Le chanteur et guitariste Chuck Berry sâĂ©tait confiĂ© Ă Rolling Stone au cours dâun face-Ă -face touchant et juste en 2010. Rencontre
Tout au long dâune carriĂšre qui aura traversĂ© six dĂ©cennies, celui dont on peut aisĂ©ment dire quâil fut la figure la plus importante dans le dĂ©veloppement du rock & roll aura Ă©tabli des rĂšgles fermes auxquelles il se sera toujours astreint. Quelques-unes au hasard : « Aucun concert ne dĂ©butera avant que le paiement ne soit complĂštement effectuĂ© et en cash« , « pas de limousines ni de chauffeurs : Mr Berry prĂ©fĂšre prendre lui-mĂȘme le volant quand il est en tournĂ©e« , « le groupe de premiĂšre partie ne doit pas mentionner le nom Chuck Berry pendant sa prestation« . Et enfin : « ne jamais faire confiance Ă un journaliste« .
Ă cause de ce quatriĂšme commandement, non seulement Chuck Berry repousse la plupart des demandes dâinterview, mais il est aussi rĂ©putĂ© pour faire la chasse aux journalistes quand ceux-ci sâaventurent sur les terres de Berry Park, sa propriĂ©tĂ© non loin de St. Louis. Câest ainsi quâĂ 83 ans, il est aujourdâhui lâun des pionniers du rock & roll parmi les plus incompris, souvent dĂ©crit comme amer, obstinĂ© et acariĂątre. On se souvient de la cĂ©lĂšbre tirade de Keith Richards à son propos :âJâadore son Ćuvre, mais je nâen ferais jamais un proche, mĂȘme si je devais ĂȘtre incinĂ©rĂ© Ă ses cĂŽtĂ©s.â
Ne jamais faire confiance Ă un journaliste
Câest donc avec trĂšs peu dâespoirs dâarriver Ă mes fins que je pousse la porte du Blueberry Hill, le restaurant-club de St. Louis oĂč Chuck Berry se produit une fois par mois. âSâil ne vous apprĂ©cie pas ou ne se sent pas Ă lâaise, lâinterview ne durera pas plus de cinq minutesâ, mâindique dĂšs mon arrivĂ©e Joe Edwards, propriĂ©taire du Blueberry Hill et ami de longue date de lâoctagĂ©naire. âEt parlez lentement. La frustration le gagne lorsquâil nâentend pas et alors il coupe court.â Lâhomme attend Ă un coin du restaurant, Ă peine Ă lâĂ©cart de la clientĂšle, tout proche dâune affiche sous cadre annonçant ses premiers concerts du dĂ©but des annĂ©es 50.
La premiĂšre chose qui saute Ă lâesprit lorsque vous le rencontrez, ce sont ses mains : grandes, avec de longs ongles et des doigts Ă©pais moins adaptĂ©s au picking subtil quâaux riffs surmultipliĂ©s et dĂ©bordant dâĂ©nergie qui ont toujours donnĂ© le sentiment que sa musique Ă©tait plus fraĂźche, plus sauvage, plus dangereuse que le rhythm & blues de ses prĂ©dĂ©cesseurs. Et puis il y a son accoutrement. Celle dâun homme qui entend se faire remarquer : une chemise rose vif, boutonnĂ©e de haut en bas avec une Ă©norme broche Ă©tincelante au niveau du cou, lunettes de soleil et casquette de commandant de marine.
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Enfin, il y a lâattitude : humble et plutĂŽt amicale, derriĂšre ce cĂŽtĂ© ferme et implacable.âAh, le voilĂ enfinâ, claque-t-il en guise de bienvenue, me charriant Ă propos de mon supposĂ© retard alors que jâai en fait deux minutes dâavance.Edwards le guide Ă travers le restaurant tapissĂ© de souvenirs Ă son effigie, Ă commencer par cette Gibson avec laquelle il enregistra son hymne âJohnny B. Goodeâ en 1958.
Une fois entrĂ© dans la salle Ă manger privĂ©e, Chuck Berry attrape une chaise en bout de table avant de se raviser et de sâasseoir plus modestement sur le cĂŽtĂ© de ladite table. Câest lĂ la premiĂšre preuve quâil est bien plus humble que la rĂ©putation qui le prĂ©cĂšde, Ă moins quâil ne se soit âadouciâ avec lâĂąge. Un peu en tout cas. Les premiers mots sortent alors de sa bouche : âPuis-je voir les questions ?â âIl prĂ©fĂšre les interviews qui prennent la forme de conversationsâ, lui explique Edwards, sâinterposant pour le persuader de laisser tomber cette condition prĂ©alable. Berry fera encore mine de se lever en apercevant le magnĂ©tophone avant de se raviser.
âĂ lâĂ©poque, je bossais chez Krogerâ, se lance-t-il finalement, se rĂ©installant sur sa chaise avant dâattaquer un sermon sur la ponctualitĂ©. âLorsque le magasin ouvrait, tu Ă©tais lĂ . Quand je bossais dans cette usine automobile, on pointait. Si tu avais une minute de retard, ça se voyait. Quand on a un boulot payĂ©, on sâamĂšne.âTout semble alors indiquer que nous nâirons pas plus loin que les cinq minutes redoutĂ©es quâEdward avait mentionnĂ©es. Mais soudain, Berry a trouvĂ© un autre sujet sur lequel sâĂ©vertuer : la diction et le fait quâil nâentende pas les âtâ et les âgâ dans les conversations. Il raconte alors comment il a appris Ă articuler en Ă©coutant Nat King Cole et comment il a, tout au long de sa vie, fait lâeffort de prononcer les mots correctement plutĂŽt que de prĂ©fĂ©rer leurs versions abrĂ©gĂ©es ou en argot.
Dix minutes passent ainsi dans une certaine tension, mais on sent que Berry commence lentement Ă se relaxer. Le moment-clĂ© intervient lorsquâest abordĂ© lâun de ses passe-temps favoris : les paris. âJe joue aux machines Ă sous et, avant-hier, jâai eu quatre jackpotsâ, annonce-t-il. âJâĂ©tais assis, lĂ , attendant de voir si le cinquiĂšme allait tomber. Maintenant, si ça, câest de la cupiditĂ©, alors je suis cupide. Câest comme quand je me demande sâil y a mieux que de faire un boucan monstre sur un concert. Est-ce le cas ? Si oui, je veux essayer. Si câest de la cupiditĂ©, alors va pour la cupiditĂ©.â On lui suggĂšre que ça pourrait aussi ĂȘtre de lâambition. âFaut voirâ, rĂ©torque-t-il, donnant joyeusement une grande tape sur la table. âJâai donc beaucoup dâambition ! Oh que ouiâŠâ
Alors que la salle se remplit dâun grand Ă©clat de rire gĂ©nĂ©ral, Berry retire soudain ses lunettes de soleil, fixe son appareil auditif et affiche un immense sourire : âJe sens que vous ĂȘtes un trĂšs bon interviewer et que ce genre dâinterviews durent un peu plus longtemps que les autres. On va aborder des sujets dont jâai envie de parler depuis des annĂ©es ! â Au final, les cinq minutes se transformeront en deux sĂ©ances sâĂ©talant en tout sur quatre heures que notre interlocuteur passera le plus souvent Ă rire et Ă discuter de lâavenir plutĂŽt que de se montrer revĂȘche et nostalgique du passĂ©. Chuck Berry nâest pas du genre Ă passer Ă confesse, ni Ă chercher Ă donner bonne impression, encore moins Ă remplir consciencieusement une obligation professionnelle. Tout au contraire, il sâengage dans une conversation comme sâil sâagissait dâune reprĂ©sentation théùtrale, en quĂȘte de la bonne chute ou dâun rire Ă la premiĂšre occasion. Chaque rire obtenu Ă chacun de ses jeux de mots, blagues ou mimiques le met davantage en joie. Il ira jusquâĂ suggĂ©rer que la conversation aurait aussi bien eu sa place sur la scĂšne dâun show Ă Las Vegas. âCâest que je suis aussi comĂ©dienâ, Ă©noncera-t-il Ă un moment. âJâai toujours voulu en ĂȘtre un. Et jâen ai tellement fait au collĂšge que je nâarrivais pas Ă me dĂ©goter de petite amie.â
La rĂ©vĂ©lation est plutĂŽt inhabituelle, mais elle pourrait expliquer pourquoi il considĂšre toujours âMy Ding-A-Lingâ â son gros succĂšs de 1972 sur la masturbation â comme aussi marquant que nâimporte quel titre de son Ćuvre, au grand dĂ©sarroi de ses fans les plus dĂ©vouĂ©s. Nous y reviendrons. Serait-il encore tentĂ© par la comĂ©die ? âJe saisirai la premiĂšre occasionâ, sâenflamme-t-il. âJe mâentraĂźne sans cesse ! â
âMon pĂšre, au plus profond de lui, demeure un homme humble, Ă©duquĂ© par des parents Ă©levĂ©s dans la peur de Dieu, des gens de la ferme qui allaient Ă lâĂ©gliseâ, explique sa fille Ingrid, 59 ans, que Chuck Berry a appelĂ© au beau milieu de lâinterview avant de me la passer. âCe sens de la terre et de lâhumilitĂ© ne lâont jamais quittĂ©. Pas plus que son implication dans le travail.â
En vĂ©ritĂ©, Berry semble Ă ce point concernĂ© par lâinstant prĂ©sent quâil est soit inconscient soit dans le dĂ©ni total de sa place dans lâhistoire â et ce malgrĂ© la cĂ©lĂšbre tirade de John Lennon selon laquelle les mots ârock & rollâ Ă©taient des synonymes du nom âChuck Berryâ.Quand on lui demande sâil se considĂšre comme lâun des inventeurs du rock, sa rĂ©ponse fuse, sans la moindre Ă©quivoque : âNon. Pour ça, il y a Louis Jordan. Il y a Count Basie. Nat Cole Ă©videmment. Ou ce type, lĂ , Joe Turner. Et puis Muddy Waters, Yeux Bleus [Frank Sinatra], Tommy Dorsey.â
Quand bien mĂȘme bon nombre de ces artistes aient pu influencer Chuck Berry, tous donnaient en prioritĂ© dans le jazz, le blues et les tournures vocales pop. Lui fut parmi les premiers Ă fusionner blues et country Ă partir dâune trame rhythm & blues pour proposer quelque chose que la jeunesse pouvait revendiquer comme sienne.âJâai juste le sentiment dâavoir puiser mon inspiration, mon apprentissage et tout le reste chez dâautres apparus avant moiâ, poursuit-il. âAprĂšs quoi jâai ajoutĂ© mon⊠Je ne sais mĂȘme pas si jâai ajoutĂ© quoi que ce soit. Je jouais ce quâils jouaient et ça sonnait diffĂšrent, jâimagine. Je sais que ça signifie beaucoup pour beaucoup de gens ; mais quoi prĂ©cisĂ©ment, ça, je lâignore.â
Mais si ce que sa musique inspire Ă ses fans reste flou chez lui, Berry a toujours su exactement ce quâils voulaient entendre. Ă la diffĂ©rence des pionniers du blues et de la country qui le prĂ©cĂ©dĂšrent, il a toujours pris soin de ne pas raconter son quotidien. Lui, le trentenaire dâalors qui avait toujours Ă©tĂ© en marge des Ă©tudes, Ă©crivait Ă propos de courses de voitures, de bĂ©guins adolescents et de tribulations scolaires. Au dĂ©but des annĂ©es 50, sâil parvint Ă se forger une renommĂ©e rĂ©gionale, ce ne fut pas parce quâil inventait ou innovait Ă lâinstar dâun Bo Diddley mais bien parce quâil avait dĂ©couvert un mĂ©lange de styles qui correspondait Ă un public.
Je jouais ce quâils jouaient et ça sonnait diffĂšrent, jâimagine
Au Cosmopolitan Club Ă la pĂ©riphĂ©rie est de St. Louis, oĂč il se produisait au sein dâun trio alors dirigĂ© par son pianiste Johnnie Johnson, il ne tarda pas Ă improviser sur les succĂšs du moment, ajoutant la country-music de Hank Williams et Bob Wills au programme afin de garder lâattention dâune assistance majoritairement afro-amĂ©ricaine qui y trouvait lĂ le divertissement quâelle Ă©tait venue chercher. Et tandis que sa popularitĂ© prenait de lâampleur, il lui fallait relever un nouveau dĂ©fi : jouer devant des auditoires oĂč se mĂȘlaient toutes les communautĂ©s. Il fut ainsi souvent engagĂ© dans des théùtres oĂč la sĂ©grĂ©gation rĂ©gnait encore, adolescents blancs dâun cĂŽtĂ©, adolescents noirs de lâautre. Comme il se plaĂźt Ă le rappeler, les Blancs sâentichaient de musique black (le blues) lĂ oĂč les Noirs rĂ©clamaient de la musique blanche (la country âhillbillyâ). Et câest en partie comme ça, Ă essayer de satisfaire en mĂȘme temps tous les publics, quâallait naĂźtre la contribution de Chuck Berry au rock & roll. Jim Marsala, qui joue de la basse aux cĂŽtĂ©s de Berry depuis 37 ans, prĂ©cise : âSes talents de divertisseur lui ont permis dâĂȘtre encore lĂ aujourdâhui. MĂȘme quand les choses ne tournent pas bien, il peut toujours sâappuyer sur son cĂŽtĂ© showman.â
âDonner aux gens ce quâils veulent, voilĂ la seule vĂ©ritĂ©â, reprend Berry quand Ă son credo quand il est sur scĂšne. âJe recherche dans le public celui qui est attentif. Je peux trĂšs bien jeter un Ćil Ă la salle tout en chantant âMy Ding-A-Lingâ, puis mâarrĂȘter aussi sec et entonner âThe Lordâs Prayerâ pour peu que jâen ai repĂ©rĂ© deux ou trois qui me donnent lâimpression de dĂ©barquer de lâĂ©glise. Il y a comme ça des chansons, des thĂšmes, qui, pour cette raison, me font monter les larmes aux yeux. Si câest ce quâils veulent, je leur donne.â
Il est soudain interrompu par la sonnerie de son iPhone. Dick Allen, son agent depuis plus de cinquante ans, cherche Ă le joindre Ă propos dâun Ă©ventuel concert avec Jerry Lee Lewis. âTu mâappelles au beau milieu dâune interviewâ, lui lance-t-il.âTu sais, ce truc que Chuck Berry ne fait jamais.â âIl fut le premier Ă me faire jouer en Russieâ, explique Berry tandis que le tĂ©lĂ©phone circule dans la piĂšce afin que tout le monde puisse parler Ă Allen. âIl nây a quâen Afrique oĂč il ne mâa pas encore envoyĂ©. Je ne me sens pas dâaccepter avant que les choses nây soient moins tendues. On sait ce que câest lĂ -bas. Tu perds ton passeport et câen est fini pour toiâŠâ
On lui rappelle quâil pourrait toujours, le cas Ă©chĂ©ant, se rentre Ă lâambassade amĂ©ricaine du pays en question pour obtenir un nouveau passeport, quâon lây reconnaĂźtrait certainement. âCâest bien ce qui mâeffraieâ, rĂ©torque-t-il en riant.
Donner aux gens ce quâils veulent, voilĂ la seule vĂ©ritĂ©
Chuck Berry, on lâa dit, nâaime pas sâappesantir sur le passĂ©. Toutefois, il y a deux-trois choses sur lesquels il aime Ă revenir, la plupart en rapport avec la famille.âMaman Ă©tait maĂźtresse dâĂ©coleâ, se souvient-il. âElle Ă©tait trĂšs pieuse et a tout fait pour que mon pĂšre devienne pasteur. Ăa ne sâest jamais fait, il a dĂ» se contenter dâun rĂŽle de diacre Ă lâĂ©glise. Il a fini meilleure basse de la chorale⊠Ils sont restĂ©s ensemble 66 ans, puis Maman est partie. Papa lâa rejoint peu de temps aprĂšs. Ils Ă©taient faits lâun pour lâautre et ont Ă©levĂ© six enfants. Deux dâentre nous seulement nous ont quittĂ©.â
Le jour, son pĂšre Ă©tait charpentier, et Chuck Ă©tait au dĂ©part destinĂ© Ă devenir son apprenti. Mais, Ă lâadolescence, ce dernier fit quelques mauvaises rencontres et servit trois ans dans une maison de correction suite Ă trois jours dâexaction se soldant par un vol de voitures et de chemises dans un magasin de vĂȘtements.
Tout ce qui a Ă voir avec le crime, je ne le referais pas
Quand on lui demande quel conseil il donnerait aujourdâhui Ă ce jeune Chuck Berry, il rĂ©flĂ©chit avant de pouffer de rire : âNe pas prendre la voiture de ce type et laisser cette chemise que jâavais prise sur le comptoir de la mercerie. Tout ce qui a Ă voir avec le crime, je ne le referais pas. Et jâaurais poursuivi mes Ă©tudes, car il mâa fallu trois fois plus longtemps pour terminer ce que jâaurais pu faire Ă lâĂ©poque. Jâai abandonnĂ© en premiĂšre.â
Ă la fin de son sĂ©jour en maison de correction â il a alors 21 ans, Berry va Ă©pouser sa petite amie, Theretta (avec qui il est mariĂ© depuis 61 ans) et commencer Ă travailler dans une usine Chevrolet. Plus tard, il suivra ses sĆurs en Ă©cole de cosmĂ©tologie tout en travaillant pour son pĂšre. Il amĂ©liore alors ses fins de mois en se produisant localement au sein du groupe de Johnnie Johnson â qui, trĂšs vite, vu le charisme sur scĂšne de Chuck, deviendra son propre groupe.
Avant la rĂ©vĂ©lation, lorsque Berry voit jouer Muddy Waters Ă Chicago et que ce dernier lui suggĂšre de rendre visite Ă Leonard Chess de Chess Records. Chess lui demande alors de revenir avec des bandes de sa propre musique, expliquant prĂ©fĂ©rer les compositions originales aux reprises. Berry repart ainsi Ă St. Louis. âPersonne ne me donnait ses chansons, jâai donc compris quâil me fallait Ă©crireâ, se souvient-il.âPour deux dâentre elles, je suis parti de poĂšmes que je connaissais.â Il prend alors une voix profonde, dramatique et commence Ă rĂ©citer du Alfred Tennyson : âBrise, brise, brise-toi, sur ces froids galets gris, ĂŽ Mer ! Et quâalors ma langue puisse exprimer les pensĂ©es qui me submergent.â Ses yeux sâembrument au moment oĂč il conclut sa rĂ©citation : âCâest comme ça que la voix de mon pĂšre tremblait. Je suis vraiment heureux dâĂȘtre son fils.â
Pour ce qui est de la musique, Berry explique que, parce quâil ne savait pas lire une partition â et que donner des lettres aux notes nâavait aucun sens pour lui, il dĂ©veloppa son propre systĂšme de notation de la musique. Ainsi, plutĂŽt que dâutiliser un A pour un la ou un C pour un do, il assigna un numĂ©ro Ă chaque note, lui permettant ainsi de noter tout ce quâil dĂ©sirait. âCâest comme ça que jâai appris la musiqueâ, Ă©nonce-t-il. âĂ travers les mathĂ©matiques.â
Chess finit par apprĂ©cier les chansons de Berry et organise une sĂ©ance pour lui et son groupe en mai 1955. Plus tard, au moment de recevoir son premier paiement, Berry dĂ©couvrira que lâune des quatre chansons quâil enregistra ce jour-lĂ â âMaybelleneâ, une version retravaillĂ©e du classique folk âIda Redâ emmenĂ©e par un beat entraĂźnant et des textes Ă propos dâune course de voitures et dâune fille infidĂšle â a Ă©tĂ© affublĂ©e de deux crĂ©dits dâĂ©criture supplĂ©mentaires. Lâun Ă©tait le disc jockey Alan Freed, en guise de pots-de-vin, et lâautre Russ Fratto, le propriĂ©taire de Chess. Aujourdâhui, Berry concĂšde des sentiments partagĂ©s quant Ă ses droits dâauteur, qui lui ont depuis Ă©taient reversĂ©s Ă plein. âGrĂące aux pots-de-vin, jâai gagnĂ© plus dâargent car la chanson a engendrĂ© plus dâargentâ, avance-t-il. âMais qui aurait pu imaginer que âMaybelleneâ fasse un tel carton ? Elle est devenue directement numĂ©ro 1. Ăa prouve quâil y avait du bon dans cette chanson.â
De par sa qualitĂ© â et avec le coup de pouce de Freed, le single fut sur toutes les radios, grimpant dans les classements rhythm & blues avant dâen atteindre en effet les sommets (et une cinquiĂšme place dans les classements pop du Billboard). Une chanson qui changea la vie de Chuck Berry et, par ricochet, le cours de la musique populaire.
âSon influence est partoutâ, dit de lui la lĂ©gende de la country-music Merle Haggard, qui calqua ses premiĂšres chansons sur la musique de son maĂźtre. âJâaime sa façon dâĂȘtre. Sa façon de jouer, sa façon de chanter, sa façon dâĂ©crire. Les chansons quâil compose ont du sens, ne sont pas bĂąclĂ©es comme dâautres Ă cette Ă©poque.â
Ses chansons-histoires raffinĂ©es et clairement Ă©noncĂ©es Ă propos dâautomobiles et de lycĂ©es allaient vite forger un style en devenir, la quasi intĂ©gralitĂ© des groupes rock Ă©mergeant au cours des deux dĂ©cennies suivantes y puisant leurs fondations. Des hits comme âRock & Roll Musicâ, âJohnny B. Goodeâ et âRoll Over Beethovenâ mĂȘlaient un beat puissant, un piano boogie-woogie, une guitare rythmique country et cette combinaison unique de riffs secs et entraĂźnants et de picking blues survitaminĂ©. âDĂšs la premiĂšre fois que jâai entendu cette guitare, jâai su que tous les guitaristes que jâauditionnerai par la suite devraient jouer âJohnny B. Goodeââ, se souvient le pionnier du rockabilly Ronnie Hawkins.
Par Neil Strauss
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