Publié le 15 juil. 2021 à 6:59Au pied de l’Himalaya, les chaînes de production de Patanjali tournent à plein régime. Cet empire commercial, fondé sur le yoga et l’ayurveda, s’est établi à Haridwar, le long du Ganges, ce fleuve sacré de l’hindouisme. Ici, impossible d’échapper aux regards des fondateurs de Patanjali . Les visages tout sourire du milliardaire Acharya Balkrishna et de son acolyte, le célèbre gourou du yoga Baba Ramdev, sont placardés à travers la ville, sur d’immenses panneaux publicitaires.Les deux hommes se présentent comme des « renonçants ». Mais la fortune d’Acharya Balkrishna est estimée par Forbes à 1,9 milliard d’euros. Ce dernier possède la quasi-totalité de la société, son ami et associé Baba Ramdev en est le visage médiatique.Les installations de leur juteuse entreprise s’éparpillent sur des kilomètres à la ronde. La liste est longue : l’hôpital ayurvédique Patanjali, l’université Patanjali, le centre de recherche Patanjali ou encore le parc agroalimentaire Patanjali. Ce dernier, vaste labyrinthe doté d’un héliport, s’étend à lui seul sur plusieurs centaines d’hectares. Chaque jour, deux cents camions quittent l’enceinte de ce complexe dans un nuage de poussière pour alimenter les rayons des échoppes du pays.
« Science de la vie »
Durant le confinement national imposé en 2020, Patanjali a continué à produire, presque sans interruption. Très vite même, la cadence s’est accélérée. Dès que la première vague de coronavirus s’est abattue sur le pays l’année dernière, les Indiens se sont tournés en nombre vers l’ayurveda – qui signifie « science de la vie » en sanskrit.La demande pour les plantes et les produits ayurvédiques a explosé. « Nous avons constaté une augmentation des ventes de 90 % sur l’extrait d’ashwagandha, le guduchi ou encore le tulsi. A elles seules, ces trois plantes ont généré un chiffre d’affaires de 70 millions de dollars sur moins d’un an », se réjouit Acharya Balkrishna, le milliardaire indien cofondateur de Patanjali, rencontré avant que la féroce seconde vague de coronavirus ne s’abatte sur l’Inde.L’ayurveda représente un marché de 3,4 milliards d’euros en Inde. Avant le coronavirus, la croissance du secteur oscillait entre 15 et 20 % par an, contre 50 à 90 % actuellement, selon le gouvernement. « Cette augmentation va s’inscrire dans le temps, et l’ayurveda n’est plus limité aux disciples des gourous. Il existe aujourd’hui toute une variété d’entreprises, y compris des start-up, allant de la grande distribution au luxe », estime Arvind Singhal, à la tête du cabinet de conseil Technopak. D’autres géants de l’ayurveda, comme Dabur India ou encore The Himalaya Drug Company, ont aussi profité de cette aubaine. La demande de certaines plantes et épices censées renforcer les défenses du système immunitaire a augmenté jusqu’à 700 % dans les mois qui ont suivi le début de la pandémie.
Masque et curcuma
Le gouvernement n’est d’ailleurs pas étranger à ce boom. En 2014, lorsque les nationalistes hindous du Bharatiya Janata Party (BJP) arrivent au pouvoir, ils créent le ministère de l’Ayush, spécialement dédié aux médecines traditionnelles et au yoga. Dès le mois de janvier 2020, ce dernier vante donc les vertus des médecines traditionnelles, afin de « prévenir les infections au coronavirus » mais aussi pour la « gestion symptomatique » du Covid-19. Le Premier ministre Narendra Modi conseille aux citoyens – en plus de respecter la distanciation physique et le port du masque – de pratiquer le yoga et de prendre des remèdes ayurvédiques, à l’instar du curcuma.Cette ferveur autour de l’ayurveda, qui fait les affaires de certains, contribue aussi à alimenter toutes sortes de croyances. Des membres du BJP, le parti du Premier ministre, sont allés jusqu’à défendre publiquement que la bouse et l’urine de vache, animal sacré, permettaient de guérir du Covid-19. « L’ayurveda et le yoga sont les outils de soft power des nationalistes hindous. Leur promotion aveugle relève de l’obscurantisme et cela bénéficie aux géants de l’ayurveda, comme Patanjali du gourou Baba Ramdev, proche de ce gouvernement », regrette Nilanjan Mukhopadhyay, auteur d’une biographie de Narendra Modi.Et Patanjali pousse le vice. Au mois de février, Baba Ramdev prétend devant les caméras de télé que le Coronil, une concoction ayurvédique fabriquée par Patanjali, permet de guérir du coronavirus. Le « médicament » aurait été « certifié par l’OMS », affirme l’influent gourou lors d’un événement public. Le plus gênant, c’est qu’il tient ces propos devant un invité de marque : le ministre de la Santé indien, Harsh Vardhan. Sur le coup, ce médecin de formation n’y voit rien à redire. L’OMS a néanmoins rectifié le tir, rappelant qu’elle n’avait jamais approuvé l’efficacité de quelque médecine traditionnelle contre le coronavirus. Qu’importe, en janvier 2021, Patanjali se targuait déjà d’avoir réalisé 11 millions d’euros de chiffre d’affaires rien que grâce au Coronil.
« Escroquerie »
La situation fait bondir les médecins indiens, en première ligne dans la lutte contre le coronavirus. L’Association médicale indienne (AMI) a réagi dès octobre 2020, après la publication, par le gouvernement, d’un protocole de traitement basé sur le yoga et l’ayurveda pour les cas asymptomatiques et légers de Covid-19. A l’époque déjà, l’AMI a demandé au ministre de la Santé d’apporter les preuves scientifiques des effets de l’ayurveda. « Sinon, cela signifie que [le ministre de la Santé] escroque la nation et les patients crédules en qualifiant des placebos de médicaments », avait jugé l’AMI dans un communiqué. Quelques mois plus tard, l’association demande à nouveau des comptes au gouvernement pour avoir fait la promotion du Coronil, ce prétendu médicament anti-Covid.La grogne des médecins s’est encore intensifiée durant la seconde vague de coronavirus, dont la férocité a mis à genoux le système de santé indien. Au mois de mai, Baba Ramdev, dont l’émission télévisée de yoga est regardée par un grand nombre de personnes, a fustigé la « stupidité et la faillite scientifique » de la médecine moderne. Dans une Inde ravagée par le virus, son discours passe mal. Depuis le début de la pandémie, plus de 30 millions de personnes ont été contaminées dans le pays et près de 400.000 en sont mortes, selon les chiffres officiels au 1er juillet. « Si seulement les principes épidémiologiques […] avaient été promus aussi incessamment que ces boosters d’immunité, peut-être n’aurions-nous pas eu de deuxième vague du tout », regrettait récemment Kamna Kakkar, interne en médecine, dans une tribune.
Foi inébranlable
A Haridwar, sur le campus de Patanjali, les bénéfices de l’ayurveda ne font pas de doute. « Comment expliquer sinon qu’aucun de nos employés n’ait contracté le virus ? » lançait Acharya Balkrishna en janvier. « La foi des Indiens dans le yoga et l’ayurveda a été décuplée durant le coronavirus, car ils ont pu en mesurer les bénéfices », assurait-il, assis en tailleur et tout de blanc vêtu. Malgré sa foi inébranlable en l’ayurveda, Acharya Balkrishna consacre un pan de l’activité de Patanjali à la recherche. Il veut prouver ce que l’ayurveda prescrit depuis des milliers d’années.Le gouvernement fait de même. « Le monde a accepté le yoga avec bonheur, il acceptera aussi nos principes ayurvédiques. Bien sûr, la jeune génération devra se résoudre à expliquer ces principes au monde dans un langage scientifique afin qu’il les comprenne », a jugé le Premier ministre, Narendra Modi, à l’occasion de l’une de ses adresses radiophoniques. Résultat : le budget du ministère de l’Ayush a été multiplié par six depuis 2014.
Recherche à grande échelle
« Les preuves mises en avant par le gouvernement jusque-là n’en sont pas », met en garde Sumaiya Shaikh, neurobiologiste également à la tête de la rubrique science d’Alt News, un site de fact-checking indien. « Le gouvernement cite des études qui n’ont pas été conduites sérieusement ou dont les données sont tout simplement mal interprétées. On est loin des standards en matière de recherche scientifique », poursuit la jeune femme.Au mois d’avril 2020, le Premier ministre indien a aussi mis en place un groupe de travail, dont l’objectif est spécifiquement de prouver l’efficacité de l’ayurveda dans les traitements contre le coronavirus. L’équivalent de 11 millions d’euros ont été consacrés à ces recherches. « Nous avons impulsé 104 études de différents types et nous possédons déjà des preuves à grande échelle pour 24 d’entre elles, mais elles sont en cours d’examen en vue d’une publication scientifique », affirmait Rajesh Kotecha, secrétaire d’Etat au ministère de l’Ayush, aux « Echos » en février.L’OMS a annoncé en novembre 2020 l’ouverture d’un centre mondial pour la médecine traditionnelle en Inde, notamment pour renforcer la recherche en la matière. Une victoire pour le Premier ministre, qui veut faire de l’ayurveda un outil de rayonnement de l’Inde à l’étranger, tout comme pour l’industrie. « Ces efforts vont nous offrir une opportunité commerciale à l’échelle mondiale, d’autant que, dans son grand plan économique pour une « Inde autosuffisante » le gouvernement a débloqué 454 millions d’euros pour développer les cultures de plantes médicinales », explique Rajesh Kotecha. L’empire Patanjali a probablement encore de beaux jours devant lui.