La justice libanaise doit se montrer à la hauteur de notre confiance


juste en face du port, que je reçois un appel de mon frère m’informant que mon père se trouve entre la vie et la mort. Il est resté trente et un jours en unité de soins intensifs avant de succomber à ses blessures à la suite d’une souffrance inouïe. Les images de son enterrement ne me quitteront jamais et nous sommes marqués à vie.

de nos douleurs et des êtres chers qu’on a perdus partisanes en exigeant d’être entendus, reconnus, et en nous montrant intransigeants sur notre ultime objectif  : une enquête indépendante à même d’honorer la mémoire des victimes sacrifiées sur l’autel de la corruption et de l’impunité généralisées. Incertitude et angoisse

La justice libanaise doit se montrer à la hauteur de notre confiance

et nos seules informations sont celles délivrées par les médias et leurs « sources anonymes » en les mettant notamment en contact avec le barreau de Beyrouth nous obtiendrons la reconnaissance de nos droits par une mobilisation constante.

Certes, le secret de l’instruction est important, mais il doit être mis en balance avec les droits que nous accorde la loi en tant que victimes et parties civiles  : droit à assister à l’audition des accusés, droit d’avoir accès au dossier, à présenter des demandes au juge d’instruction. À la suite de notre manifestation devant le Palais de justice, le juge d’instruction accepte de nous recevoir. Nos appels ne sont que partiellement entendus, puisque le 7 novembre 2020, le barreau de Beyrouth tire la sonnette d’alarme. « Le juge d’instruction Fadi Sawan n’a pas répondu aux nombreuses requêtes que lui a présentées le conseil de l’ordre pour le pousser à interroger en tant que suspects et non seulement en tant que témoins les personnalités dont la responsabilité serait engagée (…) Toutes nos études basées sur la doctrine et la jurisprudence révèlent sans la moindre équivoque que le juge d’instruction a le droit de mettre en examen des chefs de gouvernement, des ministres, de hauts fonctionnaires et d’autres personnalités, quel que soit leur rang (…) sans aucune immunité, de quelque nature que ce soit, constitutionnelle, légale ou politique », accuse-t-il dans un communiqué.

De fait, quatre mois après le massacre, plusieurs questions restaient – et demeurent toujours – en suspens. Pour ne citer que les plus importantes  : qui sont tous les responsables de l’importation du nitrate d’ammonium ? Pour quelles raisons ce produit a été importé? Dans quelles circonstances ce produit a été entreposé en plein centre d’une agglomération regroupant une population civile? Qu’est-ce qui a déclenché la première explosion ? Qu’en est-il de la demande formulée par le barreau de Beyrouth au secrétaire général de l’ONU de demander aux pays membres de fournir les images satellite du jour de l’explosion?

C’est donc habités par le doute et une sourde colère que nous attendons un début de réponse, un signe de prise en compte de notre souffrance, des réponses à nos craintes. Nous en recevons une le 11 décembre  : lorsque le juge Sawan décide, enfin, d’inculper des responsables politiques, et notamment le Premier ministre démissionnaire Hassane Diab et trois anciens ministres, Ghazi Zeaïter (Transports), Ali Hassan Khalil (Finances) et Youssef Fenianos (Transports). Il était par ailleurs assez frappant de constater que notre unité en tant que familles de victimes n’était concurrencée que par celle de la classe politique. Une unité forgée autour de l’impunité de ses membres, s’abritant derrière de prétendues immunités constitutionnelles et se manifestant par une série de communiqués de presse unanimes, au-delà des clivages partisans. « Seconde explosion »

La motivation de la cour est perturbante n’hésitant pas à bloquer les rues et à exprimer notre colère et nos revendications pour une nomination rapide d’un nouveau juge d’instruction. La ministre sortante de la Justice nous contacte. Nous réclamons également de nous réunir avec le président du Conseil de la magistrature. Ils s’engagent à la nomination rapide et sans retard d’un nouveau juge d’instruction. Le lendemain, le juge Tarek Bitar est nommé. Nous nous réunissons avec lui, il prend la peine de répondre à nos inquiétudes et nos angoisses. Il demande un délai de deux semaines, le temps d’étudier le dossier avant de poursuivre l’enquête là où elle s’est interrompue, nous lui en accordons trois. Nous exigeons également que le juge soit assisté par deux autres magistrats (qui ont effectivement été nommés par le ministère), prenant acte des besoins qu’avait exprimés le juge Sawan.

Comme nous l’avons affirmé à plusieurs reprises, nous observons le déroulement de l’enquête et notre confiance accordée à certains juges intègres reste conditionnée à la mise en œuvre de mesures concrètes permettant de révéler la vérité et de juger les personnes responsables de la double explosion. Il est clair que la capacité de la justice libanaise à relever ce défi constitue une nécessité non seulement pour la mémoire des victimes de ce massacre, mais également pour la survie du pays. Il est impératif qu’elle se montre digne de notre confiance et que les interférences politiques dans la conduite de l’enquête cessent une fois pour toutes. Étudiant en master de droit à l’Université libanaise; membre fondateur de l’association « Commission des familles de victimes »Le 4 août 2020 ne s’effacera jamais de ma mémoire. Le destin a voulu que je sorte de mon appartement quinze minutes avant la double explosion. Quinze minutes seulement « pour décevoir le néant », comme le dirait le poète Mahmoud Darwish. Mais ce néant m’a vite rattrapé  : j’étais au BIEL et regardais avec terreur l’ampleur du feu qui s’était déclenché.