Nous sommes à Constantinople, sur les bords du Bosphore, au VIe siècle après Jésus-Christ. L’Empire byzantin, bloc oriental de l’ex-Empire romain unifié, connaît une période prospère et triomphante. Justinien Ier, au pouvoir depuis l’an 527, s’est lancé à la reconquête des provinces occidentales perdues par Rome quelques décennies plus tôt.
Justinien rêve en effet de rétablir l’unité de l’Empire, disloqué à la mort de Theodose Ier en 395, qui légua son royaume à ses deux fils. L’un obtint l’Orient avec Constantinople pour capitale ; l’autre, Rome et son territoire occidental, qui finira par chuter en 476 après l’abdication de l’empereur Romulus Augustule, un adolescent de 14 ans.La reconquête sur les troupes orientales avance, et le rêve de rendre à l’Empire romain sa grandeur n’a plus rien de chimérique.
Un événement dramatique va toutefois contrarier les plans de Justinien. Nous sommes toujours à Constantinople, plus précisément en l’an 542, et une terrible maladie infectieuse vient frapper la ville de 500.000 habitants.
Le coeur de l’Empire est touché. L’élan brisé.
Pustules noires
L’historien Procope de Césarée (né vers 500, mort vers 565) est l’un des plus illustres témoins de ce qu’on appelle alors la « peste », un mot fourre-tout utilisé à l’époque pour désigner tout fléau sanitaire.
Les symptômes sont divers. « Les malades avaient une fièvre soudaine. Pour certains, un coma profond.
Pour d’autres, un violent délire, écrit-il dans ‘Histoire de la guerre contre les Perses’. La mort advenait parfois immédiatement. Chez d’autres après de longs jours.
Et chez certains, le corps était recouvert de pustules noires, presque aussi grosses que des lentilles et ceux-ci ne survivaient pas même une journée. » Selon Procope, d’abord 5.000 puis jusqu’à 10.
000 personnes mourraient chaque jour de cette peste bubonique dans cette cité du crépuscule de l’Antiquité, aujourd’hui devenue Istanbul. Des chiffres que contestent les spécialistes du XXIe siècle, sans pour autant remettre en question la violence de l’épidémie. « Il n’est pas excessif d’évaluer les pertes démographiques sur les premières années de l’épidémie à 20 ou 30 % », explique Annick Peters-Custot, professeure d’histoire médiévale à l’université de Nantes, dans une vidéo consacrée au sujet.
Les chiffres sont certes approximatifs, mais les drames humains bien réels. On brûle des cadavres, on les jette à la mer, on les enterre dans des fosses communes. « La chute du nombre des inscriptions funéraires à cette époque montre bien qu’on n’a pas le temps de les graver tant il y a de morts dont il faut se débarrasser », précise l’historienne dans la même vidéo.
Insalubrité maximale
Dans l’imaginaire collectif, ce rongeur – s’il est noir – apporte la peste. Cette croyance remonte à la mythologie grecque et au dieu Apollon.
On comprendra plus tard que ce sont les puces des rats qui transmettent en réalité à l’humain une bactérie tueuse.En plus de cette terrible peste, des épidémies diverses et variées sont monnaie courante à l’époque. Il n’est jamais très surprenant d’y croiser des tuberculeux et des lépreux.
Dans les villes byzantines, souvent très denses, l’insalubrité est maximale. Les habitants ignorent tout de la prophylaxie. Ils se lavent peu les mains et les maladies féco-orales se transmettent par la nourriture, provoquant des diarrhées fatales.
Les bains romains sont des bouillons de culture. L’eau des égouts stagne en ville.
Routes commerciales
Constantinople est loin d’être la seule ville impériale dévastée par cette terrible peste.
Le tueur microscopique s’est déclaré un an plus tôt, en 541, à Peluse, une cité égyptienne du delta du Nil. Certains chercheurs attribuent aujourd’hui sa véritable origine à l’Ethiopie. D’autres jurent qu’il provient d’Asie centrale.
D’où que provienne la peste de l’époque justinienne, les historiens sont certains qu’elle s’est diffusée le long des routes commerciales maritimes. Elle frappe d’abord les villes côtières, puis pénètre dans les terres. Pas un recoin du bassin méditerranéen n’y échappe.
Alexandrie, en Egypte, paie, elle aussi, un très lourd tribut, dès 542. Après la Palestine viendra le tour de Rome et de l’Italie centrale, de l’Illyrie et de la Thrace, de l’Afrique du Nord avant qu’une seconde vague ne frappe Constantinople en 558.L’épidémie de peste gagnera même la Gaule, bien au-delà du territoire byzantin.
L’évêque Grégoire de Tours la signale à Arles en 549, à Clermont en 567. Marseille, Lyon et Dijon sont touchées… Après avoir remonté le Rhône puis la Saône, la peste se diffuse le long de la Loire.
Envolée de l’inflation
Le déclin démographique des cités byzantines est dramatique pour l’économie.
Surtout les premières années. L’historien Procope raconte : « Dans cette ville affligée, on ne voyait que maisons vides, magasins et boutiques qu’on n’ouvrait plus. Tout commerce pour la subsistance même était anéanti.
» Comme un air de déjà-vu…Faute de main-d’oeuvre, de nombreuses récoltes ne se font plus en 542 et 543, ce qui génère des famines. Ailleurs, quand elles sont encore possibles, elles sont très coûteuses. Les ouvriers agricoles, moins nombreux, font monter les prix.
En conséquence, les producteurs vendent plus cher sur les marchés. L’inflation s’envole, en particulier sur les céréales et sur le vin. Certains grands propriétaires agricoles, peu scrupuleux, stockent et inondent le marché quand les prix sont au plus haut.
Les affaires sont les affaires…Justinien tente, par la loi, de bloquer les prix et les salaires. Il fait également construire davantage d’entrepôts à céréales publics pour contrer les spéculateurs. L’empereur ne peut, en revanche, pas grand-chose contre les décès qui s’enchaînent au sein des élites politiques provoquant, dans bien des villes, l’effondrement de l’administration.
La peste vide également les caisses de l’Etat. La mort d’un bon tiers des habitants réduit les recettes fiscales. Le « quoi qu’il en coûte » n’existe pas encore au VIe siècle.
Justinien se résigne alors à augmenter les impôts. Il doit aussi composer avec les soldats qui réclament une solde plus élevée en échange du service rendu à la patrie. Pas de quoi calmer, du moins au début, l’appétit territorial de l’Empire.
Byzance atteindra son apogée en 550, en pleine pandémie ! L’Empire romain d’Orient se délitera petit à petit durant les décennies puis les siècles qui suivront, jusqu’à s’effondrer en 1453, bien après la mort de Justinien (565).
Essor du christianisme et de l’islam
Grégoire le Grand, organise une grande procession pour mettre un terme à cette punition divine. Celle-ci n’empêche pas la pandémie de sévir pendant deux siècles encore dans tout le bassin méditerranéen, certes de manière sporadique, mais faisant entre 25 et 100 millions de morts.
La dernière résurgence de peste recensée à Constantinople remonte à 749 ! Faute de vaccin, l’immunité collective prend un certain temps.L’impressionnante longévité de cette pandémie, la crise démographique et les guerres auxquelles se livrent Byzantins et Perses depuis des lustres affaiblissement les deux empires rivaux. Les Arabes, qui ont entrepris leurs conquêtes vers 630, en profitent.
« L’expansion de l’Islam est un mouvement géopolitique durant lequel les armées arabes débordent les Etats romain et perse, qui étaient épuisés par de longues années de guerre et de maladies », écrira l’historien Kyle Harper.
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