Dans une volte-face historique, la Cour suprême des Etats-Unis a annulé, vendredi 24 juin, l’arrêt Roe vs Wade, qui, depuis 1973, accordait aux Américaines le droit d’avorter dans tout le pays. Cette décision ne rend pas les interruptions volontaires de grossesse (IVG) illégales mais renvoie à chaque Etat la décision d’autoriser, ou non, l’avortement sur son territoire. Lire aussi : Droit à l’avortement : la décision de la Cour suprême américaine est « un coup terrible porté aux droits des femmes et à l’égalité des genres », selon l’ONU Lundi 2 mai, le site Politico avait publié un projet de décision de la plus haute institution judiciaire des Etats-Unis visant à annuler cet arrêt emblématique. Le texte de 98 pages pouvait faire l’objet de négociations jusqu’au 30 juin. Selon le Center for Reproductive Rights, environ la moitié des Etats pourraient interdire l’avortement. D’après le Guttmacher Institute, jusqu’à 58 % des Américaines en âge de procréer – soit environ 40 millions de femmes – vivent dans un Etat qui pourrait les priver de ce droit ou le limiter drastiquement. « La Constitution ne fait aucune référence à l’avortement et aucun de ses articles ne protège implicitement ce droit », écrit le juge conservateur Samuel Alito au nom de la majorité dans la décision rendue vendredi. Roe vs Wade « était totalement infondé dès le début » et « doit être annulé », ajoute-t-il. « Il est temps de rendre la question de l’avortement aux représentants élus du peuple » dans les Parlements locaux. Cette décision couronne cinquante ans d’une lutte méthodique menée par la droite religieuse, pour qui elle représente une énorme victoire, mais pas la fin de la bataille : le mouvement devrait continuer à se mobiliser pour faire basculer un maximum d’Etats dans son camp ou pour essayer d’obtenir une interdiction au niveau fédéral. Elle s’inscrit aussi au bilan de l’ancien président républicain Donald Trump, qui, au cours de son mandat, a profondément remanié la Cour suprême, en y faisant entrer trois magistrats conservateurs (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett), signataires aujourd’hui de cet arrêt. Lire aussi : Droit à l’avortement : qu’est-ce que l’arrêt Roe vs Wade, qui a fixé le cadre légal de l’accès à l’IVG aux Etats-Unis en 1973 ?
Des réactions extrêmement contrastées
La principale organisation de planning familial a promis de continuer à « se battre » pour garantir l’accès à l’avortement, tandis que l’ancien président démocrate Barack Obama a dénoncé une « attaque contre les libertés fondamentales de millions d’Américaines ». « Depuis plus d’un mois, nous savions que ce jour allait arriver – mais ça ne le rend pas moins dévastateur », a-t-il également écrit sur Twitter. De son côté, l’ancien président républicain Donald Trump a salué la décision de la Cour suprême dans un entretien à Fox News, estimant que « tout le monde y trouvera son compte ». « C’est conforme à la Constitution et cela rend des droits [aux Etats] qui auraient dû l’être depuis longtemps », a-t-il ajouté. A la question de savoir s’il a joué un rôle dans l’annulation de l’arrêt Roe vs Wade, M. Trump a répondu : « C’est la décision de Dieu. » « En renvoyant la question de l’avortement aux Etats et au peuple, la Cour suprême a réparé une erreur historique », s’est pour sa part félicité sur Twitter Mike Pence, qui fut son vice-président.
De premiers Etats interdisent l’avortement
Plusieurs Etats ont d’ores et déjà annoncé qu’ils prenaient des mesures pour interdire l’IVG sur leur territoire, dans la foulée de la décision de la Cour suprême. Le procureur général du Missouri a annoncé que cet Etat conservateur du Midwest devenait le « premier » à interdire l’avortement. « C’est un jour monumental pour le caractère sacré de la vie », a déclaré Eric Schmitt dans un tweet. Le Missouri fait partie des treize Etats qui avaient prévu des lois anti-avortement appelées « trigger laws » – littéralement « lois de déclenchement », surnom donné à une loi qui est inapplicable mais qui peut entrer en vigueur lorsque certaines conditions sont remplies. Ces dernières ont été pensées pour entrer en application automatiquement, ou du moins rapidement, si l’arrêt Roe vs Wade était annulé. C’est le cas du Missouri donc, mais aussi de l’Arkansas, de l’Idaho, du Kentucky, de la Louisiane, du Mississippi, du Dakota du Nord, du Dakota du Sud, de l’Oklahoma, du Tennessee, du Texas, de l’Utah et du Wyoming. Lire aussi : Droit à l’avortement : ces Etats américains susceptibles d’interdire l’IVG Dans la foulée, la gouverneure républicaine du Dakota du Sud, Kristi Noem, a annoncé que l’avortement était désormais illégal dans cet Etat du nord des Etats-Unis, en vertu d’une fameuse « loi de déclenchement ». Peu après, le gouverneur républicain de l’Indiana, Eric Holcomb, a annoncé qu’il convoquait la législature de cet autre Etat du nord des Etats-Unis pour prononcer au plus vite l’interdiction de l’avortement. A l’opposé, les trois Etats progressistes de la Côte ouest, la Californie, l’Oregon et Washington, ont annoncé qu’ils s’engageaient ensemble à défendre le droit à l’avortement.
Un juge de la Cour suprême ravive les craintes relatives à la remise en cause du mariage homosexuel
La décision de la Cour suprême relance les spéculations sur le sort d’autres droits acquis – parmi lesquels le mariage homosexuel – en raison de l’argumentaire développé par l’un des juges les plus conservateurs. « Dans de futurs dossiers » concernant, eux aussi, le respect de la vie privée, « nous devrions revoir toutes les jurisprudences », écrit ainsi le juge Clarence Thomas, dans un texte personnel qui accompagne la décision. Fait notable, il cite trois arrêts en particulier : Griswold vs Connecticut, de 1965, qui consacre le droit à la contraception ; Lawrence vs Texas, de 2003, qui rend inconstitutionnelles les lois pénalisant les relations sexuelles entre personnes de même sexe ; et aussi Obergefell vs Hodges, de 2015, qui protège le mariage pour tous au niveau des Etats-Unis, qui reste une cible prioritaire de la droite religieuse. Lire aussi : Droit à l’avortement : quelles conséquences peut avoir l’annulation de l’arrêt Roe vs Wade aux Etats-Unis ? Selon Clarence Thomas, ces jurisprudences s’appuyant sur la même disposition de la Constitution que celle, désormais invalidée, qui protégeait le droit à l’avortement, la Cour a « le devoir de corriger les erreurs » qu’elles avaient instaurées. Il s’agit pour l’instant uniquement de l’opinion d’un juge – sur les neuf qui constituent la plus haute institution judiciaire du pays –, et rien ne dit qu’il arrivera à l’imposer aux autres. La décision de vendredi, adoptée à la majorité des juges, précise d’ailleurs que « rien dans cet arrêt ne doit être interprété comme remettant en doute des jurisprudences sans lien avec l’avortement ».
Condamnations à l’étranger
Le premier ministre britannique, Boris Johnson, a été le premier dirigeant à réagir, déplorant le « grand retour en arrière » que représente cette décision de la Cour suprême. « Je suis de tout cœur avec les millions d’Américaines qui vont perdre leur droit légal à l’avortement. J’ai peine à imaginer la peur et la colère qui doivent vous habiter en ce moment », a tweeté le premier ministre canadien, Justin Trudeau. « Aucun gouvernement, aucun politicien, ni aucun homme ne devrait dicter à une femme ce qu’elle peut faire ou ne pas faire avec son corps », a-t-il ajouté. Lire aussi : Droit à l’avortement : dans quels pays est-il interdit, restreint ou menacé ? « L’avortement est un droit fondamental pour toutes les femmes. Il faut le protéger », a tweeté le président français, Emmanuel Macron, exprimant « [sa] solidarité avec les femmes dont les libertés sont aujourd’hui remises en cause par la Cour suprême ». L’annulation de l’arrêt Roe vs Wade « est un coup terrible porté aux droits (…) des femmes », a déclaré la haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet. Plus de cinquante pays qui étaient dotés de lois restrictives ont assoupli leur législation sur l’avortement ces vingt-cinq dernières années, a rappelé l’ancienne présidente du Chili. « La décision d’aujourd’hui éloigne les Etats-Unis de cette tendance progressiste », a-t-elle regretté. Le Monde