Nous sommes le 15 août 1881, les pelouses des colleges sont vertes et parfaitement taillées, et il fait grand beau sur Cambridge — oui, ça arrive ! Comme tous les enfants depuis 518 générations, le petit Bob Strutt, six-ans-bientôt-sept, pose une question: « Papa, pourquoi le ciel est bleu ? » Et là, pour la première fois … Lire la suite de La plus vieille question du monde
Nous sommes le 15 août 1881, les pelouses des colleges sont vertes et parfaitement taillées, et il fait grand beau sur Cambridge — oui, ça arrive !
Comme tous les enfants depuis 518 générations, le petit Bob Strutt, six-ans-bientôt-sept, pose une question: « Papa, pourquoi le ciel est bleu ? »
Et là, pour la première fois depuis 518 générations… papa connaît la réponse !
Lumière sur la lumière
Oui, parce que le papa de Bob, c’est John Strutt, 3ème baron Rayleigh, second titulaire de la chaire Cavendish de physique, spécialiste des ondes de toutes sortes, futur découvreur de gaz bizarres et théoricien des casseroles qui bloubloutent, et par dessus tout grand amateur[1] de physique élégante.
Et justement, en cette année 1881, le jeune papa vient de publier un article sur la lumière dans le Philosophical Magazine. Un très long article, inspiré par les idées de son collègue écossais James Clerk Maxwell, qui vient de suggérer que la lumière est une onde… électromagnétique. Voilà qui chamboule tout. Rayleigh prend les calculs à bras le corps, et explore les différentes conséquences de cette hypothèse, dont la couleur du ciel [2]. Et il va donc décrire un processus de diffusion de la lumière par les molécules de l’atmosphère, qu’on appelle aujourd’hui (comme il se doit) la « diffusion Rayleigh ».
Petits et grands ressorts
Un phénomène qui est devenu un classique de la vulgarisation, et un problème on ne peut plus familier pour tous ceux qui font des études de physique: celui dit de « l’électron élastiquement lié ». On prend un atome avec un électron, et on suppose que quand on éloigne celui-ci de sa position d’équilibre, tout se passe comme s’il était attaché à un ressort, avec éventuellement un petit amortisseur qui dissipe de l’énergie. L’onde électromagnétique qui vient taper sur l’atome déplace l’électron avec une certaine fréquence, et donc force le ressort à osciller: en gros, on obtient la même équation que pour un sismographe qui réagit aux vibrations du sol, ou pour une voiture qui roulet sur une piste en tôle ondulée.
Suivant la fréquence qu’on lui impose, le ressort répond en oscillant plus ou moins vigoureusement: plus ça va vite, plus il bouge. Or pour la lumière, la fréquence augmente quand on va du rouge vers le bleu. Donc notre électron-ressort oscille beaucoup quand il reçoit de la lumière bleue, et presque pas avec de la lumière rouge: on y est presque. Deuxième étape: un électron qui oscille (à la fréquence de la lumière bleue), c’est un peu comme une petite antenne. Et cette antenne va donc réémettre la lumière (bleue)… dans (presque) toutes les directions. Et voilà pourquoi si on regarde le ciel, on voit la lumière bleue que nous renvoient les molécules de l’air. CQFD, problème réglé, le petit Bob peut aller ranger sa chambre.
Mais… attendez une minute !
On a bien dit qu’on était en 1881 ? Mais… à cette date les électrons n’existent pas ! C’est seulement en 1897 que Joseph Thomson va les découvrir. Rayleigh, 15 ans plus tôt, ne sait pas ce qu’est un électron. Il ne sait pas de quoi peut bien être fait un atome… il n’est peut-être même pas certain que les atomes existent [3]! Et pourtant il arrive au bon résultat ! Comment a-t-il fait ?
Et bien à aucun moment Rayleigh ne parle d’atome, ni d’électron, ni de ressort. Dans cet article il écrit les équations de Maxwell, qui permettent de calculer la propagation d’une onde électromagnétique, et il regarde ce qui se passe si cette onde vient traverser un « petit » volume dans lequel la constante diélectrique (la capacité à se polariser) est un peu différente. Et il trouve… le même résultat que notre modèle de ressort ! Parfait, CQF…
Ah… mais…
Mais quoi encore ?!
Mais en fait, notre baron ne va même pas au bout de son calcul ! Il se contente de renvoyer vers un autre article qu’il avait écrit 10 ans plus tôt.
Non, mais ça c’est juste pour augmenter ses citations, où est le problème ?
Eh bien 10 ans avant, c’est 1871: à cette date les ondes électromagnétiques non plus n’existent pas !! Maxwell a déjà commencé à travailler dessus, mais il n’a pas encore publié l’imposant bouquin qui va révolutionner toute la physique. Et donc pour l’ensemble de ses collègues, la lumière est toujours une vibration mécanique classique (un peu comme le son [4]) affectant l’éther, la mystérieuse substance invisible, à la fois fluide et élastique, qui est censée baigner tout l’espace. Rayleigh, comme tout le monde, raisonne dans ce monde-là. Et son premier calcul de diffusion, il le fait donc avec cette hypothèse: il calcule l’effet qu’aurait un tout petit obstacle dans l’éther, sur lequel viendrait buter une onde élastique. Et il trouve… le bon résultat ! N’est-ce pas merveilleux ?
Certes oui, mais en fait il y a encore mieux. Avant même de se lancer dans son gros calcul de mécanique, Rayleigh va trouver le résultat… sans aucun modèle ! D’ailleurs il annonce la couleur (vous l’avez ?) dès le deuxième paragraphe:
À propos de la couleur [du ciel], il n’y a, à première vue, aucune difficulté.
Ça a le mérite d’être clair. En introduction à son travail, il présente donc un bref raisonnement basé sur une simple analyse dimensionnelle. Autrement dit, pour avoir une première idée de la solution, pas besoin de se lancer tout de suite dans le calcul détaillé: il suffit de trouver quelles sont les grandeurs physiques qui peuvent intervenir dans le problème. Une seule hypothèse, toujours: que les petites particules qui perturbent la lumière soient très petites par rapport à la longueur d’onde. Rayleigh dit: notre œil voit une fraction de l’amplitude lumineuse qu’avait reçue la particule. Cette fraction est d’autant plus grande que la particule est volumineuse, et d’autant plus petite qu’elle est loin. Conclusion: elle augmente forcément quand (le carré de) la longueur d’onde diminue ! Voilà, c’est tout. Pas d’éther, pas d’atomes, pas d’électrons, pas de ressorts… juste des unités de longueur à ajuster, et voilà démontré en une dizaine de lignes que le bleu est 16 fois plus diffusé que le rouge. Pas mal, non ?
Les théories malléables
On caricature un peu trop souvent les physiciens de la fin du XIXe siècle comme arc-boutés sur leurs vieilles lunes et rétifs à tout changement de paradigme. Rayleigh est un exemple (et sûrement pas le seul) du contraire: quand il a commencé sa carrière la lumière était une onde élastique dans un milieu bizarre et inobservable; il est mort juste après qu’Eddington a observé la déviation relativiste de la lumière prévue par Einstein. Dès la parution des intuitions révolutionnaires de Maxwell, il n’hésite pas à revisiter ses propres travaux et à adapter son modèle à la lumière de la nouvelle hypothèse. Et son calcul continuera à s’adapter quand la théorie atomique aura triomphé.
D’ailleurs l’histoire ne saurait s’arrêter à notre électron avec son petit ressort: tout ça n’est quand même pas très quantique. Et donc plus tard la diffusion dite de Rayleigh pourra encore être reformulée en termes plus modernes… ce qui permettra, par la même occasion, d’expliquer aussi des processus un peu plus compliqués que le bleu du ciel, comme la diffusion Raman. Les cadres conceptuels se succèdent, quelques grands principes s’adaptent et survivent. Après tout, la physique n’est-elle pas l’art d’expliquer que « tout se passe comme si… » ?
Aller plus loin
- Bien des années plus tard, le petit Robert finira lui aussi par faire de la physique: il étudiera notamment la présence de l’ozone dans l’atmosphère, et la luminosité du ciel nocturne. En 1919, à la mort de son père, il deviendra le quatrième baron Rayleigh.
- Il y a un cadre dans lequel le modèle de « électron+élastique » marche assez bien: c’est le modèle dit du plum-pudding, imaginé par Joseph Thomson, le découvreur de l’électron. Suite à sa découverte, il se représente l’atome comme une matrice chargée positivement (la pâte du pudding) dans laquelle flottent les électrons négatifs (les raisins secs). Dans ce cas, et si on imagine un seul électron (donc un atome d’hydrogène), il subit effectivement une force élastique. Mais tout appétissant qu’il soit, le modèle de Thomson ne survivra pas à la découverte du noyau atomique par Geiger et Rutherford, en 1912.
- La démonstration de l’effet de la fréquence sur les oscillations forcées d’un ressort (même si dans le cas de notre électron-raisin on ne va pas jusqu’à la résonance).
- Le premier volume (sur cinq !) du recueil des articles scientifiques de Lord Rayleigh en ligne [en anglais, forcément].
- Quand les particules deviennent un peu plus grosses (comme des micro-gouttelettes d’eau par exemple), il faut changer de modèle et prendre celui qu’on doit notamment au physicien allemand Gustav Mie. Cette fois toutes les longueurs d’onde sont à peu près autant diffusées, et donc on obtient une couleur blanche: celle des nuages (les mauvaises langues diront que c’est celle-ci qu’aurait dû découvrir Rayleigh), du lait ou encore du pastis. Et bien sûr, si les gouttes d’eau sont encore plus grosses, on peut y faire de l’optique géométrique et voir des arcs-en-ciel.
[1] Rayleigh est noble de naissance et donc rentier: la science est son loisir. ↑
[2] Problème futile s’il en est: il n’y a qu’à voir l’accueil académique plutôt tiède reçu par Perkins, l’inventeur du colorant synthétique. Cela dit, plus que la couleur, c’est en fait la polarisation de la lumière du ciel qui occupe la plus bonne partie de l’article initial de Rayleigh… mais ce sera pour une autre fois. ↑
[3] Tout juste a-t-il peut-être une idée de leur taille, en ordre de grandeur. ↑
[4] D’ailleurs Rayleigh reprend ce calcul dans son grand traité « Theory of Sound ». ↑