Johann Zarco, la quête permanente du plaisir et de la performance


Johann Zarco prend le temps. Quand on le retrouve pour une interview en marge du dernier Grand Prix de la saison, à Valence, il a déjà dressé le bilan de son championnat, sait ce dont il peut être fier, ce qui lui laisse un goût d’inachevé aussi. Pas question d’avoir le regard rivé sur la montre ; il est content de papoter et apprécie de sortir du cadre habituel pour lever un peu le voile sur son état d’esprit. Celui d’un pilote qui peut tout à la fois apparaître très cool et beaucoup gamberger. Mais celui d’un homme de 32 ans aussi, qui a grandi au fil de sa carrière et porte aujourd’hui un regard plus mûr sur son métier comme sur la vie en général.

Plus solitaire que d’autres, Zarco est aussi un pilote bien plus analytique que la plupart de ses adversaires. S’il est conscient d’avoir obtenu « un très bon niveau » en figurant régulièrement dans le top 5 d’une catégorie devenue exceptionnellement compétitive, il n’a pas encore atteint son but, lui qui, en bon compétiteur, vise l’excellence. Son caractère fait qu’il « accepte cette régularité » aujourd’hui essentielle pour bien figurer dans un championnat qui voit se multiplier le nombre de vainqueurs et d’hommes sur le podium. « Après, pour être champion, il faut être régulier à gagner, ce qu’a fait Pecco « , souligne-t-il à juste titre dans cet entretien pour Motorsport.com.

Johann Zarco, la quête permanente du plaisir et de la performance

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Il faut être capable de bien se regénérer. C’est pour ça qu’il faut trouver son rythme de vie, sinon tu subis.

Johann Zarco

Une saison MotoGP, ce sont huit à neuf mois d’efforts physiques et de fatigue mentale, une vingtaine de courses − le double l’année prochaine, même si les sprints seront deux fois moins longs − et une pression de tous les instants, pour les risques encourus autant que pour les enjeux qui accompagnent le sport de haut niveau. Et en cette fin de championnat où l’on se rencontre, on en vient vite à parler de la pause qui se profile. « Il faut être capable de bien se regénérer. C’est pour ça qu’il faut trouver son rythme de vie, sinon tu subis car tu n’as pas assez le temps de t’ennuyer pour te dire que tu es content de revenir ; tu es tout le temps dedans », décrit-il.

Trouver son rythme pour ne pas perdre de vue le plaisir, ça ne signifie pas pour Johann Zarco qu’il faudrait rechercher nécessairement des loisirs autres que sportifs. Car s’il cherche à se régénérer, il met aussi un point d’honneur à trouver des activités qui lui permettent tout autant de se vider la tête que de « toujours rester actif, toujours avec le cerveau prêt à évoluer ». Qu’il s’agisse de l’apnée, qu’il a pratiquée sérieusement à une époque, du vélo qu’il comptait reprendre plus activement cet hiver ou encore du golf, qui a sa préférence depuis quelques mois, il ne choisit pas ses activités sans but réfléchi. « Ce sont des sports longs qui permettent de bien évacuer la tête et que le corps reste actif », explique-t-il. « Il faut tout le temps, en permanence, être en train d’évoluer personnellement, sportivement. C’est là qu’il faut trouver le loisir qui te fait déconnecter avec la tête mais ton corps reste prêt. »

« Surtout au-delà de trente ans, si tu laisses le corps en pause un peu trop longtemps − je dirais juste deux semaines −, tu n’y es plus. Ça se sent énormément, et c’est là qu’il faut faire attention. Tant que tu as la capacité d’aller gagner des courses, il ne faut pas passer à côté. Je ne sais pas comment faisait Valentino mais il n’avait pas le même physique et il a toujours su gérer autrement. Mais moi, je vois qu’il y a une part physique ; rien que ça, ça va me mettre bien. »

« Dans le golf, il y a vraiment un côté addictif parce que quand tu commences à bien jouer tu as des super sensations », poursuit-il. En est-il là ? « Oui, cet été j’ai passé un cap et là c’est vraiment un beau plaisir. Ça n’est pas parfait, mais ça va vraiment bien, beaucoup mieux. De toute façon, chaque step est intéressant. » Non, n’allez pas croire que la pratique du golf se fait sans objectif pour le compétiteur Zarco… « C’est hypra technique en fait, et là aussi tu as cette sensation de lâcher prise. J’y ai bien pris goût, mais je me suis aussi rendu compte qu’il ne faut pas faire du golf quand tu es fatigué, parce que tu crois que tu vas te relaxer alors qu’en fait tu joues tellement mal qu’il vaut mieux ne pas y aller. » Son rythme à lui  : « Après une course, souvent, le lundi j’ai encore plein d’adrénaline et le mardi je n’ai plus rien, c’est vraiment la journée où j’ai la baisse de tension. Parfois j’ai dit ‘allez, je vais me faire un golf’, et je ne tapais plus une balle, or là ça n’est pas plaisant  !  »

Dans ces activités, il recherche aussi tout simplement « le plaisir de goûter à autre chose » et d’évoluer dans un environnement différent. « Quand tu lèves les yeux et que tu te rends compte que tu es dans un endroit magnifique, c’est agréable. Il faut profiter de cet endroit-là  !  » Et puis il reste bien sûr la préparation à moto, « indispensable ». Pour Zarco, il s’agit principalement de Supermotard, pour une question de commodité puisque cela demande moins d’encadrement logistique et technique que de rouler sur circuit avec la Panigale. En quoi le pilotage d’une moto si différente d’un prototype de MotoGP aide-t-il ? « Ça n’est pas vraiment pour la glisse, plus pour avoir pour ce feeling asphalte, virage, chrono, répétition, décontracté sur la moto ; trouver des choses, des moyens de faire beaucoup de tours, de faire du roulage en quantité. »

Johann Zarco court après l’excellence, au prix d’un investissement permanent

Si l’on ajoute à l’exigence physique le fait qu’un calendrier aussi riche qu’actuellement rend toute vie de famille compliquée, on peut s’étonner que Johann Zarco aborde de façon si assumée le MotoGP tel un sacerdoce, mais lui l’a totalement intégré comme tel. Tant qu’il se sent physiquement apte, sa vie est entièrement dévolue à cette quête dans laquelle il est lancé depuis l’adolescence. « C’est comme ça que je l’ai fait pour performer. Moi, j’ai besoin de ça. » Jusqu’à quand ? C’est probablement la seule inconnue dans l’équation écrite par Zarco. « Je ne sais pas encore jusqu’à quel âge. Tant que je peux, il faut que je fasse comme ça. »

S’il a besoin de rester « dans bulle » en s’investissant de la sorte dans l’objectif ultime de performer chaque dimanche en course, Johann Zarco à 32 ans pose malgré tout les yeux sur le monde qui l’entoure, dont il a plus conscience aujourd’hui et qui le fait réfléchir. Il se sait privilégié financièrement, vit bien grâce à la carrière qu’il s’est construite et à cette « intensité » qu’il s’évertue à mettre dans son métier. Il connaît aussi le revers de la médaille. « Avec le fait de devenir un peu plus prestigieux, ‘star’ tout ça, tu te rends compte aussi de tout le côté réseaux sociaux et de la merde que ça peut traîner. Tu as une autre vision du monde parce que tu grandis, alors tu fais ton job, tu fais au mieux pour la performance sportive parce que c’est ça qui me fait rêver, mais tu vois qu’il y a beaucoup de contradictions dans notre métier, dans notre monde. »

Sensible aux sujets de société, il est tout aussi réaliste quant à la relative vacuité de son activité qu’agacé par les raccourcis faciles qui voudraient faire des sports mécaniques l’exemple à ne pas suivre à une époque où la sobriété énergétique s’impose dans le quotidien, agacé également par une vision manichéenne du thermique qui polluerait face à l’électrique qui serait propre. « Quand on commence à se poser des questions, on voit qu’on ne peut pas sauver le monde et que ça ne change rien, du coup faisons ce qu’on a à faire. Même si on culpabilise on ne changera pas le monde, alors on s’adapte et on fait. Mais je trouve qu’en grandissant, en se rendant compte de plus de choses, il sort une vision un peu triste de tout ce qui se passe. »

Habitué à parler cash, Johann Zarco a pu subir le retour de bâton après certaines prises de parole, mais il sait, au fond de lui, que le public lui reste très attaché, même s’il admet qu’il voit aussi « d’autres choses ». Les réseaux sociaux, c’est une exposition à la critique gratuite, ce à quoi il n’est pas insensible. « Je suis conscient aussi des messages de soutien, et c’est cool. On a passé un autre cap par rapport à la relation aux fans, c’est vrai que les réseaux ont permis une proximité incroyable. » Mais les commentaires parfois infondés des réseaux, le Français en a récemment fait les frais lorsqu’on l’a dit sur la retenue en Thaïlande pour soi-disant privilégier Bagnaia. Et il ne s’est pas défilé. « Ça m’a fait du bien. J’ai dit expliquer pourquoi je n’ai pas gagné et pourquoi je n’ai pas fait le podium en Thaïlande. J’entendais trop de choses et il fallait que je fasse ma propre explication. Du coup, à ma manière, j’ai fait un bon résumé et ensuite un dernier petit paragraphe en sortant une citation de Ribéry et en disant que si certains n’avaient pas compris avec ce que j’avais dit, peut-être qu’ils comprendraient mieux avec ça. »

Pour les départs, quand on m’explique pourquoi je les ‘rate’ autant, je dis ‘mais je ne les rate pas tant que ça, c’est les autres qui font des choses de fou’.

Johann Zarco

Lui qui aime la musique, on lui demande si, pour un pilote, être amené à décrypter chacune de ses manœuvres chaque jour de Grand Prix ne serait pas un affront similaire à celui fait à un parolier à qui on demanderait d’expliquer ses textes. « Raconter ta journée, ça n’est pas gênant. Ce qui est agaçant, c’est ‘pourquoi tu n’as pas réussi ?’. Si je savais, j’aurais réussi  !  » pointe-t-il. « Ou bien ‘tu n’as pas de feeling, pourquoi ?’ ; ben ça fait quatre mois que je n’ai pas de feeling, donc si je savais pourquoi je te l’aurais dit. Ça, quand on te pose la question et qu’on cherche à te donner la solution, ‘mais ta fourche n’est pas trop dure’… Parfois, tu te dis bon… »

Et cette partie-là, pour moi elle n’est pas encore bien débloquée. »

Il n’y a pas que le sport dans la vie de Johann Zarco, il y a donc la musique aussi, une passion transmise par son père et son frère et dans laquelle il peut chercher à s’évacuer mentalement. Après avoir dompté quelques pickings empruntés à Brassens et Cabrel, le guitariste amateur arrive à se faire plaisir avec une petite maîtrise qui lui convient et une oreille qui s’est affûtée.

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A-t-il changé, Johann Zarco ? Pas tant que ça, au fond. Il aime toujours autant discuter de tout, car il a beau dédier sa vie entière à son sport il reste très intéressé par des tas d’autres choses. Et s’il apparait plus relax qu’il a pu l’être, c’est peut-être une apparence  : « Oui, sans doute  ! Parce que je n’ai pas mon feeling, du coup ça m’empêche de vraiment relâcher la tête. Quand ce que tu fais suffit pour gagner, tu peux te détendre, mais quand tu es dans une période où ce que tu fais ne suffit pas, là tu te poses des questions et c’est un peu ce que j’ai vécu cette année. »

Son mantra du « moins je pense et mieux j’avance », il y reste attaché, même si ça n’est pas toujours simple. « C’est ce vers quoi j’aimerais retourner. Je sais que c’est un peu ça la clé mais je n’arrive pas à retourner dans cette zone-là. » Allez, il est tout de même plus serein qu’il y a quelques années… « Oui, mais je pense que ça, c’est l’âge, l’expérience et la situation, le moment de vie », concède-t-il. Et de sourire  : « Tout va bien  ! C’est une belle chanson d’Orelsan sur son nouvel album. Il dit que c’est dur mais que tout va bien. ‘C’est fou, je travaille tout le temps, mais c’est les vacances dans ma tête, il faut croire que la vie est belle, je ne vais pas te cacher que la vie est belle’. J’aime bien ces deux phrases. » Comme quoi, la musique sert à bien des choses, y compris à poser des mots sur l’état d’esprit d’un champion…