la France doit faire "tout le contraire de ce qu'on est en train de faire" pour ne pas rater le train


Elle a fait irruption dans l’actualité il y a à peine plus d’un an, l’intelligence artificielle, secteur clé dont dépend la puissance des grands pays dans les prochaines décennies. Le comité interministériel de l’intelligence artificielle générative, lancé il y a six mois pour mettre un coup d’accélérateur au développement de l’IA en France, rend mercredi 13 mars son rapport au président Macron. Entre autres enjeux, ce rapport propose des pistes de réflexions autour des questions de souveraineté numérique. Dans le même temps, les députés européens s’apprêtent à adopter des règles pour encadrer l’intelligence artificielle, une législation unique au niveau mondial. Asma Mhalla, politologue, spécialiste des enjeux géopolitiques de la tech, vient de publier Technopolitique comment la technologie fait de nous des soldats (Seuil). Invitée de franceinfo, mercredi, elle estime que la France doit faire face à « des enjeux de souveraineté technologique absolument vertigineux ». Selon elles, les réponses à ces enjeux sont en grande partie contre-intuitives.
Franceinfo : Il n’est pas exagéré de se dire que c’est sur l’intelligence artificielle, entre autres, que se joue le leadership mondial pour les 30 prochaines années ?
Asma Mhalla : C’est absolument là-dessus. Cela cristallise la rivalité géostratégique États-Unis-Chine, pour une raison très simple, c’est que ça va être le carburant d’une forme de suprématie militaire.

Militaire ?

Militaire. Cela a été l’agenda du Parti communiste chinois (PCC) : que la Chine devienne une puissance militaire de rang mondial d’ici à 2049 et vienne disputer le leadership américain. Et évidemment, ça se joue autour de la question de l’intelligence artificielle. Et en particulier de l’intelligence artificielle à usage militaire. Et celle-ci peut prendre différentes formes. Je précise simplement que « l’intelligence artificielle », comme ça, essentialisée, ça ne veut pas dire grand-chose.
Là, on parle de l’intelligence artificielle générative, notamment celle qui est capable de produire du son, de l’image, du vidéo.
Celle dont on parle beaucoup, c’est celle-ci. Et elle peut être évidemment militarisée, c’est-à-dire utilisée comme un outil sur les champs de bataille pour, par exemple, faire des tests de combat, pour sortir les bons scénarios, y compris des scénarios qu’on n’avait pas forcément en tête, sur la chaîne de commandement, par exemple. Ce dont on parle depuis maintenant deux ans, avec ChatGPT ou même Mistral, c’est effectivement des IA génératives. Mais en fait, vous avez plein de systèmes d’intelligence artificielle divers et variés.
La France et l’Europe ont raté le train des moteurs de recherche. Ils ont aussi raté le train des réseaux sociaux. Les leaders sont américains ou chinois. Comment on fait pour ne pas rater le train de l’intelligence artificielle ?
Contre-intuitivement, c’est de faire tout le contraire de ce qu’on est en train de faire. Parce que le monde est en train de s’emballer, parce qu’il y a une accélération et une prolifération technologique, il faut, au contraire, quand on est un petit pays périphérique comme la France, décélérer, arrêter avec les comités théodule.

la France doit faire

Un petit pays périphérique ?

Oui, nous sommes un petit pays périphérique avec des enjeux de souveraineté technologique absolument vertigineux dans un monde qui est en fait aujourd’hui chaotique et de plus en plus conflictuel, et même militarisé.
Donc il faut choisir ses combats, en fait, c’est ce que vous nous dites.
C’est exactement ça.
Le comité interministériel de l’intelligence artificielle générative rend mercredi 13 mars un rapport à Emmanuel Macron.
Il y en a plein, des rapports ! Des guidelines, des rapports, des notes, on en a maintenant des tonnes, littéralement. La question n’est pas de les cumuler et de faire de la communication politique, c’est de s’arrêter deux secondes et de se demander où va-t-on. Qu’est-ce qu’est la France dans 40-50 ans ? Si vous posez la question à des Russes, à des Chinois, à des Américains, à des Turcs, à des Israéliens, ils le savent. Si vous posez la question à un Français, on ne sait pas.
Vous avez parlé de Mistral AI qui est le champion français actuellement. Arthur Mensch, l’un des fondateurs, était tout récemment l’invité de franceinfo. Vous parliez de la vitesse, lui aussi, il en parle. Arthur Mensch estime que Mistral a démontré qu’il peut « aller très vite » et que « Mistral fait partie des grands fournisseurs ».
Le cas de Mistral est très intéressant, c’est un cas d’école : tout d’un coup, il y a eu un discours sur Mistral qui était celui de la souveraineté : on va avoir un champion français qui va développer l’alternative à ChatGPT et à OpenAI. Et qu’est-ce qu’on observe depuis la semaine dernière ? L’annonce d’un partenariat exclusif avec Microsoft . C’est vraiment de la concurrence pure et dure. Mais ça pose une question fondamentale, qui n’est pas celle de la souveraineté, mais sur le fait que cela va être très difficile pour un pays comme la France. On a perdu tout un pan de la chaîne de valeur de l’intelligence artificielle. Et ce qu’on observe, c’est que les géants technologiques américains, Microsoft en l’occurrence, se posent comme une infrastructure-socle à partir de laquelle se déploie tout le reste, y compris des solutions dites souveraines.
Ce qui est en train de se passer, quand par exemple Mistral noue un partenariat avec Microsoft, c’est que tout ce qui commence à être développé en France va partir aux États-Unis ? C’est le risque ?
Ce n’est pas un risque, c’est une réalité. Et dès l’instant où on pose cette hypothèse de départ, alors oui elle fait mal. Mais si on arrive à se faire mal, à poser le bon diagnostic pour proposer la bonne médication, faisons-nous mal et essayons de comprendre. Essayons de trouver de nouvelles formes de gouvernance, de nouvelles formes d’articulation transatlantique, puisque visiblement, nous n’arrivons pas à faire sans les géants technologiques qui sont aujourd’hui des points nodaux : littéralement, vous ne pouvez pas les éviter. Et Mistral, c’est le cas d’école. Il faut arrêter avec la pensée magique et se poser la question de savoir comment est-ce qu’on travaille avec eux.
Le rapport du comité interministériel de l’intelligence artificielle générative dit qu’il faut former 60 000 personnes par an, alors qu’actuellement, c’est 10 000.
C’est la guerre des talents. Oui, il faut former beaucoup, donner énormément à la recherche et surtout à l’école. Cela commence bien avant les chercheurs, ça commence dès le départ avec une refondation de l’ensemble de la chaîne éducative. Mais en même temps, ce qui est ultra schizophrène et contradictoire, c’est qu’on vide l’État social. Et surtout, on a du saupoudrage. Le ministère des Armées vient d’annoncer encore une autre agence autour de l’intelligence artificielle pour les armées. C’est très intéressant en soi, et il le faut. Il faut absolument qu’on acte la fusion civil-militaire, parce qu’en fait, c’est la recette du succès. C’est la recette américaine, c’est la recette chinoise. Mais en fait, le système d’innovation national français est illisible. Et quand on le dit, on nous répond : oui, mais en fait, il faut absolument que ça essaime, c’est l’innovation, ça va sortir du terrain, etc. Mais non. Si vous ne fléchez pas, si vous ne savez pas où vous allez, ce n’est pas de l’essaimage, c’est du bazar.