présidence peut enfin gérer en boucle courte l’opération.

L’idée, c’est qu’il s’agit d’une opération limitée pour mettre au pas un voisin turbulent en train de tomber dans l’escarcelle américaine. Car dans la perception des Russes, le conflit en Ukraine n’est qu’un élément d’un affrontement indirect avec les États-Unis.Du point de vue russe, le projet d’invasion de l’Ukraine était-il cohérent sur le papier ?B.

B. Dans ce cadre limité, l’opération est élaborée de manière très cohérente… avec les postulats du pouvoir russe. On retrouve l’art opératif, avec le découpage du plan de guerre en une série d’opérations à buts limités, la principale et la plus importante étant la prise de Kiev par deux axes, et des opérations secondaires mais qui ont chacune un but bien précis.

Dans le Sud, l’objectif premier est de sécuriser la mer d’Azov et de créer un pont terrestre entre le Donbass, la Crimée et la Russie. Il y a ensuite l’encerclement de Kharkiv qui vise à s’emparer d’une ville considérée par les Russes comme russophile – on retrouve l’idée des factions. Enfin, une dernière opération, sur Kherson et Odessa, vise à tendre la main à la Moldavie.

J.L. Il y a une cohérence, mais rien n’a marché…B.

B. C’est un plan cohérent sur le papier, mais avec une prise de risque extrême. D’abord, les Russes attaquent à un contre deux : en février 2022, l’armée ukrainienne compte environ 250 000 hommes en état de combattre, alors que l’armée russe n’en engage que 120 000.

Ensuite, ils font le pari de la vitesse, pour s’emparer en particulier de Kiev : on fonce droit devant, sur des axes très étroits, et il suffit de couper la route pour faire tomber la colonne. Enfin, puisqu’ils se présentaient comme les frères des Ukrainiens, les Russes prétendaient se contenter de traverser le pays. Or, ce n’est pas du tout ce qui s’est passé en Ukraine, contrairement à la Crimée.

C’est un élément d’explication des multiples exactions, comme à Boutcha : quand on pense avoir des amis mais qu’ils utilisent leurs smartphones pour relayer les positions des forces à l’autre camp, on les considère comme des traîtres et on les traite comme tels.Là où il y a incohérence, c’est que l’armée russe n’est plus faite pour mener des opérations aussi massives, à l’inverse de l’armée soviétique, dont la logistique lui permettait de faire des bonds en avant gigantesques. Depuis Gorbatchev, ses forces sont conçues pour défendre le territoire.

Elle n’a plus la capacité d’effectuer de grands élans offensifs sans perdre complètement sa logistique. C’est ce qui s’est passé en février. Le plan pouvait fonctionner à condition qu’il n’y ait pas de résistance, ou que celle-ci soit mineure et s’effondre très vite.

Or, les Ukrainiens ne se sont pas laissé faire. A partir de là, tout le plan de l’opération était à revoir. Nous sommes désormais dans une phase où les Russes commettent moins d’erreurs parce qu’ils prennent moins de risques.

Ils reconstituent l’outil pour changer de paradigme. En attendant, ils s’en prennent aux infrastructures, notamment électriques et ferroviaires, pour disloquer le système défensif ukrainien, gardent un abcès de fixation dans le Donbass et continuent d’agiter la menace d’un retour de leurs forces par la Biélorussie.J.

L. L’idée, c’est de disperser les Ukrainiens.B.

B. On change de paradigme et, du coup, de conception des opérations. C’est un signe que la démarche décrite par Sviétchine est toujours la méthode de raisonnement de l’état-major russe.

Quel va être le nouveau paradigme ? L’aide militaire occidentale peut-elle être déterminante ?J.L. Les Russes se sont exagéré les dissensions occidentales – qui existent, comme le prouve l’exemple allemand.

Pour eux, la principale fêlure du camp occidental, c’était l’Allemagne, où ils avaient une pénétration très importante depuis la fin des années 1990, via l’argent du gazoduc.B.B.

Est-ce qu’ils se sont vraiment exagéré ces dissensions ? Je ne sais pas… À mon sens, ce n’est pas au niveau économique ni des dissensions politiques, mais sur le plan militaire, que se décidera l’issue du conflit. L’Ukraine a-t-elle la capacité de continuer à se défendre ? De reconquérir les territoires conquis par les Russes, en totalité ou en partie ? Elle revendique une attitude maximaliste pour obtenir le soutien occidental, mais est-ce que les Occidentaux vont la suivre ? Jusqu’à quand ?J. L.

Sans flotte, reprendre la Crimée ne va pas être une mince affaire…B. B. Et sans aviation ! Les Russes disposent quand même de la supériorité aérienne.

On ne connaît pas d’exemple, dans l’histoire, d’offensive réussie sans cette dernière. Et sur terre, quand les Ukrainiens ont accompli de grandes conquêtes territoriales, c’est parce que les Russes s’étaient retirés. Sont-ils capables de mener une offensive ?Le moment de négocier n’est donc pas venu ?B.

B. A un moment, il faudra évidemment un règlement politique. Mais la question est de connaître les conditions de négociation de chacun des camps.

Tant que les Russes pensent pouvoir l’emporter sans altérer leurs buts initiaux, tant que les Ukrainiens le pensent également et se fixent comme unique horizon l’expulsion des Russes de tout leur territoire pré-2014, les combats sont voués à continuer, voire à s’amplifier car chaque camp ne va cesser de chercher à convaincre l’autre de jeter bas les armes. Et c’est bien celui des deux camps qui va être le mieux capable de « combiner les combats favorablement à la guerre » qui seul pourra imposer à l’autre de reconnaître sa défaite.J.

L. Si les Ukrainiens persistent à considérer la Crimée comme un but de guerre, ils vont à un moment devoir s’interroger sur les répercussions en Russie d’une attaque de ce territoire. Or, si une idée fait consensus en Russie, selon tous les bons connaisseurs de pays, c’est que la Crimée est russe.

En l’attaquant, les Ukrainiens referaient l’unité autour de Poutine. On entre là dans un nœud historique extrêmement profond. Quand Poutine a annexé la Crimée, en 2014, même l’opposition libérale a applaudi des deux mains.

Vous déplorez dans votre livre le vide de la pensée doctrinale française…B.B. Avec la dissuasion, la France dispose d’un socle doctrinal très solide, mais qui nous a en quelque sorte dispensé de réfléchir depuis la fin de la Guerre froide.

Pendant des années, nous avons eu un raisonnement uniquement comptable, sans se poser de questions stratégiques. On se rend d’évidence compte aujourd’hui que ça ne suffit plus. On ne peut plus se contenter de faire de la dissuasion notre nouvelle ligne Maginot.

Il y a cependant une réelle prise de conscience, avec, pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, un budget de la défense qui augmente. On reste dans une logique de moyens. Maintenant, la question qui se pose, c’est : que voulons-nous ?Conduire la guerre : Entretiens sur l’art opératif, Perrin, 395 p.

22,90 euros.