"Il est passionnant de voir l'Élysée tenter de créer un récit au fil des voyages du président"


Clara Wright et François-Xavier Bourmaud. Mathieu Sapin raconte son travail et ce qu’il a observé au milieu de ces déplacements très programmés, sur le fond comme sur la forme.

Quelle est la genèse de ce livre ?

Quand la revue Zadig s’est montée, ils m’ont proposé de faire partie de l’équipage et ils souhaitaient raconter la France du point de vue des déplacements présidentiels. Ils avaient besoin d’un espace plus politique au sein de leurs pages, avec l’idée d’aller sur le terrain, dans les territoires. Et on sait que le président, par définition, a toujours cherché à créer un lien avec la France dans son ensemble. Quant à moi, en 2017, ce prétexte me permettait d’approcher le président et d’interroger la mise en scène du pouvoir. 

La couverture du livre « Douze voyages présidentiels suivis et racontés par Mathieu Sapin » publié aux éditions Zadig et vendu 16 euros.

Quel imaginaire aviez-vous du voyage présidentiel ? Même si vous aviez déjà suivi François Hollande.

Grâce à ce précédent, j’avais déjà une idée relativement précise. Mais ce qui est intéressant avec Emmanuel Macron, c’est que c’était un jeune président, très neuf comme personnage politique. Et il était intéressant d’observer sur la durée comment chaque voyage, chaque déplacement essaie de raconter quelque chose et comment l’Élysée tente de créer un récit. Cela me passionne de voir ces questions de mise en scène du pouvoir, comment l’Élysée tente d’inscrire la présidence dans l’histoire. En plus, avec Macron, on est servi parce qu’il joue beaucoup sur cette corde là. Que ce soit « l’itinérance mémorielle » avec les commémorations de la Grande Guerre, ou des figures comme Napoléon, le général de Gaulle ou Versailles. Il y a toujours une tentative de s’inscrire dans la grande Histoire et j’essaie de comprendre sur quels mécanismes il joue.

Racontez-nous votre travail très concrètement.

Il n’est pas possible de dessiner tous les décors Et l’avantage de la BD, c’est que l’on peut même enregistrer mentalement dans certaines circonstances.

ainsi que parfois des petits films.

« Le dessin désamorce beaucoup »

Et vous n’avez jamais eu de soucis avec l’entourage, notamment la communication d’Emmanuel Macron ?

tout simplement Ensuite, assez vite, les équipes de communication ont fini par comprendre ma démarche. Et, comme souvent, le dessin désamorce beaucoup. Cela amuse les gens de se voir dessinés, même si ce n’est pas forcément à leur avantage d’ailleurs. À partir du moment où ils m’avaient identifié, c’était beaucoup plus facile, et sur la fin du mandat les accès sont beaucoup plus faciles. Et on ne m’a jamais interdit de raconter quoi que ce soit.

Le voyage à la Réunion ayant été un tournant parce que là j’avais carrément essayé de dépasser la frontière invisible de la presse  : j’ai été admis dans la délégation. J’avais basculé. Je n’étais plus côté observateur mais avec les observés.

C’est tout un cénacle, un jeu de poupées russes ?

Exactement. Et même dans l’avion, c’est comme dans la VIP room. Dans l’avion présidentiel, quand on est au fond, on a accès à quelques trucs. Et plus on est proche des appartements du prince, du président, plus on est susceptible de le voir, de lui parler. Après, il y a ceux qui sont carrément invités à sa table ou dans son bureau. C’est très, très codifié.

Mais vous avez senti un phénomène de cour particulièrement vivace avec Emmanuel Macron ?

Emmanuel Macron Étonnamment 

Pendant ces douze voyages, vous n’avez donc jamais eu de réelles conversations avec lui ?

Si, à La Réunion, où j’étais invité dans la délégation et où je me suis retrouvé à sa table. Nous avons eu un vrai échange. Il m’a parlé de pages que j’avais montrées à son épouse et sans s’inquiéter de ma démarche, il m’a dit « C’est marrant », en riant. Et quand je lui a envoyé ma dernière bande dessinée, il m’a répondu « À quand la suite ? ». Mais à part ça, non. Notez que je ne le cherchais pas non plus. J’aime bien être en retrait et essayer d’avoir une vue d’ensemble. Cela ne m’intéresse pas plus que ça d’être trop proche. 

Dans un resto routier avec son équipe !

Et en dehors du président lui-même et de son aéropage, quels sont les traits communs à tous ces déplacements ? 

C’est un peu la limite avec laquelle j’essayais de jouer parce que c’est très ritualisé. Tout est planifié, avec un timing super serré. Et en plus de cet aéropage présidentiel, la presse est toujours représentée par les mêmes personnes. Ce sont des invariants. Mais c’est amusant de retrouver les gens, avec un côté un peu colonie de vacances qui s’installe.

François Hollande parlait beaucoup plus facilement et spontanément à la presse Sans que cela soit forcément passionnant, mais comme je travaille dans le temps long, il y a beaucoup moins de réticences à me laisser y accéder.

Un des croquis de Mathieu Sapin à Marseille

Vous avez un souvenir précis ?

nous avons pu avoir un accès privilégié à son déjeuner dans un resto routier avec son équipe ! C’était amusant de voir les réactions des routiers parce que ce n’était vraiment pas programmé, et c’est toujours amusant à raconter.

Mais c’est l’exception qui confirme la règle. On n’atteint pas un trop plein de programmation, de thématisation, de calculs à la minute près de ces voyages ? Ces déplacements servent-ils réellement à entrer en contact avec la population, à avoir des échanges avec les citoyens ?

Il explique que de toute façon ce à quoi a accès le président est toujours quelque chose de très mis en scène où les rues sont propres et où tout va bien. Et ce qui est paradoxal, c’est que le président, lui, veut lutter contre ça. Il veut vraiment voir les choses comme elles sont. Mais le protocole et le système font que, par définition, il va avoir beaucoup de mal à toucher vraiment les choses. C’est pour cela que ce resto routier était intéressant parce que je pense qu’ils l’avaient repéré pour des questions de sécurité, mais sinon le lieu était vraiment comme il est au quotidien. 

À Vierzon, où des personnes qui espéraient obtenir un titre de séjour ou la nationalité étaient venues à la déambulation du président. Elles demandaient un contact à l’Élysée pour pouvoir plaider leur démarche et quelqu’un a pris des notes dans un carnet. Je ne sais pas ce qu’il en a fait après, mais une espèce de service après-vente était là.

Montrer par l’image que l’on agit

Et plus largement, qu’avez-vous observé dans les endroits visités ?

Ce qui est drôle aussi, c’est le déroulé. Je pense à Étaules, en Côte-d’Or, dans une ferme, au moment du Salon de l’agriculture qui n’a pas eu lieu. Il y a l’avant, tout le monde est là et on sent une espèce d’excitation. Le président arrive et tout est très, très organisé. 

J’autorise

Gérer mes choix

Il visite la ferme et va voir les cochons, les moutons, etc. Il échange avec les exploitants de la ferme puis avec différents représentants du monde agricole. Un échange filmé. Tout cela doit bien durer deux heures et il s’en va avec tout son cortège et cela retombe. Comme j’étais sur place, je suis revenu dans l’après-midi pour voir. Tout était désert. Et on a l’impression qu’il ne s’est rien passé et en même temps, quelques traces, quelques signes montrent qu’il y a eu cette visite historique, pour le coup, dans ce village de 300 habitants. 

Après, j’ai bien du mal à en tirer une conclusion quelconque. Est-ce que tout ça a du sens ? On peut se poser la question. Moi, je viens de l’image, donc cela m’intéresse de voir comment la politique a besoin d’images pour justifier une action. C’est pour cela que je reviens souvent à la communication, c’est quand même le but  : montrer que l’on agit et que l’on est sur le terrain. Je ne le condamne pas. J’ignore s’il y aurait une autre manière de faire, meilleure ou pourquoi. Mais c’est vrai que c’est institutionnalisé maintenant. Avec des postes pour cela qui se perpétuent à l’Élysée depuis Nicolas Sarkozy.

Avec une touche Macron ?

Oui. Ce sont ces échanges tour de France à la suite de la crise des « gilets jaunes ». Je n’avais pas du tout vu ça à l’époque Hollande. Tout le monde parle à tour de rôle et après, il y avait plusieurs formules. Soit le président répondait un peu au fur et à mesure, soit il attendait que tout le monde se soit exprimé pour faire une espèce de grand oral. On sent que c’est son truc. Je le dis un peu au moment de l’échange avec les intellectuels, il a l’air d’adorer ça ! Ce serait une espèce de cauchemar pour moi si on me demandait de faire ça parce que cela me gonflerait au bout de deux secondes. Et lui, il a l’air de s’éclater.

Il est très fort aussi pour valoriser les gens qu’il rencontre et je pense qu’il est hypermnésique, pour se rappeler des noms et des situations. En tout cas, il le fait penser avec habileté.

Emmanuel Macron a cherché à sortir du cadre protocolaire mais il reste son image d’une claque quand il vient de courir à la rencontre de Français.

C’est vrai, il essaie de sortir du cadre et parfois le cadre lui saute au visage. Je n’ai pas été témoin de cette gifle, mais je le raconte d’une manière un peu détournée avec le voyage quelque temps après à Château-Thierry, où elle est encore dans les esprits et les gens en parlent dans la rue. 

J’aime dans ce livre cette radiographie des cinq années passées, avec le début des « gilets jaunes », les masques qui apparaissent aussi avec la pandémie. Cela permet d’avoir vraiment une lecture un peu historique de cette séquence.

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