Par Stéphane Horel Publié aujourd’hui à 05h52, mis à jour à 06h01 Réservé à nos abonnés Enquête« Agriculteurs intoxiqués » (1/2). Depuis quinze ans, un groupe de chercheurs alerte en vain les autorités sur l’inefficacité des dispositifs censés protéger la santé des cultivateurs. Les normes, coécrites par les industriels, ignorent autant la réalité du métier que les données scientifiques. Jean-Baptiste Lefoulon se tient en caleçon au milieu de la cour de sa ferme. Quatre mains enveloppées de plastique bleu l’habillent : tee-shirt à manches longues, culotte blanche à jambes longues, combinaison de travail zippée portant broderie d’une marque de machines agricoles, gants immaculés qui ne vont pas le rester, casquette. Geste précis et regard concentré, deux scientifiques collent sur lui des patchs de 10 × 10 centimètres qu’ils extraient du coffre de leur voiture. Dans leur ferme de la Baucherie, sur la commune de Lingèvres, dans le Calvados, les Lefoulon, parents et fils, cultivent céréales et maïs sur cent hectares et élèvent 140 vaches laitières. Cette étude à laquelle le jeune homme participe volontiers, « pour faire avancer la science », s’intitule « Pestexpo » – pour pesticide et exposition. En cet après-midi de mai 2021, les deux scientifiques sont venus consigner chacune des actions de l’agriculteur dans son quotidien le plus banal, pendant le semis de maïs. Sur la combinaison de Jean-Baptiste Lefoulon, les patchs qui permettront aux scientifiques de mesurer son exposition aux pesticides, à Lingèvres (Calvados), en mai 2021. ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE » Les patchs à trois couches – gaze, aluminium, autocollant – vont recueillir particules et poussières chargées de pesticides. Au cas où les produits passeraient à travers, l’aluminium fera barrage. On équipe maintenant Jean-Baptiste d’une pompe bruyante, deux tuyaux sont fixés sur sa clavicule. En pyjama bizarre sous le ciel d’été, il a l’air prêt à partir dans l’espace.
Un risque de pathologies graves
L’étude Pestexpo a débuté il y a plus de vingt ans en Normandie et dans la région de Bordeaux. De pionniers, ces travaux sont devenus une véritable bombe scientifique contre un pilier du modèle agricole intensif : le recours massif aux pesticides. Les chercheurs à l’origine de cette étude, devenus lanceurs d’alerte, n’ont eu de cesse de transmettre données et inquiétudes aux autorités françaises et européennes. A force d’observation des conditions de travail réelles en grandes cultures, en maraîchage, sous serre, dans les pommeraies ou dans les vignes, l’équipe de Pestexpo a en effet démontré que les travailleurs agricoles étaient bien plus exposés aux pesticides qu’on ne le pensait. Pire encore : les équipements qu’ils sont censés porter pour se protéger ne remplissent tout simplement pas leur fonction. Dans certains cas, même, le port de combinaison ou de gants augmente leur exposition. Dans le cadre de l’étude « Pestpexpo », Yannick Lecluse, technicien de recherche, et Jérémie Le Goff , ingénieur de recherche, préparent Jean-Baptiste Lefoulon, à Lingèvres (Calvados), en mai 2021. ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE » Le technicien de recherche a fixé des patchs sur et sous la combinaison de Jean-Baptiste Lefoulon, qui permettront de capter les particules de pesticides, à Lingèvres (Calvados), en mai 2021. ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE » Mais les efforts des scientifiques sont à ce jour restés vains ou presque. Face à eux, il y a toute l’inertie d’un système marqué par une coconstruction historique, de la part des industriels et des pouvoirs publics, des règles qui régentent l’usage des pesticides et qui semblent peser plus lourd que l’état de la science. Quelles conséquences sur la santé des millions de travailleurs agricoles potentiellement exposés en Europe, dont plus d’un million en France ? Avec quinze à vingt applications de produits phytosanitaires chaque année en moyenne, un travailleur peut être exposé à plus d’une centaine de pesticides au cours de sa vie professionnelle, estiment les chercheurs de Pestexpo. Il vous reste 91.33% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.